« La cinquième saison » est
son troisième livre, paru en 2003 à Bucarest aux éditions
Fundatia Culturala Libra, tout de prose courte, où se mêlent
le fantastique et l’imaginaire dans une double localisation spatio temporelle
roumaine et israélienne bien réelles. Le titre « La cinquième saison
» évoque déjà comme un mystère, puisque
le cycle du monde naturel compte quatre saisons, la cinquième est
celle plus secrète qu’il nous faut découvrir tout au long du
parcours de la lecture des dix-sept récits.
Dans ce livre, Madeleine
Davidsohn nous convie à un voyage dans chacune de ses nouvelles brèves,
un voyage où rêve, amour, espoir donnent un sens à la
vie, structurent un autre monde où les valeurs humaines prédominent
dans un ordre avant tout moral. Ses personnages à la vie et à
la trajectoire apparemment simples, au caractère doux, basculent à
un détour de l’histoire dans une autre dimension.
***
REIZEL ( 2...)
Il était dix heures
du matin. Dans cette petite ville perdue entre les collines, le jour tant
attendu était enfin arrivé. Aujourd’hui, on allait démolir
la villa du Grec. C’est ainsi qu’on l’avait appelée et c’est ainsi
que chacun la connaissait, pourtant, elle avait un nom, écrit en lettres
très petites, en haut, sur le frontispice du bâtiment «
la Maison Aristide ». En fait, la famille Aristide avait quitté
ces lieux depuis longtemps, et le manoir était inhabité depuis
six ans au moins, époque au cours de laquelle il s’était dégradé
chaque jour pierre par pierre.
Après la mort du vieux grec, monsieur Raoul, son fils, resta pour
administrer le domaine et ses vastes dépendances. On disait qu’il
avait ramené sa femme de France, directement de Paris, une femme splendide,
comme on en n’avait jamais vue dans cette contrée. On racontait aussi
qu’il l’avait connue à un bal et qu’il lui avait demandé sa
main le soir même, menaçant de se suicider si sa demande était
refusée. Depuis lors, beaucoup de temps s’était écoulé.
Survint la guerre, et monsieur Raoul, par peur des russes, disparut un beau
jour, ensemble avec sa femme et sa fille, un enfant de moins de deux ans.
Le domaine resta abandonné, à la merci de la foule qui se pressa
de le vider. Entre les murs du beau manoir furent tout d’abord cantonnés
des officiers allemands, puis russes, qui furent suivis par des serviteurs
du nouveau régime, suivant leurs fonctions, leur importance ou la
protection dont ils jouissaient. Au bout d’environ vingt ans, après
des pluies torrentielles, suivies d’inondations destructrices, le terrain
de la villa s’emplit d’eau, qui s’infiltra dans les fondations, les sapant
encore et toujours, détruisant avec persévérance toutes
les réparations que l’on tentait d’y entreprendre. C’est alors que
vint pour la première fois une commission de la Mairie qui décida
de la démolition. Pour quel motif cette décision ne s’appliqua
t-elle pas immédiatement, personne ne le sut. Quelques familles y
habitèrent encore un bout de temps, mais frappée par une malédiction,
la villa tombait de plus en plus en ruine. Elle finit par représenter
un véritable danger public. La Mairie interdit à quiconque
d’y habiter à nouveau. De même, toute construction alentour,
dans un périmètre d’environ mille mètres, fut arrêtée.
On établit une nouvelle date pour la démolition, mais celle-ci
ne fut pas respectée non plus. Les gens s’habituèrent à
la présence de cette ruine imposante au milieu d’un terrain vague,
où poussaient l’herbe, des crocus ou des bleuets et des touffes de
rosiers sauvages selon la saison. Les enfants jouaient au ballon le plus
loin possible de la maison. A tout moment, on pouvait recevoir une brique
ou une poutre pourrie sur la tête. Enfin, l’heure de la démolition
avait sonné.
La veille, les soldats tendirent des fils, installèrent les explosifs
dans les pièces et dans les couloirs à l’intérieur.
