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Annie Olivier
sélection juin 2004
Elle se présente à
vous.
J’ai senti ton regard sur ma nuque pendant tout le trajet. Je ne pouvais
me retourner, mais, au travers de l’épaisseur de ma chevelure, tes
pensées effleuraient ma peau, et, nés de mes envies de caresses
complices, des picotements délicieux parcouraient mon cou et mes épaules.
Pourquoi fallait-il déjà que je te ramène ?
La voiture sous mes mains était lourde et sage, et se plaquait
à la route de Rethel, interminablement grise et droite. Au plus loin
que portait la vue, un patchwork de fauve et de vert sombre recouvrait le
paysage sur brodé de temps à autre de petits bosquets
d’arbres serrés, comme une armée de soldats de bois défiant
la grisaille du ciel, dernier bastion pour défendre la solitude immense
de cette plaine trempée d’eau noire.
Je n’avais pas besoin de me concentrer pour suivre cette ligne qui
se déroulait en un long serpent d’argent, cette route des Ardennes
qui semblait écarteler les espaces désertifiés, pour
rejoindre l’horizon grisé de mélancolies.
Je ne savais pas à quoi tu pensais. Je ne pouvais que t’imaginer,
toi qui restais immobile derrière moi pour ne pas rompre le charme
qui semblait enrouler nos corps et les tordre en un même rêve.
Je sentais mes veines brûler au contact de tes mains qui pourraient
remplacer ton regard sur ma nuque, et mes pensées suivaient tes yeux
qui peut-être cherchaient à percer l’épaisseur du siège
pour mettre à nu l’ondulation de mes hanches et allumer au creux de
mes reins un écho au brasier qui crépitait entre mes tempes.
Soutenue par la sensualité que je devinais en toi, il me prenait
des envies libertines, et mon âme se perdait dans la banalité
des champs qui s’allongeaient en bordure de la route et étendaient
leurs profonds sillons vers des ciels indifférents. Comme j’aurais
aimé entendre ta voix dans le creux de mon oreille !
Mais le silence couvrait le bruit du moteur, et seul le jeu de mon
imagination scandait des mots prêts à sublimer cet instant particulier
où ma pensée paraissait s’emballer sans que je ne parvienne
à la contrôler.
Mais qu’importe, j’aimais travestir la réalité, pour
ensuite la façonner à ma guise et pétrir la glaise informe
de mon quotidien pour lui prêter l’aspect plus héroïque
de mes rêves. A l’arrière, tu étais toujours calme et
taciturne. A quoi pensais-tu ? Avais-tu les mêmes égarements,
les mêmes envies que moi ?
Tout cet amour que j’avais besoin d’emprisonner, tous ces rôles
que j’avais envie de jouer, et ces songes éveillés qui me retenaient
au bord du précipice, voudrais-tu les vivre avec moi ? Toi qui déjà
allais me quitter, toi que j’osais à peine regarder dans le miroir
trop étroit fixé au pare-brise, de peur de deviner dans le
jade de tes yeux de l’indifférence là où j’aurais espéré
trouver de la fièvre.
Placide, la voiture avalait les kilomètres, croisant parfois
une silhouette décharnée dressée vers le ciel, dérisoire
sentinelle aux branches tendues comme des armes. Peu à peu, le paysage
changeait, se vallonnait, s’assombrissait de forêts épaisses
où s’accrochaient des voiles blanchâtres, humide linceul
estompant l’extrême désolation de ces lieux énigmatiques.
Malgré cela, entre mes omoplates, des frissons nés du
mirage de tes doigts qui me caresseraient, me faisaient voluptueusement frémir.
Rien que par la seule force de mon esprit je me sentais investie du pouvoir
de réaliser tous mes rêves, tous mes désirs, depuis la
première nuit… Ta seule présence dans ma voiture me laissait
croire que tout était possible, comme de gommer ma vie dépourvue
de fantaisie, de folie, cette vie trop lente, trop plate, comme la route
sans surprise qui continuait de se dérouler devant nous.
Je ne savais pas d’où tu venais, ni vers quel avenir tu allais,
je t’emmenais juste d’un point à un autre de ta destinée, comme
j’avais conduit tant d’autres avant toi, vers de multiples lendemains…
Pourtant il y avait ton regard sur ma nuque, l’ardeur de mes sens
qui peu à peu incendiait mon sang. Là, dans ma voiture confortable
et silencieuse, à l’abri des vitres fumées et du métal
brillant comme un miroir, j’avais une envie folle de toi, l’ardent désir
de sentir tes bras m’emprisonner, et la brûlure de tes baisers résonner
contre mon cœur. Tandis que j’imaginais tes doigts tièdes dessiner
les courbes de mon corps, ta bouche avide imprimer sa marque sur le sel de
ma peau, que je sentais l’étau de tes bras se resserrer autour de
mes hanches, et que des vagues de chaleur montaient de mon ventre à
mes joues, il me plaisait de croire que tu possédais le pouvoir d’intégrer
mes fantasmes, pour prolonger la félicité si sensuelle du rêve
que l’on croit réalisé.
Peut-être qu’ensemble nous pourrions effacer l’agglomération
qui maintenant dressait ses murs devant nous. J’aimais imaginer que pour
quelques secondes encore j’étais une autre Circé et que le
désir jetait des flammes tremblantes au fond de tes prunelles.
Mais toutes mes chimères sonnaient faux, mes songes me mentaient,
me trompaient et, comme pour nous barrer la route, la ville hérissa
ses pierres noires, ses immeubles lépreux et ses passants pressés.
Tu t’agitas un peu derrière moi ; dans la rue que tu m’avais indiquée,
je me garai le plus lentement possible, pour préserver encore le doux
frissonnement dans mon dos. Puis, me jetant quelques billets, tu claquas
la porte du taxi.
Les yeux humides, je suivis ta silhouette du regard pendant quelques
secondes. Je laissais la tristesse m’envahir quand soudain la porte de la
voiture se rouvrit. Un homme grand et mince, les cheveux bruns, le visage
empreint d’un charme irrésistible, s’installa sur la banquette arrière…
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