FEUX DE JOIE 2006.
« L’enfant à qui n’ont
pas souri ses parents n’est pas digne ni de la table d’un dieu ni du
lit d’une déesse. » Virgile, 4e
Églogue.
Le
marronnier de Noël.
En jargon journalistique, un
marronnier est un sujet rebattu qui
revient chaque année à date fixe. La débauche
consommatrice
de Noël en est un.
Cette année, c’est le
déferlement des pères
noëls
qui dépassa toute mesure. Ils pullulaient, montaient aux murs,
débondaient
sur les trottoirs, s’épanchaient sur les boulevards.
Ces avatars de saint Nicolas, relookés pour
le grand commerce américain sous le nom de « Santa Claus
», comme une espèce envahissante, éliminent tout
autre
illustration populaire de la Nativité chrétienne. La
crèche
et le sapin régressent devant eux. Quant au petit Jésus,
il
ne fait pas le poids face aux barbus.
Même mon boucher a coiffé cette année le bonnet
pointu rouge et blanc à pompon
pour vendre sa viande, renouant ainsi avec l’authentique Saint-Nicolas,
lequel
est associé comme chacun sait à une histoire d’enfants
livrés
à la boucherie.
Saint Nicolas et les petits
salés.
Saint Nicolas serait né
à Pataras en Turquie vers 270, et mort en 343 à Myra, sur
ces
mêmes côtes anatoliennes. Il fut évêque
chrétien
et se fit connaître en protégeant la vertu de trois
pucelles
que leur père ruiné allait prostituer aux notables
pervers
–Ah, ces Turcs.- Mais son plus grand miracle aura été de
ressusciter
trois écoliers mis au saloir par un boucher peu scrupuleux sur
la
provenance de ses morceaux.
En 1087, des marins italiens se rendirent en cachette sur le tombeau du
saint oriental
et volèrent ses ossements pour les transporter à Bari,
renouvelant
ainsi l’exploit des Vénitiens qui subtilisèrent aux
Égyptiens
le cadavre de saint Marc pour le transporter (dans un tonneau de porc
salé
afin de déjouer les douaniers musulmans) jusqu’à Venise.
Nicolas était l’un des saints les plus
vénérés
de la chrétienté. Son mythe resurgit ensuite aux
États-Unis,
transporté par les émigrants protestants
néerlandais.
Il acquit une seconde célébrité sous le nom de
Santa
Claus. Le plan Marshall d’après-guerre l’utilisa et favorisa son
implantation
en une fusion syncrétique à l’anglo-saxonne avec les
légendes
européennes répandues au temps de Noël.
Une célèbre
marque de boisson gazeuse en fit le support de
sa réclame, sous l’habit que nous connaissons désormais,
et
popularisa ainsi l’omniprésent père Noël moderne.
Enfants-dieux, enfants-rois.
Lorsque j’observe dans les
rayons jouets des grands magasins les caprices
de nos chers enfants, je me dis que l’Église dans sa grande
sagesse
n’a pas placé fortuitement au lendemain de Noël le massacre
des
saints Innocents, associant comme toujours le mal et son remède
(ne
cherchez pas, le Massacre est fêté le 28 décembre).
L’enfant-roi, devenu marchandise, est la plus belle marchandise en
cette
époque d’infantilisation générale du monde riche.
Toutefois, ce n’était pas du père noël que je
projetais
de vous entretenir en ce solstice d’hiver, mais bien plutôt de la
succulente
bûche calendale. Étant bien entendu qu’avec le
remplacement
des cheminées par les poêles en fonte, les bûches
authentiques
et les souches d’arbres disparurent des celliers, supplantées
par
leurs succédanés, on n’arrête pas le
progrès.
Cela dit, transformer un jour de fête religieuse en
ripaille
et beuveries n’est pas nouveau ni réservé aux seuls
Chrétiens.
On pourrait y voir une survivance des gaillardises ancestrales ; tout
comme
des esprits angéliques regardent les feux de voitures ainsi que
des
feux de joie solsticiaux. Lorsque s’allument les brasiers, il n’en faut
voir
que la lumière !…
Le paganisme du paysan.
En nous cantonnant dans notre
hémisphère, et au plus près
des climats méditerranéens qui régissent le
calendrier,
les rituels accompagnant le solstice d’hiver se rencontrent
inchangés
depuis plus de deux mille ans. En sachant toutefois que du berceau
à
la tombe, du matin au soir, au fil des saisons selon les travaux et les
jours,
rien n’échappa au contrôle de l’Eglise.
