Conte de Noël
Les enfants d'Annick
Annick a regardé cent fois la grande pendule du salon, avec son
bateau
naufragé qui tangue de droite à gauche, et de gauche
à
droite, tic tac, tic tac, avec cette odieuse lenteur. Nom d'un chien,
quelle
vilaine idée, d'avoir collé cette reproduction là,
sur
le balancier de la fausse horloge comtoise !
Ce vieux truc en mauvais bois contrecollé, aux aiguilles tordues.
La mémé n'avait jamais été riche, mais tout
de
même ! Ça n'empêche pas d'avoir, sinon du
goût,
du moins de la décence…
Annick pose avec agacement la pile de bols fleuris sur la
petite
table de la cuisine. Ils ont tous de petites oreilles et,
fidèles
à la tradition, s'ornent de personnages en sabots d'un
côté,
du nom de leur propriétaire de l'autre.
Annick, Nolwenn, Gaëlle et Yannick.
Papa est mort en mer voilà déjà un sacré
bout
de foutu temps. Dame, oui, la mer ça ne paie pas toujours.
On peut toujours prier, tiens. J't'en foutrais des chapelets, moi !
La mère essuie ses mains sur son tablier ciré. Elles sont
toutes
gercées. C'est le poisson. Tous les matins, elle le trie. Et les
enfants
doivent se débrouiller tous seuls pour l'école.
Et les voilà qui sont encore restés traîner
après…
C'est qu'il va pas attendre, le chocolat chaud ! Avec la
température
qu'il fait, il envoie de la vapeur dans toute la cuisine, même
qu'il
va mouiller encore le bateau sur la pendule à côté.
Mais des cris se font entendre par les fenêtres. Tout
Languidic
résonne du cri des enfants. Sous la neige,
évènement
rare en décembre, les gosses en kabics arrivent en cavalant.
Pointant
des cagoules, les frimousses se froncent de plaisir en se heurtant
à
la bonne chaleur de l'entrée. Les cartables tombent par terre.
Les
bottes laissent des mares sur le paillasson.Nolwenn, Gaëlle et
Yannick
fourrent leurs petits pieds laineux dans d'énormes chaussons
bariolés.
Trotti-trotta, la petite cuisine paraît soudain noire de monde.
Ca
lape, ça grignote, ça déchiquète… Bouh, ce
qu'il
fait froid dehors !
- Alors, interroge maman Annick, alors, la fête, c'est
bien
à 7 heures ? Est-ce que Pascal a pu se faire remplacer ?
Yannick lève le nez de son bol. Ses lèvres mousseuses
font
la moue, tandis que ses deux sœurs le poussent du coude, chacune de
leur
côté.
-Maman, c'est Yannick qui va faire le paysan, et aussi le korrigan du
début !
-Ah ! Annick reste sans voix. Quelque chose vient de la frapper en
plein
cœur. Elle en tituberait presque. Mais Nolwenn est toute excitée
à
l'idée d'aller applaudir son frère en plus de sa sœur.
- Madame Le Boulch a vu monsieur Guéguan, et il est d'accord.
C'est
Yannick qui danse le mieux. Et puis, il sait déjà son
texte.
Il l'a appris à la récréation avec Gaëlle.-
C'est vrai, Gaëlle ? Ton frère va jouer avec toi ? Mais
toi,
tu fais toujours la vilaine sorcière, avec le masque ?
Annick sent ses mains trembler : " C'est bien. C'est très bien.
Alors, il faut bien se préparer.
Tu as pris un costume, Yannick ?
"Yannick ronchonne :
-J'aime pas les sabots ! J'ai jamais dansé en sabots, moi. Les
aut's,
oui. Y'en a des qu'ont dansé déjà au Fest Noz, et
avec
le Bagad.
- Si Le Boulch a dit c'est bon, c'est bon ! s'étonne la petite
Gaëlle.
Il ne prend pas tout le monde, hein. Et il t'a donné des sabots.
Annick sourit. Elle a les larmes aux yeux.
Ce sera bien la première fois que ses petits joueront dans la
pièce
de Noël. Et ils seront les meilleurs, bien sûr.
