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LIBERTÉ   LIBERTÉ


PAUL. Vous savez que je suis un homme libre, moi !

GEORGES. Tiens, pourquoi diable me dites-vous cela ?

PAUL. Parce qu’il y a des jours où dire ces choses-là fait du bien !

GEORGES. Vous croyez cela ?

PAUL. Tout à fait ! Tenez, pas plus tard que ce matin, vous savez que le matin, je sors assez tôt de chez moi, oui, c’est une question d’hygiène de vie, donc je passe devant mon libraire, j’entre, je le salue, nous échangeons deux mots sur le temps qu’il fait, je mets la main à ma poche pour prendre ma monnaie tout en me disant : « Quel journal vais-je donc acheter aujourd’hui ?… »

GEORGES. Parce que vous, – tiens comme c’est bizarre - vous ne savez pas quel journal vous allez acheter le matin, serait-ce jamais le même, mon ami ?

PAUL. Vous avez mis le doigt sur la signification profonde de la liberté, eh bien non, cher ami, tous les matins que Dieu fait, 

GEORGES. Laissez Dieu tranquille dans cette affaire…

PAUL. Bon, si cela vous plaît, donc, chaque matin, j’ignore quel journal je vais acheter et par voie de conséquence quel journal je vais lire. Ce n’est jamais les mêmes deux fois de suite… C’est pas de la liberté peut-être ce geste simple, mais il est pourtant lourd de signification, hein ?

GEORGES. J’avoue, je reconnais bien là votre façon de penser toute emprunte de liberté, liberté de choisir tel ou tel quotidien.

PAUL. Ou mieux encore certains jours il m’arrive de passer devant la boutique et de me poser la question fondamentale :« Vais-je acheter aujourd’hui un journal ou vais-je me contenter de relire celui d’hier ?  »

GEORGES. Quelle audace ! Comment faites-vous pour triturer ainsi votre mental chaque matin quand il serait si simple, la mine débonnaire, d’entrer dans la boutique, de saluer le vendeur, de blaguer avec lui une ou deux minutes pendant qu’il vous préparerait votre quotidien habituel, le placerait discrètement sur le comptoir près de la plaque en verre où il rend la monnaie aux clients. Et vous, distraitement, vous ramasseriez vos pièces tout en pliant en deux votre journal, une dernière parole bienveillante à son égard et la tête fière vous quitteriez le magasin avec sous le bras le journal, toujours le même, que vous liriez une fois rendu chez vous, assis à la même place à la table de la salle à manger pendant que madame passerait l’aspirateur dans les chambres, comme chaque matin à la même heure…

PAUL. Eh bien non ! C’est là toute la différence entre un homme de liberté et un autre de routine, agissant comme mû par une horloge que rien peut-être même pas un tremblement de terre ne ferait changer d’un iota ses chères habitudes.

GEORGES. Un tremblement de terre, comme vous y allez, mon ami…

PAUL. Oh vous savez, j’exagère à peine.

GEORGES. Donc, si j’ai bien compris, vous affirmez votre liberté à travers l’achat d’un journal !

PAUL. Pas seulement, mon ami, au bistrot, tenez, rappelez-vous l’autre jour, avec votre amabilité coutumière vous m’aviez gentiment invité au café boire quelque chose, vous vous rappelez ?

GEORGES. Tout à fait !

PAUL. Eh bien, souvenez-vous…Vous avez dit : « Garçon, comme d’habitude ! » et le garçon, vous connaissant suffisamment, vous a servi un Ricard. Et moi, pendant ce temps, je m’interrogeais : « Que vais-je donc prendre ? Un vin cuit, un porto, une Suze, » Tout mon système basé sur le principe de Liberté était mis en émoi, comme titillé, vous comprenez cela ?…

GEORGES. Bien sûr ! Mais moi pendant tout ce temps, j’avais presque fini de siroter mon Ricard, pas complètement, car par politesse, je tenais à vous attendre, bien que cela finissait pas me coûter, croyez-moi, mon cher ami, d’autant que je n’aime pas attendre pour boire pas plus d’ailleurs pour manger…

PAUL. Oui, mais la liberté a un prix.

GEORGES. Et pour finir, je ne sais plus ce que vous avez choisi, ce dont je me souviens, c’est que pour vous accompagner, j’ai commandé au garçon un deuxième verre… En fait, je me rends compte que les gens qui choisissent entre plusieurs propositions, par souci de liberté, sont d’une extrême lenteur… Les trains partent qu’ils sont encore sur le quai à se demander s’ils doivent ou pas prendre le train ou bien choisir l’avion…

PAUL. Ne vous moquez pas !

GEORGES. En fait, ce que vous appelez liberté, c’est surtout de l’hésitation, ce que j’appellerais avant toute chose : du « pesage » voire « du sous-pesage » des choses… Non ?

PAUL. Pas du tout, c’est vous qui dites cela. À  première vue, peut-être, pour un esprit non-averti, quelqu’un qui ne voit que la superficialité des choses, mais pour un esprit profond, d’un simple regard, il voit, il comprend qu’il a ici affaire à un esprit fondu dans le moule de la liberté individuelle. Et puis, je vais vous dire, quand on a commencé à prendre cette habitude, on garde à vie cette attitude de faire jouer son choix : Ai-je vraiment besoin d’acheter ce livre sur la vie de Napoléon Ier – je dis Napoléon, comme je dirais un autre personnage – quand je sais pertinemment que ma bibliothèque regorge de livre sur l’Empereur au point que ma femme pas plus tard que la semaine dernière me faisait la réflexion : « Tu devrais en donner quelques-uns à la bibliothèque municipale…» Vous voyez que cela sert de cultiver son sens de la liberté…

GEORGES. Je vois là plutôt, tout bonnement, un goût pour le bon-sens. Moi aussi, il m’arrive d’hésiter devant l’achat d’un objet qui, je sais au fond de moi-même, ne me servira à rien et finira avant la fin du week-end dans un tiroir… 

PAUL. Vous croyez ?