Christianiser les rites païens plutôt que les
éradiquer aura été la sage démarche des
autorités. La civilisation chrétienne, après
le
millénaire médiéval de pensée unique qui
gouverna
l’Occident, posa sa marque sur tous les aspects cruciaux de
l’organisation
humaine et fixa les rituels qui balisent les cycles temporels et
vitaux.
Tandis que la société urbaine s’inclinait et
adhérait
au nouvel ordre, l’individu s’obstinait en son for intérieur et
conservait
sous le nouvel habillage les vieux schémas symboliques. Cette
résistance
profonde à l’ordre dominant massivement accepté
s’incrustait
particulièrement dans le monde rural, pour ne s’exprimer qu’au
sein
du groupe fermé de la famille ou de la classe d’âge. On en
trouve
trace dans les plaisanteries, les chants, les contes, les dictons, et
les
superstitions. D’une manière générale, les pauvres
ne
laissent rien à la postérité ; ce sont les
lettrés,
les bourgeois et les clercs, plus quelques nobles qui consignent,
généralement
pour condamner, enrichissant le registre des croyances populaires, du
folklore,
des moeurs naïves et attendrissantes.
Les dieux naissent au solstice.
La décision papale de
fixer au solstice d’hiver la naissance du Christ
fait l’objet d’innombrables études et publications.
Nous résumons : sous le pontificat de Libère, 36e pape,
en 354, la date du 25 décembre fut avancée pour la
première fois afin de fixer le jour de la naissance de
Jésus. C’était le temps des querelles ariennes et de
l’accession au pouvoir de l’empereur Julien (dit l’Apostat ou le
Fidèle). Ce qui importait aux Chrétiens tenait dans la
Résurrection, donc dans la mort du Christ. Pâques
étant célébrée aux alentours de
l’équinoxe de printemps, et compte tenu de l’opinion
suggérant que la vie de Jésus
avait duré un cycle temporel complet, c’est-à-dire, qu’il
était
mort le même jour de l’année que celui de sa conception
(Annonciation
le 25 mars), il suffisait d’ajouter les neuf mois de gestation normale
d’une
femme pour arriver à la naissance aux alentours du solstice
d’hiver,
le 25 décembre… La papauté se devait de ne rien laisser
au
hasard.
D’autres religions avaient
révéré également la
naissance d’un enfant mâle à l’instant précis du
cycle
solaire où la lumière commence sa phase de croissance. Au
début
de notre ère, Mithra lors de la fête du « Sol
Invictus
», Adonis, Attis, ont concurrencé Jésus pour
régner
sur le « Nouveau soleil ».
Romulus né d’un tison
turgescent.
L’enfant mystérieux de
la Quatrième Églogue de Virgile
(écrite en 40 avant Jésus-Christ) prédit le retour
des
siècles glorieux parce qu’un garçon va naître dans
Rome.
“Cet enfant dont la naissance va
clore l’âge de fer et ramener l’âge d’or...”
Chant d’espoir du poète en des temps meilleurs, plutôt que
vision prophétique.
Les origines de Rome sont imprégnées du mythe de
naissances d’enfants mâles prédestinés. Plutarque dans la Vie de Romulus
inventorie ces légendes et s’attarde
sur l’histoire du roi d’Albe Tarchétius, laquelle renferme la
plus
ancienne mention d’une bûche posée dans la cheminée
au
premier jour de l’an nouveau.
Aux calendes de Mars, premier mois de l’année romaine
archaïque,
Mars étant dieu de la fécondation et du renouveau, vont
naître
les gémeaux Romulus et Remus.
Dans la maison du roi Tarchétius apparut, nous dit Plutarque,
par
volonté du dieu, une bûche surnaturelle en forme de
phallus
qui se dressa sur les braises et demeura dans l’âtre plusieurs
jours.
Un oracle conseilla au roi d’accoupler une jeune fille à ce
phallus,
et prédit que naîtrait d’elle un fils très
illustre,
qui se signalerait par son courage, sa fortune et sa force (Romulus
2-4.).
Tarchétius fit part de l’oracle à sa fille et lui ordonna
de
s’accoupler au tison monstrueux, mais elle jugea la chose indigne
d’elle
et envoya une servante à sa place.
La servante après
s’être approchée de la bûche
martiale, donna le jour à des jumeaux. Tarchétius les
remis
à un berger avec ordre de les tuer. Cet homme porta les enfants
au
bord du Tibre et les y déposa sous un figuier. Une louve vint
régulièrement
les allaiter, et des oiseaux de toutes espèces
apportèrent
la becquée aux nouveaux-nés. Vous connaissez la suite.