Il ne restait plus ensuite qu’à allumer la mèche. Le lendemain,
la ville entière était réunie pour participer au spectacle.
Des centaines de gens. J’avais vu autrefois à la télé
comment on démolit un bloc, et cela m’avait beaucoup impressionné.
Je pensais donc que les choses allaient se passer de la même manière.
Tout à coup, dans la multitude des têtes, je reconnus Reizel.
Elle se tenait le dos droit, rigide comme une statue. D’habitude, elle se
tenait penchée, courbée sur le pommeau de sa canne, si bien
que je crus un instant que je me trompais. Mais pourtant, c’était
elle. Elle regardait fixement vers la maison, comme si elle avait voulu l’ensorceler
ou bien imprimer son image pour toujours. En un éclair, je me souvins.
Reizel habitait les murs de ces ruines, dans une des cuisines de l’ancienne
villa. C’était la mendiante du bourg. Je me faufilai parmi la marée
humaine pour parvenir à son côté.
- Reizel, où vas-tu habiter maintenant ? lui demandai-je d’une voix inquiète. On démolit la villa du Grec.
Sans même me regarder, Reizel me répondit :
- N’aie crainte, ma petite chambre ne sera pas touchée.
Elle avait un tel sérieux en prononçant ces mots que je suis
restée sans voix. Comment Reizel pouvait-elle connaître ces
choses ? C’était invraisemblable. A ce moment-là, une forte
explosion fit trembler la terre et un immense nuage de poussière recouvrit
le ciel serein de l’été. Pendant une minute, on ne vit plus
rien et lorsque la vision alentour redevint plus claire, la villa du Grec
n’était plus qu’un tas de ruine. Reizel avait disparu de mon côté.
Perchée sur la pointe des pieds, je tâchais de regarder par-dessus
les têtes. Au milieu des décombres, comme protégée
par la magie, malgré les explosifs entassés entre les murs
de l’ancien manoir, une seule pièce, seulement une, était restée
debout, intacte, exactement comme l’avait prédit Reizel. C’était
la cuisine, où la vieille avait son abri.
Reizel était mon amie. Or, se lier d’amitié avec une mendiante
n’était en aucun cas un fait ordinaire. Je vais vous raconter dans
quelles circonstances nous nous sommes connues.
J’avais quatorze ans quand ma famille déménagea en ville. Comme
les habitations en marge du périmètre de la villa étaient
meilleur marché, mon père y loua une maison. C’est ainsi que
je devins voisine avec Reizel. Elle seule osait se faufiler de nuit parmi
les murs qui tombaient en ruine et qui auraient pu l’enterrer vivante. La
mendiante avait un visage à faire peur. Sa face, sur le côté
droit, était déformée par une cicatrice de couleur rouge
comme l’est la chair crue. Elle marchait courbée, pliée depuis
les reins, et tenait dans sa main une canne au pommeau étrange. Dans
mon imagination, je la prenais pour une sorcière. Elle menaçait
les enfants de sa canne toutes les fois où ils s’approchaient en criant
et en se moquant d’elle. C’est ainsi qu’elle leur faisait peur. Reizel allait
par la ville, mendiant dans chaque maison et se contentant de tout ce qu’elle
recevait. Un vêtement, une paire de chaussures, une pièce de
monnaie ou une assiette de nourriture. N’était-ce même que pour
un seul morceau de pain, elle te couvrait de remerciements. Le reste de la
journée, elle le passait à la porte de l’église, au
soleil, la main tendue, sommeillant. Un vendredi, maman prépara pour
le dîner du « poisson farci », un plat typique juif, traditionnel,
à base de chair de poisson. Elle remplit une assiette et me demanda
de le porter à Reizel. Je dois avouer que j’avais peur. La mendiante
m’effrayait.
Je me souviens alors m’être également demandé d’où
lui venait son nom. Je savais que les parents donnent habituellement à
leurs enfants des noms de fleurs, d’arbres ou de figures plus importantes.
Je tentais de deviner quelle était la relation avec son nom peu commun.
