Une sacrée rencontre
Un peu sur
le tard, j’ai eu très envie de peindre. De peindre des tableaux.
Pas d’apprendre à dessiner. Au cours d’une petite bouffée
délirante, à soixante trois ans, j’avais eu
précédemment une sorte de révélation.
pourquoi, m’étais-je dit, pourquoi ne pas me risquer dans cette
aventure, qui, j’en suis certaine, est très simple ?
Réfléchis, ma bonne Deudeu, si tu désires faire
une feuille verte, tu dessines une feuille et tu la peins en vert.
Munie de ce léger bagage technique, je me suis lancée
à fond dans la barbouille.
Assez ingrats furent les premiers mois. D’autant qu’avec l’enthousiasme
des néophytes, mes premières oeuvrettes m’ont
semblé assez intéressantes. Je les imposais le soir
à ma famille compatissante mais lucide, sur la cheminée
du salon ou sur une chaise. Pas question d’y échapper. Je ne me
contentais malheureusement pas de projets modestes. Les vernis, les
épaississeurs, les reliefs, les grattages, j’ai tout
essayé, au couteau, à l’éponge, à la
brosse. J’oubliais de temps en temps de faire le déjeuner des
enfants et la maison puait en permanence l’essence de
térébenthine et l’huile de lin. Je trouvais ces odeurs
délicieuses et personne ne se permettait la moindre
réflexion.
Un couple d’amis animait une fois par mois une association de peintres
du dimanche et m’ont invitée à leur rendre visite en
apportant une toile ou deux sous mon bras pour les soumettre à
l’appréciation amicale de leurs camarades.
Je ne le savais pas, mais le goût d’une petite assemblée
comme celle là est d’un académisme pur et dur. On
m’aurait peut être pardonné les sujets extravagants de mes
toiles mais l’absence complète de savoir peindre, l’indigence de
la technique, le cochonnage généralisé des
couleurs ont collés les petits associés sur leurs
sièges de stupéfaction et d’horreur. Comme disent les
potaches: [on aurait entendu violer une mouche.] J’étais assez
satisfaite. N’étant pas familière de ce genre de
prestation, j’ai pensé : j’intéresse. Ils
réfléchissent avant de donner leur avis. . Et de
même que leur peinture est correcte, proprette, leur comportement
fut poli et sans aspérités. Et je suis revenue
ponctuellement pendant un an. J’étais tellement démunie
que leurs conseils m’ont rendu beaucoup de services Des services en
creux. A les fréquenter j’ai mieux compris ce que je ne voulais
pas faire. J’étais du coté de ceux qui pensent que la
peinture n’est plus faite pour faire joli au-dessus du canapé de
Tante Agathe mais pour envoyer un bon petit coup de poing dans la
gueule de ceux qui regardent. Sans oublier les tableaux qui font rire,
ceux qui dénoncent, ceux qui provoquent, et même ceux qui
révulsent, ces derniers à dose homéopathique car
il ne faut pas tuer du premier coup des acheteurs éventuels.
Mais, je n’en étais pas là !
Bénédicte venait depuis plusieurs années à
« l’association », mais je ne l’ai pas remarquée
tout de suite. Elle était jeune, brune, discrète, jolie
au milieu d’une poignée de vieux crabes, j’aurai du la voir plus
vite. Je ne le savais pas encore, mais elle avait deux enfants en bas
âge et trouvait difficilement un peu de temps pour la peinture.
Bref, elle apporte un jour quelques toiles.
Le sujet : des antillais de
tous âges, devant lieux cabanes modestes, occupés à
des tâches quotidiennes, la toilette des enfants, les jeux de
cartes, les p’tits punchs, les jouets, tout un petit monde charmant,
coloré, aux vêtements éclatants. Les femmes sont
appétissantes, rondes, généreuses, gracieuses dans
leurs rondeurs. J’ai eu l’occasion de lui dire depuis: ce jour-là les larmes me sont montées aux yeux et quand la
peinture vous fait cet effet là, vous ne savez même pas si le
tableau est bien ou mal peint, vous vous en foutez complètement,
c’est un bonheur total.
Le mois suivant, j’étais bien décidée à lui
parler, mais je l’ai fait d’une façon grotesque. Je lui ai dit
que j’avais beaucoup aimé ses peintures, et que j’avais cru
remarquer qu’elle ne détestait pas tout à fait les miens.
Est-ce que j’ai pu dire des choses pareilles ? Et ensuite, je lui ai
dit : [si un jour vous voulez échanger quelque chose avec
moi, je suis complètement d’accord.] Elle m’a
répondu très posément qu’elle trouvait assez
rigolo ce que je faisais et nous en sommes restées là
pour ce jour. Les mois suivants, j’ai pris conscience de la
perfection de son travail, du dessin vivant d’où
procédait l’émotion de ces scenettes de la vie ordinaire.
Elle, de son coté, a été touchée je crois
de mon admiration et elle a regardé mon travail avec beaucoup
d’attention. Et un jour, elle m’a dit-peut-être pas exactement
comme ça, mais qu’importe- elle m’a dit : [C’est dommage
que tu peignes comme un cochon, car tes idées sont très
marrantes. Tu devrais m’apporter une toile, et je te montrerai ce qu’on
peut en faire. Ça m’amuserait.] J’étais ravie. Je
lui ai donné un paradis terrestre qui n’était pas
piqué des vers, comme on dit chez moi, et j’ai attendu.
