Le train à petite vitesse
Trilogue
GEORGES. Vous connaissez mon amour pour les
voyages en train ?
MARCEL. Bien sûr ! Et même
qu’on trouve cela un peu exagéré…
MARCEL. Moi les trains, plus ils vont vite
et plus je suis content… Car moins j’y suis !
GEORGES. Moi, c’est tout le contraire ! Et
même que je pousse le vice à rechercher les trains qui
mettent le plus de temps pour rejoindre une ville à une autre.
Tenez, par exemple, cela fait une semaine que je fouille tous les
indicateurs de chemin de fer pour trouver le train qui mettrait le plus
de temps pour aller de Paris à Reims, oui, je dois me rendre
à la fin du mois dans cette belle ville royale.
PAUL. Ma foi pardonnez-moi, mais vous me
semblez un peu bizarre, à mes yeux, tout au moins ! Moi qui ne
parle que de Tgv !
GEORGES. L’horreur ! Quel est le plus
merveilleux salon qu’un compartiment de wagon, dites-moi ? Rien.
À quoi alors se dépêcher, j’ai tout mon temps, je
suis retraité, la vie stressante, toujours sur les dents,
à courir pour un oui pour un non est derrière moi… Alors,
j’en profite. Cela m’est complètement égal d’arriver deux
ou trois heures après le Tgv…
PAUL. Quand ce n’est pas quatre ou cinq
heures après…
GEORGES. Et après ! Et après
!! Quelle importance cela peut avoir, dites-moi. J’aime regarder le
paysage qui défile devant mes vitres, j’aime le bruit du train
à lui seul unique, je me souviens de la vapeur, ah ! La machine
à vapeur, quelle nostalgie ! Quelle ambiance cela vous
imprégnait, vous collait à tous les pores de la peau…
PAUL. Avec les escarbilles en prime !
MARCEL. Et le noir de fumée sur le
visage…
GEORGES. Eh bien oui ! Surtout si on aimait
se pencher à la vitre du couloir, le visage dans le vent, les
yeux mi-ouverts, à retenir son souffle, quelle force il fallait
avoir pour résister à la vitesse…
MARCEL. Moi, je faisais ça au
départ des gares, mais dès que le train prenait de la
vitesse, je rentrais, prudent et puis quand votre train croisait un
autre train…
GEORGES. …La déflagration que cela
produisait, je me souviens de cette petite peur qu’on avait à
chaque fois, ce soubresaut qui nous parcourait tout le corps, de la
tête au pied et qui ne durait seulement le temps que les deux
trains mettaient à se croiser…
MARCEL. Seulement quelques secondes.
GEORGES. Et quand on descendait, aux
arrêts de stations, juste le temps d’aller acheter une boisson au
vendeur ambulant…
MARCEL. Et même qu’ils y avaient des
aventureux qui traversaient les voies pour entrer dans le hall
principal acheter la dernière édition de «
France-Soir ». Il fallait faire vite car l’arrêt ne
dépassait jamais plus de trois minutes, sauf, bien sûr,
quand c’était un changement de locomotive ou alors quand on
accrochait et décrochait des wagons pour constituer un train
avec des wagons provenant d’autres destinations…
MARCEL. Alors là, c’était le
remue-ménage complet ! Mais il ne fallait pas descendre pour
autant, j’ai un copain qui a fait ceci : Il a profité des trente
ou quarante-cinq minutes d’attente pour descendre à la gare,
puis notre train est parti dans de longues manœuvres à-travers
les voies ferrées et lui, quand il est ressorti de la gare avec
ses cigarettes et ses journaux, notre train, il était perdu de
vue pour lui.
PAUL. Qu’est-ce qu’il a fait alors ?
MARCEL. Il a dû demander à
l’employé de la gare, montrer son billet, pour nous retrouver
à l’autre bout de la gare, c’était Le Mans, je crois.