« Peut-être vient-il du rayon ? Mais comment un rayon de soleil
ressemblerait-il à la mendiante, au visage si laid ? me dis-je en
moi-même. « Peut-être vient-il du rire ? tentai-je dans
une nouvelle explication, mais celle-ci ne me parut pas appropriée
à son visage éternellement sombre. Tout en cherchant des hypothèses,
j’essayai en fait de dominer ma peur. « Non, elle ne va pas me manger
quand même ! » me dis-je en fin de compte, quand j’aperçus
la petite église et Reizel assoupie sur le seuil. Je m’approchai doucement,
et, soudain, je l’entendis rabrouer, comme si elle m’avait vue, de surplus,
les yeux clos.
- Hé, toi, qui cherches-tu ? Tu n’as rien à faire ?
- C’est toi que je cherche ! lui répondis-je timidement en restant
à distance. Maman t’envoie une assiette de nourriture
Elle se calma aussitôt et tendit la main. Elle prit l’assiette, l’examina, et ensuite, méfiante, me demanda :
- Du « poisson farci » ? ! Je n’en ai plus mangé depuis
que ma mère en faisait à la maison. Elle seule savait le préparer.
- Donc, tu es juive.
La mendiante leva les yeux et pour la première fois, je vis son œil.
Il était si beau, si chaleureux et tendre que sa figure me parut différente
de l’accoutumée. « Elle a dû être belle dans sa
jeunesse », pensai-je alors.
Elle commença à manger, tout d’abord vite, affamée,
puis elle s’arrêta brusquement de mâcher en voyant que je l’étudiais.
- Je me pressais pour te rendre l’assiette. C’était très bon.
Je me souviens lui avoir dit :
- Je t’en apporterai.
- Bien, c’est d’accord. Reviens une autre fois !
Cependant, en la quittant, je respirai, soulagée.
Le lendemain, la mendiante me rencontra près du terrain vague. De
son bâton, elle me fit signe de m’approcher. J’eus honte de refuser.
C’est ainsi que je lui parlai pour la première fois depuis que je
lui avais porté à manger. Peut-être parce qu’elle s’adressait
à moi en confiance, comme une grande personne, suis-je restée
à l’écouter sans crainte. Je ne voyais plus ni la pauvreté
ni la laideur qui m’effrayaient auparavant. Après cela, nous nous
vîmes à plusieurs reprises. A peine les cours finis, je courais
jusqu’à la petite église, et nous restions ensemble jusqu’au
retour de mes parents de leur travail. Reizel me racontait une multitude
de choses sur les juifs. Elle disait qu’elles provenaient de la Bible, et
moi, je l’écoutais sans broncher. Elle n’oubliait pas de me faire
remarquer que tout était véridique.. C’est ainsi que je devins
son amie. Et lorsque je lui dis que ses récits étaient réellement
très beaux, mais que je ne pouvais pas y croire car je n’étais
plus une enfant, Reizel fouilla dans une vieille valise et en sortit une
illustration.
- Voici Louxor, une ville d’Egypte, aux nombreux temples.
Je la reconnus. La même photo se trouvait dans mon livre d’histoire.
Sur l’illustration, se trouvait la statue du pharaon Ramsès II, et
au dos, gravé dans la pierre, on distinguait nettement une étendue
d’eau, avec des roseaux sur la rive et un petit panier glissant au fil de
l’onde.
- Regarde ! Voici Moïse ! L’enfant du panier. C’est lui qui fit sortir
le peuple juif d’Égypte, en plus de tout ce que je t’ai raconté
depuis peu.
L’été passa rapidement cette année-là, entre
les histoires de Reizel, une visite chez les grands-parents et les entraînements
pour l’équipe de volley-ball de notre école.
*
L’automne était arrivé. Un bel automne, chaud. Dernier jour
de vacances. Reizel était toujours sur les marches de l’église
où j’avais l’habitude de la retrouver, lorsque j’avais envie d’entendre
ses histoires. La ville semblait rougeoyer soudainement dans la lumière
de ce crépuscule, et l’air était si pur que j’avais l’impression
de la regarder à travers un cristal. Les maisons semblaient légèrement
déformées du fait de la lumière trop forte, et les vitres
étaient devenues comme des miroirs resplendissants où se réfléchissait
le soleil, tel un globe de feu. Je le voyais démultiplié dans
des centaines de fenêtres, et cela me faisait larmoyer.