Je ne me séparerai jamais de ce tableau. Et pourtant
nous en avons fait ensemble de beaucoup plus beaux. Mais celui-là, quand je l’ai vu chez elle, sur une chaise,
transfiguré et pourtant complètement respectueux de mon
travail, j’ai été ébahie.
Vous me direz : [mais elle, qu’est ce que ça lui
apportait ? ] Quelque chose d’important que je vais sans doute
mal exprimer. Comme les autres études, les études
artistiques vous façonnent selon un moule un peu
étriqué. Celui qui apprend à faire des nus
à l’école des beaux-arts dessinera malgré lui
selon des canons inchangés depuis des siècles, jamais un
popotin un peu lourd ou des épaules un peu chétives. Le
dessin du corps incline vers un académisme et tout le [vivant] du corps disparaît. Brancusi disait des nus
tels qu’on les pratique à l’école : [c’est du
cadavre.] Bénédicte savait très bien tout
ça, et dans ses tableaux antillais, elle cherchait cette vie
dans tous les détails. Ici, des pieds d’enfants un peu patauds.
Une cambrure de reins presque exagérée, là des
couettes volumineuses et drôles, des robes
décolletées à l’excès. Et tout cela sans
ironie, sans moquerie. Juste ce qu’il faut de tendresse pour ce peuple
de soleil.
A ma manière, toute différente, par mon
incompétence, je lui apportais quelque chose de cet ordre: des
personnages mal foutus, des visages en patates bouillies, des
drôles de vêtements, des personnages toujours un peu trop
grands qui occupent toute la toile ; bref, des défauts qui
peuvent être très intéressants, qui peuvent
apporter de la vie et de la drôlerie à une composition.
Le sujet de notre premier tableau commun, Adam et Eve, était
d’une très grande banalité. Nous ne voulions pas en
rester là. Chacune de notre coté dans un premier temps,
puis ensemble très rapidement, nous avons été
d’accord sur quelques points : faire une peinture gaie, voire folle,
très colorée, narrative.
Nous voulons raconter notre époque un peu dingue, et, nous avons
au fil des mois, trouvé une inspiration très marrante en
regardant vivre nos contemporains. Avec des couleurs intenses et un peu
d’humour, nous nous sommes lancées dans l’aventure. Autrefois,
les peintres racontaient aussi leur époque, par exemple des
familles bien convenables dans des salons tranquilles. Mais il nous
semblait qu’aujourd’hui, les familles pouvaient être, par
exemple, [La Famille Decathlon] vêtue de
vêtements sports et de gros baskets posant dans leur petit jardin
avec le Toutou minuscule sur l’épaule du père de famille
baraqué, et à coté de lui, madame, moulée
dans un futal en lycra, le cheveu blond bien choucrouté, et les
deux gamines en Nafnaf ou en Tati, lourdes chaussures à semelles
très, très compensées. Mais une autre famille
pouvait s’imaginer tout aussi bien, [Les pognons sur rue]
carnassier et satisfait, une bouteille de Champagne à la main,
cigare, lourds bijoux en or pour madame, les gamins grimpés sur
leurs rollers, l’adolescente portant sur le monde un regard
méprisant et imbécile. Nous avons aimé et peint,
les modèles nus portraiturant des peintres habillés. Et
aussi, une mariée bien rebondie qui portait son petit mari rose
et intimidé dans ses bras, une doudou pulpeuse qui portait son
mari basculé par-dessus son épaule et marchait à
grands pas comme s’il était léger comme une plume. Et
aussi, une déesse de la Renommée soufflant dans une belle
trompette en or, avec, sur ses genoux, un petit peintre très
content de lui et de ses propres tableaux qui sont autant d’auto-portraits flatteurs.
Si vous saviez comme on a ri! Chaque tableau
nous dédommageait de la petitesse et de la sottise de notre
époque. Mais, comme chaque peinture rendait hommage aux
amoureux, aux petits enfants, à ceux qui dansent et à
ceux qui rient, dans une végétation exubérante,
l’ensemble nous semblait ironique sans méchanceté, et
c’est exactement ce que nous voulions.
Après, nous avons continué comme ça. Nous ne nous
voyons pas très souvent, ce qui étonne beaucoup les gens qui ne
nous connaissent pas. Mais, chacune de notre coté, nous pensons
sans cesse à nos projets. Quand Bénédicte se
laisse entraîner dans les magasins par sa mère, au lieu de
regarder les robes, elles regarde les femmes qui choisissent ces robes,
et elle revient avec un dessin dans l’esprit. Quand nous avons des
difficultés techniques, voire matérielles, nous en
discutons et nous décidons ensemble. Pour les achats, dont je me
charge souvent nous répartissons nos frais en trois secondes,
sans jamais aucune facture, ni aucun papier. Nous fonctionnons à
la confiance. Nous avons eu deux belles occasions d’exposer :
près de chez nous en l’an deux mille. Nous avons eu les honneurs
de la presse, la reconnaissance de certains bons peintres de la
région, et un reportage sur FR3 dont nous ne sommes pas peu
fières. Ensuite nous avons exposé sept grandes toiles au
musée d’art brut de la halle St-Pierre pendant Juillet et
Août... tout ceci se passait vers l'année 2000 et depuis,
chacune de nous a repris sa vie et sa peinture personnelle...
Aglaé
***
Une sacrée rencontre par Aglaé
pour francopolis avril 2010
recherche Liette Clochelune
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