DEUX
LARMES ET UN SOURIRE
par Jean-Marc La
Frenière
Il n’y a pas de tout dans les
supermarchés. On y perd son âme. Je pousse mon carrosse
pour rassembler mon corps découpé en morceaux. Je me
cherche en criant mais l’on n’entend que le grincement des roues. Que
voulez-vous que je fasse avec une paire de mains gauches, une
échine en plastique, un œil de verre, une épaule sans
cou, des paupières cousues de cils. Je marche avec des pattes de
chaise. Une femme me suit, sans corps elle aussi, sauf deux jambes de
coton. Elle ne tient plus debout. On lui fixe un tuteur comme une fleur
fanée. À l’étalage des bras, le mien n’est plus
qu’un informe moignon. J’ai retrouvé une jambe et quelques pas
plus loin un grand pied de céleri auquel manque le cœur. Je
zigzague entre les allées avec l’espoir de ne pas être
écrasé. Il ne me reste que des doigts rongés
jusqu’à l’os. J’ai perdu le reste sur une chaîne de
montage. On m’avait dit, plus jeune, que je n’avais pas de tête.
C’est donc vrai. Mes yeux ont disparus dans un bouillon de soupe. Je
devrai me contenter de lunettes à rabais, avec un verre qui
louche et l’autre qui voit rouge. On m’offre des oreilles en forme de
chou fleur. Mon pied est dans une autre allée, ma cervelle
perdue parmi les magazines. Je dois courir sans genoux. On me pousse.
On me montre du doigt le nez que je n’ai plus. Un gardien m’interpelle
: «Faites la file, monsieur» mais j’ai perdu le fil. Pris
de remords, je me recompose un visage. À la caisse, on me taxera
chaque ride, deux larmes et un sourire.
19 mars 2007
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