Maman avait préparé, comme tous les vendredis, un pot de soupe
pour Reizel, mais quand je le lui apportai, elle ne m’accorda la moindre
attention. D’habitude, elle se réjouissait de me voir. Immobile, elle
semblait chauffer son corps au soleil. Le pot de nourriture préparé
par maman me cognait les pieds, et je me pressai de le déposer en
bas sur les marches. Reizel ne se retourna pas vers moi, elle ne me remercia
pas. Elle continua à scruter l’astre qui se préparait à
se coucher derrière les toits. A l’horizon, le ciel était rouge,
il brûlait, comme un bain de cuivre fondu.
- Qu’est-ce que tu regardes ? lui demandai-je. Que vois-tu là-bas, au loin ?
- Deux petites filles heureuses. Rose et Flore. Regarde toi aussi.
Elle était si sérieuse dans ses dires que j’ai fixé
mes yeux dans la direction indiquée, convaincue que j’allais les voir.
- Le village de mes grands-parents… la Provence. Dans cette région, il fait chaud presque toute l’année.
- Mais je pensais que c’était dû uniquement au coucher de soleil
Reizel hocha la tête.
- Regarde bien là bas, derrière l’église, c’est là
que se trouve la maison de mes grands-parents, continua t-elle, pointant
l’air du doigt. Toutes mes vacances, je les passais chez eux. Nous venions
de Paris, ensemble avec ma cousine, Florence. Nous étions inséparables.
Rose et Flore.
- Rose ? demandai-je curieuse. C’est toi ? Alors, tu t’appelles autrement ?
Reizel rit.
- Rose est mon véritable nom, mais ma grand-mère m’appelait
Reizel. Maman s’énervait, car ce nom lui semblait vulgaire, mais ma
grand-mère s’en moquait.
- Ma chère, pour moi, Reizel sonne très bien, répondait-elle
sereinement à ma mère. C’est le nom de ta grand-mère,
qui fut une femme intelligente, bonne et belle. Et notre fille lui ressemble
justement. Elle m’embrassait sur les joues et moi je respirais son odeur
des champs. Là-bas, chez eux, c’était un véritable paradis.
Ma grand-mère avait une grande maison, entourée d’un jardin
qui se perdait à la lisière des champs provençaux. Je
grimpais aux arbres, au printemps, je cueillais des mûres, et en été
des abricots et des prunes, celles qui sont grandes et juteuses. On les appelait
des « Reine Claude ». Leur jus coulait sur mon menton, et je
tachais toujours ma blouse.
J’observai Reizel d’un air curieux. Elle paraissait incroyablement jeune.
Même sa voix semblait différente. Ainsi donc, c’est de là
que venait son nom étrange. Rose. Oh, Seigneur, qui aurait pu imaginer
un tel rapprochement ? Mais à ce moment-là, oui, cela semblait
possible, très possible. La femme à mes côtés
avait emprunté la délicatesse de la fleur dont elle portait
le nom.
Reizel ne s’aperçut pas que je la regardais, tant elle était concentrée dans ses souvenirs.
- Voici la cour pleine de poussins. C’est toujours ainsi, ils sont jaunes,
comme le safran. N’importe où l’on allait, ils nous couraient toujours
après toutes les deux. Ma grand-mère nous expliqua pourquoi
: « Les poussins pensent que vous êtes leur mère.»
« Et alors, pourquoi ne viennent-ils pas avec nous, à Paris
? » demanda Flore. « Parce que je le leur défends. Sinon,
vous ne viendriez plus en visite chez votre grand-mère, mes chéries.
» disait-elle.
Lentement, les ombres du soir descendirent, comme si quelqu’un éteignait la lumière.
