La
parole en prison.
Asli Erdoğan

Photo reproduite d’après le site de Poésie
Danger
Les droits humains (on ne dit
plus « les droits de l’homme » : le dogme de l’égalité
des sexes empêche désormais que l’« homme » inclue la
« femme », et le mot ambigène pour les désigner en tant qu’espèce
n’existe pas... mais ne doutons pas que les teneurs de la théorie des
genres l’inventeront un jour !) ces droits en tout cas n’intéressent
plus de nos jours que pour s’éventer avec à la fin de quelque discours de
circonstance. Les réflexes totalitaires regagnent du terrain, l’histoire
revient à ses mauvaises habitudes, une fois calmés les effets des grands
vents de liberté qui ont balayé l’Europe de l’Est à la fin des années ’80,
l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, au début de la 2ème
décennie de ce siècle. Les opposants pourrissent dans les geôles ou se font
exécutés sur les lieux publics – un pont en plein centre ville, les marches
d’un tribunal, le parvis d’une église… Mais tout cela ne suscite que peu
d’intérêt dans les opinions publiques, et de tels événements sont à peine
signalés par les grands médias. Car si la terreur est utile – les sociétés
civiles sont ainsi tenues en laisse par la peur du terrorisme et le
mensonge sur la sécurité – la répression de la liberté d’opinion est une
arme à double tranchant, et il vaut mieux ne pas trop l’évoquer : cela
rappelle, justement, la liberté d’opinion… pas très utile aux
dirigeants de nos jours.
Nous, écrivains, avons le
devoir de mettre la lumière sur ces prisonniers et martyrs d’opinion, qui
sont en fait, des héros du Verbe. Ce sont des poètes, des romanciers des
journalistes, des diseurs de vérité. Le monde n’aime pas la vérité, et
persécute les esprits libres qui non seulement la cherchent, mais la
proclament au grand jour.
Je tiens à reproduire ici,
comme un exemple, quelques textes de l’écrivaine turque Asli Erdoğan,
emprisonnée depuis le 16 août 2016 dans le cadre des purges massives de
journalistes, fonctionnaires, enseignants, lancées après le putsch de
juillet : elle est mise en accusation pour… « participation
à une organisation terroriste ». Les purges par métiers entiers, et la
rhétorique du terrorisme d’état qui inverse les rôles, expliquent
bien pourquoi Erdogan s’est rapproché de Poutine,
son vieux rival : les deux dictateurs, actuels maîtres du jeu en
Syrie, devant lesquels les grandes démocraties s’avèrent impuissantes à ce
jour, partagent le grand enseignement de Staline…
Que ces mots à elle, l’écrivaine derrière les
barreaux, rappellent à chacun de nous combien la liberté de parole est
précieuse, alors même qu’elle n’ouvre pas les prisons.

Un
procès kafkaïen
« En ce moment, plus de
130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois,
170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre
gouvernement actuel veut monopoliser la “vérité” et la “réalité”, et
toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est
réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de
garde-à-vue (jusqu’à 30 jours)… Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que
j’étais une des conseillères d’Ozgür Gündem, “journal kurde”. Malgré le fait que les conseillères
n’ont aucune responsabilité sur le journal, selon l’article n°11 de la
Loi de la presse qui le notifie clairement, je n’ai pas été emmenée
encore devant un tribunal qui écoutera mon histoire.
Dans ce procès kafkaïen, Necmiye Alpay, scientifique
linguiste de 70 ans, a été également arrêtée avec moi, et jugée pour
terrorisme. Cette lettre est un appel d’urgence ! La situation est très
grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que le
régime totalitaire en Turquie, s’étendra inévitablement, également sur
toute l’Europe. L’Europe est actuellement focalisée sur la “crise de
réfugiés” et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition
de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, auteurs, journalistes,
Kurdes, Alévis, et bien sûr les femmes - payons le prix lourd de la
“crise de démocratie”. L’Europe doit prendre ses responsabilités, en
revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de
sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe” : la démocratie, les
droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…
Nous avons besoin de votre soutien et de
solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour
nous, jusqu’à maintenant. Cordialement.
Aslı
Erdoğan, le 1er novembre 2016. Prison Bakırköy Cezaevi, C-9, Istanbul »
(Traduit du turc par le site Kedistan)
L’exil le plus terrible
« J’étais une enfant très solitaire qui
n’allait pas facilement vers les autres. Très jeune j’ai commencé à lire,
sans avoir l’intention d’en faire mon métier. Je passais des journées
entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. (…)
Rio n’est pas une ville facile à vivre pour les
migrants. J’ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à
l’écriture. Mais ce n’est qu’à mon retour en Turquie que j’ai écrit
"La Ville dont la cape est rouge", dont l’intrigue se passe à
Rio. L’héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l’enfer de la
ville brésilienne. J’étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en
Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j’écris. Vingt ans plus tard,
aujourd’hui, je me sens toujours comme une sans-abri. (…)
Chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde
sait bien que je suis devenue l’écrivaine turque la plus populaire. Tout
le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C’est sans doute
cela, aujourd’hui, l’exil le plus terrible. »
(Texte lu en septembre 2016, lors d’une
émission de France Culture consacrée à Asli Erdogan.
Retranscription due à Tieri Briet. Mise en ligne le 15 novembre 2016 sur le site Œuvres ouvertes).
J’écris la vie
« Si l’on
veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la
peau... Les mots ne parlent qu’avec les autres mots. Prenez un V, un I et
un E et vous écrivez Vie. À condition de ne pas vous tromper dans l’ordre
des lettres, de ne pas, comme dans la légende, laisser tomber une lettre
et tuer l’argile vivante. J’écris la vie pour ceux qui peuvent la
cueillir dans un souffle, dans un soupir. Comme on cueille un fruit sur
la branche, comme on arrache une racine. Il te reste le murmure que tu
perçois en plaçant contre ton oreille un coquillage vide. La vie :
mot qui s’insinue dans ta moelle et dans tes os, murmure évoquant la
douleur, son qu’emplissent les océans. »
(Extrait du roman Le bâtiment de pierre, Actes Sud, 2013)
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Photos et textes reproduits d’après le
site de Poésie
Danger où notre ami le poète André Chenet a lancé une importante
mobilisation en faveur de l’écrivaine turque.
Pour connaître son œuvre publiée en
France : le site des éditions
Actes Sud.
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Dernière
heure (source : la page FB de la poète
Claudine Bertrand) : la mobilisation
internationale (200 écrivains et journalistes du monde entier venus
protester devant le tribunal d’Istanbul contre ce procès inique, le jour
de la 1ère audience, le mercredi 29 décembre) a finalement
payé : la romancière Asli Erdogan, ainsi
que la linguiste Necmiye Alpay, emprisonnée dans la même cellule, ont été
provisoirement libérées, le jour même. Mais le procès continue et la
menace d’une sentence d’incarcération à perpétuité pèse toujours sur
elles. Lire le récit de l’audience sur le site LesInrocks.
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recherche Dana
Shishmanian
janvier 2017
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