Seulement…
Seulement, ce qui l'agace depuis plusieurs jours déjà
risque bien de trouver bientôt sa réponse.
Ce qui la tarabuste, ce qui la met mal à l'aise.
Ce soir, si ça se trouve, ça sera fini.
Ou bien ça sera pire.
Annick s'en veut d'avoir de mauvaises pensées, à trois
jours
de Noël. Elle se fait du mouron pour pas grand chose,
décidément
! Et les lapins, elle allait oublier les lapins ! …
Là-haut, dans les chambres, les gosses font un foin
d'enfer. Pourvu qu'ils ne démolissent pas la baraque !
C'est Yannick, maintenant, qui ne trouve rien de mieux que de
répéter
un Fisel sur le plancher… Avec Nolwenn et Gaëlle dans les chœurs.
-Allez, les bigoudens, faut reposer vot'voix ! La sorcière, tu
le
mets toute seule ton chapeau, ou tu veux de l'aide ? Et l'paysan, il a
tout
c'qu'il faut ?
Elle entend Yannick s'étrangler de rire.
- Oui, maman, j'ai mon biniou !
Nolwenn, elle, n'est pas costumée. Mais elle a mis
son
plus beau pull. Sa classe chantera des gospels. Et elle aura droit
à
son petit solo.
Bizarrement, maman avait aussi ronchonné.
Elle n'a décidément pas l'air d'apprécier ce genre
d'activités !
Pourtant, c'est elle qui a poussé ses enfants à
s'inscrire aux mercredis de l'Amicale Laïque…
Mais qui saura jamais ce qui passe par la tête des mères ?
... Une petite réflexion se fait jour. Mais, zou !
vite
envolée dans la fébrilité des derniers
préparatifs.
Une étincelle si fugitive que Nolwenn ne se rappelle plus du
tout
l'avoir pensée.
Ça y est, c'est l'heure. Tout le monde embarque
à
bord de la petite 4L, dont on est obligé, malgré le
froid,
d'ouvrir la vitre arrière pour laisser passer le bout pointu du
chapeau
de sorcière…
Gaëlle est raide comme la justice, Nolwenn jacasse et
frétille
de joie, Yannick ronchonne sur ses sabots. Annick est sur le qui-vive :
- Yannick, qu'est-ce qui ne va pas ?
- J'aime pas les sabots. Y me vont pas bien. Y sont trop grands.
Elle pousse un ouf ! de soulagement : " Eh bien, t'iras voir Monsieur
Le
Boulch. Il en a plein, des sabots, au premier. Y'aura bien une paire
pour
toi ".
Arrivée. Tout le monde descend. Toutes les familles
sont
déjà là. Les pépés, les
mémés,
les taties, les tontons… Ça scotche, ça ficelle,
ça
coiffe, ça encourage.
Annick n'a pas de famille à amener. Sauf les gosses, bien
sûr. Et c'est une sacrée famille, ah dame oui!
Et v'là le Yannick qui filoche chercher ses sabots. Gaëlle
qui
redresse son chapeau. Nolwenn qui s'éclaircit la voix dans les
lavabos…
Du spectacle, Annick n'a rien vu, rien entendu. Les yeux
rivés sur la salle. Sur la défensive.
Pour rien, puisque, comme d'habitude, tout le monde a repris en chœur
les
vieux succès traditionnels, frappé des mains en cadence
aux
gospels, applaudit à tout rompre à tout.
Alors, quand Yannick est venu saluer, en vieux paysan
breton,
entouré de korrigans hirsutes aux bonnets trempés de
sueur,
elle s'est réveillée.
Puis elle a couru derrière le rideau.
Elle a félicité ses trois enfants.
Elle a embrassé les joues brunes, et caressé
les
cheveux crépus de ses trois enfants...Ah Dame, c'est pas pour
rien
qu'ils s'appellent Yaakaar, les gosses ! Comme le père,
qu'était
un sacré marin.
En wolof, ça veut dire " espoir "…
Sous les grands bras d' Annick, les trois petits, aussi
noirs les uns que les autres, rejoignent fièrement la 4L.
Lauranne
janvier 2006
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