- Bien ! il est temps que tu partes. Nous avons assez bavardé. Ta
mère va s’inquiéter. Et si elle se fâche, elle ne te
laissera plus venir.
Je me suis séparée d’elle à regret.
Plus d’une semaine s’écoula avant que nous nous rencontrions de nouveau.
Elle marchait appuyée sur sa canne, plus difficilement que d’habitude
semblait-il.
- Que t’arrive t-il ? lui demandai-je inquiète. Tu n’es pas bien ?
- Ce sont mes os qui me font souffrir, sans doute que le temps change. Viens, asseyons-nous ici sur le banc, que je me repose.
Dans le petit parc à côté de la mairie, les bancs étaient
recouverts de feuilles rougeâtres. Dans les allées, des billes
brunes des marronniers tombaient de temps en temps en heurtant d’un bruit
sec l’asphalte.
- Reizel, parle-moi encore de toi. De la maison de tes grands-parents, précisai-je un peu obligée.
- Ah ! La maison de mes grands-parents… que veux-tu que je te dise d’autre?
Mes grands-parents sont morts. Ils sont morts tous les deux la même
année. Ce furent alors mes dernières vacances chez eux au village.
- Oui, mais ensuite, après cela ? insistai-je. Après cela.
Parle-moi de toi, de….Reizel, n’as-tu jamais été amoureuse
? Elle s’arrêta de parler à peine commencé et me regarda
d’un air si étrange, que j’eus peur d’avoir fait une bêtise.
Reizel, je…. je n’ai pas voulu te fâcher, bredouillai-je.
A ce moment-là, son œil, le seul dans son visage mutilé, se
mit à lancer des éclairs épouvantables et je ne pus
me rendre compte si elle pleurait ou si elle riait. Je m’enfuis, consciente
d’avoir touché une plaie à vif, douloureuse, laissant Reizel
seule sur le banc. Une large feuille de châtaigner, jaune se posa dans
ses cheveux emmêlés, telle une couronne d’or sur le front d’une
sorcière. Je crus alors que c’était la dernière fois
que je la voyais.
Les années passèrent, je terminai le lycée. Un jour,
le bruit courut qu’au lieu du terrain vague, que l’on appelait toujours la
Maison du grec, on allait aménager un parc et que l’on allait démolir
les quatre murs de la cuisine de Reizel, qui étaient toujours debout.
Le gouvernement avait changé, mes parents étaient morts, l’un
d’un cancer et l’autre de douleur peut-être. Je restai seule, et un
jour, je décidai de partir en Israël. Reizel avait disparu de
la ville. On pensait qu’elle était morte.
Une nuit, peu avant mon départ, je rencontrai la mendiante. Elle entra
dans la maison comme si elle était une habituée et s’assit
dans le fauteuil. Elle semblait très mal et elle était maigre,
on aurait dit une ombre.
- Reizel, m’écriai-je émue. Reizel, où étais-tu jusqu’à maintenant ? Qu’as-tu fait ?
- Laisse donc cela, me répondit-elle d’une voix rauque. Laissons cela.
Je n’ai pas beaucoup de temps et je dois te faire un aveu. Tu connais la
plupart de mes histoires, mais je ne t’ai presque jamais rien dit sur ma
vie. Maintenant, le temps est venu.
*
- Je suis la femme de Raoul, le fils de l’armateur grec.
Je bondis de ma chaise.
- Reste assise et écoute, m’arrêta t-elle de sa canne. Oui,
c’est moi. J’ai laissé Paris et la maison paternelle pour lui. Nous
étions des juifs pieux, en fait toute ma famille, et lui était
chrétien. Pour mes parents, ce fut un véritable sacrilège.