On relève d’autres récits mythologiques où la vie
du
héros dépend d’un tison singulier. J’ai longuement
raconté
l’histoire du tison de
Méléagre dans « L’oiseau Nègre
» (pages 91 et s). Le récit de Plutarque a le
mérite
de dévoiler sans vergogne ce « phallos » qui
d’ordinaire
doit rester caché aux yeux des non-initiés.
Ce que j’énonce ici ne surprendra nullement les familiers de
l’oeuvre de Rabelais dont les
compères usent et abusent du tison génésique et
autre virolet à la barbe des censeurs.
Un étudiant suisse
témoin essentiel.
Fort du patronage de
Plutarque, nous pouvons à notre tour approcher
la fameuse bûche de Noël qui nous rassemble aujourd’hui.
« Cette bûche est un
outil magique essentiellement multiplicateur », confirme
le savant Arnold Van Gennep
dans son monumental Manuel de folklore français, dont le volume
7
est entièrement consacré aux usages de Noël. Plus de
315
pages ! (Ed. Picard). Ce rite solsticial, insiste-t-il, est « un
acte
magique à la fois fécondateur et apotropaïque,
exactement
comme il y en a dans les religions grecques, romaines, musulmanes, et
toutes
autres religions ailleurs dans ce monde. »(page 3143)
L’ouvrage de Van Gennep est
également
précieux en ce qu’il nous offre le plus ancien témoignage
connu
et la première description de ce rite de fécondité
qu’est
la bûche calendale en France. Il s’agit du récit de voyage
du
jeune Thomas Platter de Bâle (1595-1599) dans le Midi, et
particulièrement
à Uzès où il va séjourner plusieurs mois
chez
un notable. Thomas Platter se révèle attentif, ouvert et
très
intelligent aux autres. Etudiant en médecine, cultivé,
comprenant
le français et les dialectes d’Oc, il laisse de son
séjour
un document rare :
<<
24 décembre 1597, dans
la soirée de noël, à la tombée de la nuit,
nous
allâmes collationner dans la maison de mon logeur, Monsieur
Carsan.
Ce personnage est papiste, ainsi que son fils ; sa femme et sa fille,
en
revanche, appartiennent à la religion réformée.
J’ai
donc vu qu’on mettait sur le feu un grand morceau de bois. Celui-ci est
appelé
dans leur langage languedocien un cachefioc,
ce qui veut dire « cache-feu » ou « couvre-feu
».
On procède ensuite aux cérémonies suivantes.>>
Avant d’aller plus loin, notons que le rituel de la bûche la
veille
de Noël n’est pas particulièrement attaché à
la
religion des hôtes du jeune Bâlois. Par ailleurs,
Uzès
est situé dans le Gard, en Languedoc où le dialecte
parlé
est très proche du provençal. Van Gennep donne le texte
original
ainsi que la traduction. Je résume en français :
Quand la bûche commence à flamber, toute la
maisonnée
se rassemble près du feu, et le plus jeune, tenant dans la main
un
verre de vin, du pain, un peu de sel, et une chandelle allumée,
récite
l’incantation suivante :
« Où le maître de maison va et
vient, / que Dieu lui donne beaucoup de bien / Et pas
du tout de mal / Et que Dieu donne des femmes qui enfantent / Des
chèvres
qui chevrettent / des brebis qui agnellent / Des juments qui poulinent
/
Des chattes qui chatonnent / Des rattes qui ratonnent / Et pas de mal
du
tout / Mais force bien. »
Pour achever la cérémonie, tous crient ensemble :
Allègre ! que Dieu nous allègre !
Venu d’Uzès, “où nous avons des nuits plus belles que vos
jours”,
ce texte unique du XVIe siècle sera confirmé longtemps
après
par des témoignages divers, notamment celui de l’abbé
Jean-Baptiste
Thiers en 1777 dans un recueil de Superstitions, repris
poétiquement
par Frédéric Mistral
(Chant VII de Mirèio), qui attesteront que l’usage païen de
la
bûche se pratiquait de part et d’autre du Rhône
indépendamment
des religions et des autorités politiques du temps.
Chaque naissance est un lever
de soleil.
Dans notre
précédente Lettre, du 25 décembre, « Trois feux pour un solstice
», Nous abordions déjà aux rituels de la
bûche
et tentions d’éclairer l’énigmatique nom du «
cacho-fioc
» des noëls provençaux.