PAUL. Ça ne m’étonne pas, car
à l’époque les lignes électrifiées
s’arrêtaient au Mans, après, ils mettaient des locos
à vapeur jusqu’en Bretagne. C’était avant les attentats
du FLB, après, on a pris conscience que la Bretagne existait
dans le paysage français et qu’il était un devoir pour
tous de les intégrer véritablement au sein de la
communauté nationale, comme ils disaient à
l‘époque !
MARCEL. On a fini par mettre le courant
jusqu’au Finistère et construire des autoroutes…
GEORGES. Et puis, le temps de lire, vous ne
parlez pas du temps de lecture offert par toutes ces heures
passées en chemin de fer. Un voyage en train, c’est comme un
livre de voyages que l’on feuilletterait tous ensemble. Un atlas en
vraie grandeur !
MARCEL. Et les mains noires en une seule
fois, il suffisait de descendre du train, s’agripper après la
barre au-dessus des marches pour avoir une bonne couche de noir de
fumée collée à la paume de la main…
PAUL. Sans parler de l’escarbille dans
l’œil qu’on n’arrivait pas à enlever tout seul. On voyait les
couples s’arrêter pour qu’un des deux conjoints trifouille dans
l’œil de l’autre… C’était d’un charme !
MARCEL. Nostalgie, quand tu nous tiens !
PAUL. Autrement dit, mon cher Georges, vous
prônez le temps qui passe sans aucune précipitation, le
temps de vivre, de regarder, de rêver les yeux ouverts, de
rencontrer des gens, de partager les mêmes goûts, en un mot
de prendre son temps…
GEORGES. C’est tout à fait cela !
PAUL. Mais le temps, c’est ce qu’on a de
plus précieux…
MARCEL. Après la santé, tout
de même…
PAUL. C’est vrai, mais le temps, on ne veut
sous aucun prétexte en perdre une miette…
GEORGES. Mais qui vous dit d’en perdre une
miette, tout au contraire, flâner, se balader, c’est aussi
s’enrichir et dans un train, croyez-moi, il y a matière… Il
suffit de regarder le comportement de nos semblables, leur
manière d’exister, tout simplement, de se regarder, de se parler
ou de ne pas se parler entre eux ! C’est édifiant, oh ! Combien
! Vous avez devant vous toute la panoplie du genre humain !
PAUL. Comme vous y allez !
GEORGES. Si vous ne me croyez pas, faites
vous-même l’expérience sociologique de prendre le train un
jour d’abondance et sur une assez longue distance, le temps
nécessaire de mener à bien votre analyse, et vous m’en
direz des nouvelles !
PAUL. Pourquoi pas !
MARCEL. Moi, il y a un mode de voyage qui
me plairait bien, c’est ces petits bateaux qu’on loue sur les canaux
pendant un jour ou plusieurs jours… par exemple, sur le canal du Midi,
j’ai déjà vu cela à la télévision,
ça paraît super !
GEORGES. Là, c’est encore plus lent,
vous voyez bien que je ne suis pas le seul à aimer prendre mon
temps, vous commenciez à me faire douter de ma santé
mentale …
PAUL. Non, il ne faut pas ! Moi-même
et je l’avoue sans aucune honte, j’aime bien faire des
réussites, pour passer le temps, comme on dit.
MARCEL. Au fond, tous nous avons des
moments de détente, de perte de temps, mais on ne veut pas se
l’avouer et encore moins l’avouer aux autres.
PAUL. Il faut bien reconnaître que
les chemins de fer nous ont mis dans le crâne une image de
vitesse et depuis quelques années une image de grande vitesse,
et vous, vous réclamez au Concorde de faire Paris-New-York en
trois jours…
MARCEL. Comme au bon vieux temps des
transatlantiques… On raconte que l’écrivain Pierre Benoît…
GEORGES. L’auteur de « l’Atlantide
», je crois.
MARCEL. Embarquait sur un gros
transatlantique pour le Brésil, il s’enfermait dans une cabine
et n’en sortait pas pendant les quatre semaines que durait le voyage et
une fois arrivé à destination, il gardait la même
cabine pour retourner au port de départ et pendant tout ce
temps, il écrivait du matin au soir son dernier roman … pas beau
ça, voilà, un homme qui savait y faire !