Ils me maudirent, pour que je ne trouve jamais le repos. Les malédictions
des parents te suivent toute la vie. Jusqu’à la fin, tu ne peux y
échapper. Au début de notre mariage, nous fûmes très
heureux. Si heureux, comme cela seul existe dans les livres qu’on écrit,
et encore, on croit toujours que l’auteur exagère. Et puis tout a
une fin. Tout devient cendre. Lorsque la guerre commença, Raoul et
moi, par peur de l’armée russe qui s’approchait, nous laissâmes
tout et nous partîmes en exil avec notre petite fille qui n’avait qu’un
an. Ce fut épouvantable ! Des milliers de gens couraient dans toutes
les directions. Les trains étaient bondés, de même que
les voitures ou les chariots dans lesquels s’entassaient ces malheureux avec
le peu qu’ils avaient. D’interminables files de réfugiés –
combien en voyait-on ! Et dès les premiers jours, on nous déroba
tout, nous restâmes avec que nous portions sur nous. Ensuite, dans
un champs à découvert, rempli de gens, de chariots et d’automobiles,
commença le bombardement. Des avions apparus soudainement lâchaient
les bombes comme s’ils voulaient ensemencer la terre. Raoul fut tué
immédiatement. Quant à moi, les éclats d’obus laissèrent
leurs marques sur mon visage et dans mon âme, pour toute la vie. La
petite fille en réchappa indemne. Je m’enfuis avec cette multitude
de gens, je me mêlai à eux. Nous mendions. Que pouvais-je faire
d’autre, pour me sauver moi et mon enfant ? Mais, Céline, ma jolie
petite fille, mourut de faim. Je ne désirais plus rien, je n’espérais
plus rien, j’allais où mes pas me conduisaient, et un jour, je me
réveillai dans notre petite ville. Personne ne me reconnut. Comment
cela eût-il été possible, vu l’état lamentable
dans lequel je me trouvais. Je logeais dans l’ancien manoir, je le connaissais,
je savais où je pouvais m’abriter sans danger. De Céline, je
n’ai gardé que cette petite robe…et elle me montra un lambeau de tissu
bleu en velours, avec un petit col en dentelle autrefois blanche. Je suis
venue pour te prier de faire quelque chose pour moi. En fait, c’est ma dernière
volonté. Dans la cuisine que tu connais, dans le poêle, tu trouveras
un sac à main avec de l’argent. C’est tout ce que j’ai amassé
durant une vie entière de mendiante. Quand tu seras arrivée
en Israël, là où bon te semblera, ce n’est pas important
pour moi, achète une place dans le cimetière. Enterres-y la
petite robe de Céline et commande un monument pour elle. C’est là
où j’irai me reposer, c’est là où je pourrai aller prier,
trouver enfin la paix et briser la malédiction de mes parents.
Puis Reizel se leva et sortit par la porte. Elle ne me laissa pas la conduire, elle ne me laissa pas l’embrasser.
*
Au matin, lorsque je me réveillai, j’étais baignée de
sueur. Sur la chaise près de la porte, pliée soigneusement,
une petite robe. Je regardais étonnée, j’avais peur de la toucher.
Ensuite, je l’ai prise dans ma main. Ainsi, Reizel avait réellement
été ici. C’était bien la robe bleue en velours avec
un col de dentelle de mon rêve. A la tombée de la nuit, je me
faufilai jusqu’à la Maison du Grec. Là, dans le vieux poêle
en fonte, je trouvai le sac à main de Reizel. Quelques vieux billets
usés, toute la fortune de la mendiante.
En Israël, je respectai point par point tout ce qu’elle m’avait demandé.
Seule une question m’obsédait : comment la vieille femme allait-elle
trouver où se situait la tombe de son enfant ?
Un an passa. « Je dois allumer une bougie pour la petite fille de Reizel
», me dis-je, et je décidai de me rendre au cimetière.
Il faisait du soleil, et la Mer Méditerrannée, bleue comme
la petite robe de velours enterrée là-bas, brillait au loin.
Je m’approchai, la tête penchée, le cœur lourd sous le poids
des souvenirs. Je tentai d’abriter du vent la flamme de l’allumette qui ne
voulait pas s’allumer. Je n’y parvins pas. Mais, quand je levai le regard,
je vis des roses blanches qui jonchaient la pierre tombale. Les fleurs fraîches
luisaient dans la rosée. Dans le réceptacle de verre, tremblait
une bougie et des larmes de cire suintaient sur ses bords.
***