Vous êtes quelques-uns à avoir apporté votre
combustible pour l’entretien de la flamme.
Notre
ami Joan-Pèire Baquié de Nice écrit :
À propos de Cachafuec
/
Gachafuec : Il existe comme vous savez une opposition sonore entre le
«c»
(prononcé k) et le «g ; cette frontière
linguistique
est franchie allègrement par le niçois et le
provençal
qui donnent des mots tels que la « gamba » à
côté
de la « camba »
(jambe) ; la « gorba
» à côté de la « corba »
(corbeille), etc. Pour en revenir au mot « cachafuec
», il n’est pas étonnant que lui aussi soit passé
de
« g » à « c ». Un auteur niçois,
ayant
pour nom François COUGNET
(1777-1855) utilise le mot « gachafuec » dans un de ses
poèmes « Charrada
nissarda » dans la graphie italianisante de
l’époque :
« E cora vèn Calena es
un d’achellu luech
Don lo monde si plas a faire
gachafuech. »
Aujourd’hui tout le monde utilise le mot « cachafuec », et revenir en
arrière me semble fort difficile.» Joan-Pèire BAQUIÈ.
Sylvette Bonnet d’Avignon (ou de Saint-Rémy ?) nous communique
des
documents extraits d’actes notariés du début du XVIe
siècle
et provenant du père de Nostradamus
notaire à Saint-Rémy-de-Provence.
En consultant les registres
de l’étude du tabellion, rédigés
en latin, on rencontre ça et là des mots étrangers
au
vocabulaire classique. Ce sont des expressions locales qui
relèvent
du provençal. Ainsi, pour nous concentrer sur notre sujet, les
mots
utilisés pour désigner les bornes qui délimitent
un
champ, les termes de pierre plantée, sont écrits « agachon », ou « agachonat ». Toutes ces
formes nous dit notre correspondante viennent de « Gacha »,
faire le guet, d’où « la gacho » qui signifie la
sentinelle,
la vedette, dans le vocabulaire du temps. (Nous pouvons aisément
faire
le lien avec les très redoutables hermès des Grecs
érigés
dans les jardins.)
Sur les sommets d’où l’on pouvait guetter (gachar) on allumait
parfois
des feux, feux de bergers que l’on appelait « gacha fuoc ».
Les archives de notre correspondante confirment nos
précédents
propos sur le sens profond de l’appellation de la bûche de
noël
dans le domaine d’Oc, « cacho-fioc
» venant des antiques feux de guet que les réjouissances
populaires allumaient aux solstices.
La traduction exacte de ce
nom serait ainsi « émet
le feu ».
Le rituel se voulait apotropéen (qui détourne le malheur)
et
porte-bonheur pour la maisonnée et les récoltes. Notez
qu’il
était interdit aux filles de s’asseoir sur la bûche.
Les ancêtres
appartiennent à l’avenir et non au passé.
En conclusion, le folklore
européen garde souvenir des feux que l’on
allumait aux solstices. Feux de la Saint-Jean où se
brûlaient
les résidus des chènevières, et feux de Noël.
Les
premiers étaient des feux de joie populaire de plein air
où
se rassemblaient la jeunesse au temps des épousailles, «Lo
gach de San Johan » en langue d’Oc.
Le feu solsticial d’hiver,
lui, brûlait dans l’espace domestique
et concernait la famille et la prospérité de la
maisonnée.
Alors, le plus ancien de la lignée posait dans le foyer la
souche,
en adressant aux Invisibles les paroles de transmission pour que le
dernier-né
les reçoive à son tour et les prononce. C’était le
« Gacha fuoc des Vigiles de
Calendes ».
Les solstices, ces grandes
Portes de l’année où le basculement
du temps cyclique se percevait dans la progression ou la diminution de
la
lumière, étaient gardées par le Guetteur que les
Latins
appelaient Janus. Dieu
très ancien au double visage,
Janus,
maître du triple-temps : un visage regarde le passé, un
second
pour observer l’avenir ; le troisième visage, invisible et
insaisissable,
étant celui du présent.
De Janus, nous avons
conservé le nom de notre mois de janvier, les deux clefs des
Portes confiées à saint
Pierre, et la place des deux Saint-Jean,
le 24 juin et le 27 décembre.
C’était dit afin d’entretenir la mémoire et replacer dans
la
grande et immémoriale chaîne de la transmission des hommes
ce
rituel sacré lié à la succession des cycles
solaires.
Bonne année 2006 !
LETTRES DE NOTRE ARCHIPEL, janvier 2006.
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