« L’ÉVIDENCE » :
billet
d’humeur de Christian Erwin Andersen
J'observe beaucoup mes contemporains. Cela
m'évite le théâtre... Mais quel cinéma
!
J’ vous dis pas. J'explique. En quelques phrases.
Avez-vous
remarqué qu'il n'y a qu'une chose que l'homme,
obstinément, ne veut pas voir : c'est les évidences.
Ça saute aux yeux. Que l'une d'elles se présente, il
secoue la tête et se met en fureur. Il dit : non, non et non,
l'homme. Il ne veut rien savoir. Il doit avoir lu Daumal, pas Camus.
De toute façon,
bien qu'il s'en défende, c'est à Jiji Cri qu'il carbure
et là c'est mal barré. Un de mes amis, qui est alcoolo me
l'a confirmé : il paraît que c'est une maladie, on s'en
sort difficilement. On ne peut même pas leur en vouloir. De toute
façon, a-t-il ajouté, c'est les autres qui souffrent.
Il a vu - et souffert -
l'Inquisition. Il en a senti les odeurs de chair brûlée.
Mais il n'a jamais cessé, et jusqu'à écoeurement,
de déguster l'hostie du Pape. Il aime qu'on lui donne du
goupillon l'animal. On a beau lui dire que l'on est entré dans
l'ère postchrétienne. Il feint de ne pas comprendre. Il
ne se sent pas concerné. L'ère post quoi ? Serait-ce que,
l'admettant, il se sentirait contraint de faire quelque chose ? Ou,
perversion suprême, est-ce parce qu'au fond il a une âme
d'esclave et que sa vraie nature est d'en baver? Bref. De toute
façon, la bave du crapaud n'atteint pas les étoiles...
Auschwitz ? Il s'en est
rincé l'oeil. Même, il en redemande. Pour y faire de la
savonnette arabe ou tzigane. Mais il n'est pas raciste. Bien sûr
que non. Simplement, il nourrit la bête, la sienne, une belle
bête, qui est au chaud, dans son ventre. Il ne peut quand
même pas cogner sa femme tous les jours. Faut pas
exagérer, voyons !
Autre exemple de sa
mauvaise foi - ah la foi - la pollution ? Ne lui demandez pas de
consommer moins : lui sa bagnole elle roule comme celle du curé,
à la foi aussi, à l'eau souvent, même pas
bénite, par souci d'économie. Non, lui il trie ses
plastics, ses verres, ses cartons, les siens...
C'est les autres qui
polluent. Et j'en passe. Pas envie de recopier l'annuaire
téléphonique pour que vous puissiez les appeler et leur
passer un cigare : puisque c'est forcément pas eux qui polluent,
c'est vous. Et c'est vrai. Vous !
Et encore, je fais
attention à ce que je dis? Je pèse mes mots : un sale
type, l'homme. Un fieffé hypocrite. Un salaud. Pour tout dire,
je ne l'aime pas. C'est simple : je suis un antihumaniste moi. Mais qui
se retient. Vous devez la sentir d'ailleurs, ma retenue.
Car je ne voudrais pas avoir à le
combattre, l'homme : c'est un vicieux. Les coups fourrés, il
connaît. Un mec dangereux, je vous dis. Je n'aimerais pas que
l'on me retrouve raide, étouffé, un matin, dans la ruelle
derrière l'église, ou la mosquée, ou
derrière n'importe quel temple, avec une bible, un coran, ou le
Popol Vuh, ou l'Avesta, ou le Yi King, un Simenon ou même les
aventures de Tintin, voire tout à la fois, enfoncés dans
la gorge. Vous ne vous en doutiez pas ? Et bien si ! J'ai peur aussi,
moi, parfois.
Et j'en rajoute. Parce
que, s'il ne veut pas voir en face les seules choses qui vaillent, les
très rares et précaires "évidences" qui se
comptent sur les doigts d'une main, c'est qu'il préfère
croire, l'homme. C'est plus confortable. C'est qu'il sait, le
futé, que son hominienne espèce elle ne va pas rigoler
longtemps encore. Que les carottes sont cuites.
Il sait cela, parce
qu'il va à l'école l'homme, maintenant et il n'ignore pas
que son espèce, en naissant, était appelée
à périr. Il sait qu’elle périra, quoi qu'il fasse.
Et que comme tout ce qui ne doit la vie qu'à la mort, tout, elle
a entrepris de mourir, sur le champ, illico presto, l'espèce,
à l'état embryonnaire déjà. En quelque
sorte elle se réalise par régression, auto
dégénérescence, l'espèce. Dans tout nouveau
né il y a du cadavre, is it not ? C'est son destin à
l'espèce, le seul et unique sens que l'on puisse lui
prêter pour autant qu'il faille lui en trouver un.
Et alors ça lui fout le tournis
à mon compagnon de pré carré. Je vois bien qu'il
broute. Mais il ne digère pas. Ça le travaille, comme on
dit. Il se fait du mouron. Je le sens irrité et prêt
à tout casser.
Je me méfie car au lieu d'en tirer
la plus grande félicité de ce constat (puisqu'il n'y a plus de soucis à se faire pour
l'avenir, allons-y, jouissons plein tube et éprouvettes)
ça lui met les chocottes à mon soi-disant frère
humain.
Il voudrait bien jouir
mais il n'ose pas. Il a peur que sa voisine le voie ou l'entende. Ca ne
se fait pas. C'est mal vu. Alors, à la carte, en fin gourmet,
avec raffinement, il souffre de l'estomac, de l'automobile, du
portefeuille, de sa femme, de sa maîtresse, de ses enfants.
Il souffre surtout
beaucoup de ce qu'il n'a pas. De frustration comme on dit. Il souffre
de tout ce qui peut le faire souffrir, à satiété,
goulûment quasi. Le Galiléen, hanemanien avant l'heure,
lui a enseigné que le meilleur remède à la douleur
c'est la souffrance. Il a envie de se flinguer. Souvent. Ça lui
vient sans crier gare. On peut s'attendre à tout.
De surcroît,
poussé par le désespoir, il est devenu inventif
confirmant ainsi que l'angoisse est la clé du progrès :
il a assassiné les dieux qui voulaient qu'il danse "comme dans la folie des bals musette et
que son envers soit son véritable endroit" (dixit Artaud,
de mémoire) il a inventé la maladie et les prêtres
(la dot et l'antidote), la médecine qui a réduit son
corps à une fédération mal ficelée d'organes
Même les frileuses étoiles,
dans la plus froide des nuits, en rient . Et j'en ris avec elles. Nous
nous comprenons. Je ris souvent. Notamment en travaillant. J'ai ri cent
fois en écrivant ceci. "Frères
humains qui après nous vivez, N'ayez les coeurs contre nous
endurcis" ... (L'épitaphe Villon) -
Décidément vous saurez tout.
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