GEORGES. Comme je vous le dis !

PAUL. Ce qui voudrait, que vous et moi…

GEORGES. Nous sommes des hommes libres !

PAUL. Je me disais aussi qu’il devait y avoir une raison profonde, une raison vraie pour que nous soyons amis de la sorte !

GEORGES. C’est cela : notre amour commun que nous avons de la liberté !

PAUL. Oui, c’est certain, mais, pardonnez-moi, je ne voudrais pas vous froissez, mon cher ami, mais avec toutefois un petit supplément de mon côté, un petit plus en quelque sorte, quelque chose de plus systématique, vous me l’accorderez, n’est-ce pas ?

GEORGES. Si cela peut vous satisfaire, j’y consens. Au fond, vous conceptualisez quand moi, tel monsieur Jourdain, j’applique cet esprit de liberté sans trop me poser de questions, tandis que vous, empli de toute la grandeur de ce principe qui est le fondement de notre démocratie, vous devenez une sorte d’apôtre au jour le jour, oui, c’est cela, à mieux vous regarder, vous êtes un exemple à suivre…Tenez, pour vous accompagner sur ce chemin, pas plus tard que demain, chez mon marchand de journaux, j’appliquerai votre méthode, je n’achèterai pas mon quotidien habituel, j’hésiterai un bon moment – c’est le vendeur qui ne va pas comprendre ce qui m’arrive – et tout à fait par hasard, je choisirai un journal que je n’ai jamais lu. Je ferai attention de ne pas pointer ma main vers des journaux espagnols, oui, mon marchand de journaux est espagnol et, de plus, dans le quartier, il y a toute une population d’immigrés espagnols, alors… 

PAUL. Évidemment, la liberté à des limites, il ne faut pas non plus tomber dans l’erreur… 

GEORGES. D’autant que je ne connais pas l’Espagnol !

PAUL. Moi pas davantage ! Mais la liberté peut s’exprimer chez nous sans aller chercher des étrangers…

GEORGES. Je ne vous le fais pas dire ! Ou alors, je verrai cela demain dans mon lit avant de me lever, et si je n’allais pas acheter mon journal, je peux très bien m’en passer, ne serait-ce qu’une journée, j’expliquerai à ma femme qui ne va rien comprendre à tout cela que je n’avais pas de monnaie…

PAUL.. Bien sûr ! La liberté, dans le passé, a fait appel au mensonge, vous le savez bien…

GEORGES. Ou encore mieux, je peux très bien acheter mon journal, mais pas chez mon vendeur habituel. Il doit y avoir, sûrement, un autre marchand dans le quartier. Ça, c’est de la liberté en application, le choix multiple, c’est autre chose que la routine bête et méchante, non ?

PAUL. Tout à fait. Et Marcel, que devient-il, notre ami Marcel ?

GEORGES. Il n’a pas pu venir nous rejoindre, en ce moment il se fait soigner les dents…Mais je sais qu’il ne lit jamais les journaux, lui ! Il prétend qu’ils sont écrits avec la même encre tous les matins et qu’il ne sert à rien de les acheter, il suffit de lire ceux qui traînent sur les bancs publics… Non, lui, il préfère écouter la radio, toujours la même, France-Inter. C’est drôle, il y a un moment, j’avais été chez lui, il m’avait invité à boire le café un samedi après-midi, eh, bien, j’avais remarqué que son poste de radio, je devrais dire son poste de TSF, qui doit dater des années d’après-guerre, un gros poste en ébénisterie et tubes à lampes comme on les faisait à cette époque-là, d’ailleurs, j’avais remarqué que son aiguille était bloquée sur le poste France-Inter. J’avais voulu tourner le bouton, histoire de voir, impossible, la ficelle de transmission était grippée. « Non, non, n’essayez pas, c’est inutile, il est dans cette position depuis le premier jour, mes parents l’avaient acheté le lendemain de la libération de Paris… Et puis à quoi bon changer d‘émetteur, ils disent tous la même chose à des moments différents, c’est la seule différence entre un poste et un autre. Et puis, sur celui-là, il n’y a pas de publicité, c’est toujours ça de gagné !  … ».

PAUL. C’est une façon de voir qui lui ressemble bien. La routine semble avoir remplacé toute idée de liberté. Mais pour revenir à notre discussion, ça me fait plaisir de vous voir réagir ainsi. Je n’aurai pas perdu ma journée en venant à notre rendez-vous, j’ai fait œuvre utile, je vous ai rendu libre !

GEORGES. Je l’étais, mais je ne le savais pas ! Merci mon ami ! Pour ce qui est de l’idée d’aller acheter mon journal chez un autre marchand que le mien, je crois que je vais abandonner cette idée, car je me souviens à présent que la seconde boutique est à l’autre bout du quartier et cela me ferait trop loin pour revenir… 

PAUL. Vous avez raison. Un ami me disait l’autre jour : « La liberté est une drogue douce qu’il faut consommer à petites doses… ».

GEORGES. Oui, surtout à nos âges…




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Michel Ostertag
pour Francopolis avril 2006



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Créé le 1 mars 2002

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