PAUL. Maintenant impossible, totalement
impossible d’en faire autant, d’abord pour trouver un bateau qui fasse
le voyage jusqu’au Brésil et, parmi les avions, je n'en connais
pas qui mettent autant de temps pour ce voyage ! C’est devenue mission
impossible !
GEORGES. Il y a bien les voiliers, les
trimarans, les catamarans, mais je ne vois pas un skippeur en plus du
mal de piloter son bolide qui ait le temps de noircir page sur page
entre deux bourrasques !
PAUL. Donc, une certaine forme de
littérature n’existe plus !
MARCEL. Par la faute de la disparition des
transatlantiques… On ne mesure jamais complètement toutes les
incidences qu’une disparition peut occasionner…
PAUL. Les dégâts
collatéraux, comme ils disent !
GEORGES. Peut-être que Pierre
Benoît a réclamé des dommages et
intérêts à la compagnie maritime…
PAUL. Il aurait pu ! Vous imaginez,
être enfermé dans une cabine de 1e classe, car je suppose
qu’il ne voyageait qu’en 1e classe, pendant deux fois quatre semaines,
sans aucune liaison de toutes sortes avec qui que ce soit, ni
éditeur, ni journaliste, totalement coupé du monde
excepté les billets télégraphiques qui
s’envoyaient, à cette époque et qui étaient d’un
laconisme exemplaire.
MARCEL. Peinard, le Benoît !
GEORGES. Et si sa femme était
plutôt du genre emmerdeur, « quel débarras ! »
devait-il se dire !
MARCEL. On cite aussi l’exemple de
Saint-Exupéry.
PAUL. Mais lui n’écrivait pas dans
son avion, je suppose. Il écrivait chez lui sur son
métier de pilote, c’est pas tout à fait la même
chose…
GEORGES. Et puis dans sa cabine, il
était servi aux doigts et à l’œil…
MARCEL. À l’œil, peut-être pas
!
PAUL. Et encore ! Qui vous dit qu’il ne
passait pas un contrat avec la compagnie maritime, ça lui
faisait de la publicité, à la compagnie, c’était
la CGT, Compagnie Générale Transatlantique, pas la
centrale syndicale, ça pouvait prêter à confusion,
avec les mêmes initiales, mais il ne fallait pas confondre !
MARCEL. Messieurs, une minute d’attention,
nous venons de mettre au point l’invention du siècle : le Ttpv !
PAUL. Le quoi ?
MARCEL. Le Ttpv, c’est-à-dire le
« Train à Toute Petite Vitesse », l’antidote du Tgv !
GEORGES. Voilà une révolution
douce attendue par tout un peuple ! Elle sera un bienfait pour
l’humanité ! Pour revenir sur terre, j’ai appris l’autre jour,
que sur des voies ferrées désaffectées, on louait
des engins un peu bizarres, une sorte de vélo monté sur
un châssis à quatre roues, dont deux roues sont motrices
lesquelles sont reliées par une chaîne à un
pédalier… Il n’y a plus qu’à monter sur la selle et
pédaler. Alors, là, ça doit être un plaisir
immense, vous imaginez au milieu de la campagne, être-là,
seul, au milieu d’une vieille voie ferrée toute rouillée,
envahie d’herbes folles et avancer, à votre vitesse, vous
arrêtant comme bon vous semble…
MARCEL. Oui, mais quand un autre vient
derrière vous et veut vous dépasser, comment cela se
passe, dites-moi ?
GEORGES. Je l’ignore, laissez-moi
rêver, c’est si bon !
PAUL. À vous entendre, on dirait que
tous ces moyens sont faits pour retarder le temps qui passe, retarder
l’inexorable, repousser l’échéance, remettre à
demain…
GEORGES. Ce qui pourrait être fait
après-demain !
MARCEL. C’est peut-être cela le
secret du bonheur ?
PAUL. Ou tout au plus un art de vivre.
GEORGES. C’est déjà pas si
mal…
MARCEL. C’est déjà beaucoup…
dites donc, mon ami, vous avez dû souffrir quand vous
étiez en activité ? Comment faisiez-vous pour faire comme
tout le monde, courir, se dépêcher, être tout le
temps sous pression, répondre à trois trucs
différents à la fois…
GEORGES. Je faisais semblant !
PAUL. Belle réponse !
GEORGES. Mais je me rattrapais les samedis
et dimanches, croyez-moi !
MARCEL. Ces jours-là, on a
l’impression que le temps s’écoule lentement…Surtout quand il
pleut. La pluie avec la dose d’ennui qu’elle apporte avec elle vous
donne une pesanteur dans l’âme qui se traduit par une certaine
lenteur dans les gestes, dans les pieds, principalement. Vous l’aviez
déjà constaté, je suppose.
PAUL. Tout à fait. Et à
l’inverse, les jours de grand soleil, des ailes vous poussent aux
chevilles, vous ne sentez plus votre fatigue de la semaine, pff ! Plus
rien, plus aucune trace, en avant toute !
GEORGES. Et c’est à ces
moments-là que le temps fait des siennes, se croit tout permis,
accélère le mouvement, s’agite des aiguilles et hop ! En
un rien de temps il faut rentrer, « demain, c’est classe !
» préparer les cartables, reprendre le train-train
quotidien, quoi !
MARCEL. Et puis, on oublie de parler du
sommeil, les heures à dormir dans un train ne sont pas du tout
les mêmes que celles passées dans un lit, avouons-le !
GEORGES. Quel bonheur d’être
bercé par le roulis continue du wagon, la musique lancinante du
patam, patam des raccords de rails, ce truc est infaillible, le plus
formidable des somnifères…Le plus insomniaque ne peut y
résister, on devrait créer des systèmes
branchés à son lit qui imiterait le roulis des trains et
le bruit des roues sur les rails.
PAUL. Encore une invention du siècle
!
GEORGES. Le train engendre par
lui-même l’invention, la création, c’est devenu un œuvre
d’Utilité publique. Ah ! Si j’étais devenu riche, je sais
ce que j’aurais fait : j’aurais acheté une grande demeure avec
un immense parc et là…
PAUL. Vous auriez construit un
réseau ferroviaire tout autour…
GEORGES. Avec de vraies locomotives et de
vrais wagons sur lesquels nous serions montés… La gloire !
MARCEL. J’ai vu cela l’autre jour à
la Télé, un type qui a construit lui-même tout un
réseau, les engins sont de grandes tailles,
recroquevillés, les gens montent dessus et se laissent embarquer
comme ça, à-travers son jardin, c’était assez
féerique.
PAUL. Je pense tout à coup à
quelque chose et si nous remettions au goût du jour les
dirigeables, aujourd’hui avec les nouveaux gaz, plus de danger de
rééditer la catastrophe du zeppelin, plus aucun risque
avec des gaz ininflammables et là, la traversée de
l’atlantique nord demanderait au moins une semaine, peut-être
plus…
MARCEL. Dormir dans un silence absolu, vous
imaginez ! Cure remboursée par la Sécu !
PAUL. « Soignez vos insomnies en
allant de Paris à New York, succès garanti ! » Je
vois d’ici le message publicitaire.
MARCEL. Nous sommes d’incorrigibles
rêveurs ! On va nous taxer de vilains réactionnaires, de
passéistes à tout crin, de ceux qui pédalent
à l’envers, qui conduisent en regardant le rétro plus
souvent que la route… À tous ceux-là que dirons-nous ?
GEORGES. Qu’ils nous laissent rêver
et que les années qui nous restent, on veut les passer en
prenant tout notre temps, le temps de regarder, de contempler, de
comprendre aussi…
PAUL. Tout au moins essayer de comprendre…
MARCEL. Et là-dessus, ils feraient
bien de nous imiter, car, il y a des fois, on se demande s’ils
comprennent quelque chose à ce qu’ils font !
Michel Ostertag
pour Francopolis juin 2006
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