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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous vous présenterons un chapitre des courtes nouvelles de madame Madeleine Davidsohn tirées de « La cinquième saison » . Une invitation à découvrir ou redécouvrir cette Roumanie.


Présentation et résumé

« La cinquième saison »   est son troisième livre, paru en 2003 à Bucarest aux éditions Fundatia Culturala Libra, tout de prose courte, où se mêlent le fantastique et l’imaginaire dans une double localisation spatio temporelle roumaine et israélienne bien réelles. Le titre « La cinquième saison » évoque déjà comme un mystère, puisque le cycle du monde naturel compte quatre saisons, la cinquième est celle plus secrète qu’il nous faut découvrir tout au long du parcours de la lecture des dix-sept récits.

Dans ce livre, Madeleine Davidsohn nous convie à un voyage dans chacune de ses nouvelles brèves, un voyage où rêve, amour, espoir donnent un sens à la vie, structurent un autre monde où les valeurs humaines prédominent dans un ordre avant tout moral. Ses personnages à la vie et à la trajectoire apparemment simples, au caractère doux, basculent à un détour de l’histoire dans une autre dimension.
***

Le chat noir    ( 4...partie 1)

Le soir tombait. La lumière baissait d’une minute à l’autre, et rien ne contenait plus la pluie. On distinguait avec difficulté les arbres en face de la fenêtre. Le beffroi, habillé de vignes vierges et de rosiers grimpants durant tout l’été, ressemblait maintenant à un squelette déprimant. L’horloge indiquait quatre heures de l’après-midi. Vova s’arrêta devant les vantaux supérieurs de la fenêtre. Les gouttes de pluie glissaient le long de la surface de la vitre, formant de petits ruisseaux qui éclataient en cadence sur le bord en aluminium dans une explosion de petits cristaux. La pluie gagnait ainsi en mélodie, acquérait du rythme, prédisposant à la rêverie.
Il se sentait bien. Enfin, au bout de tant de temps, une bonne journée. Tellement bonne, qu’il quitta le lit et s’habilla sans aucune aide. Soudain, derrière les arbres, il eut l’impression de distinguer une ombre. Quelque chose jaillit des touffes de bougainvillés, disparaissant dans le brouillard, tout aussi brusquement qu’il était apparu.
"Un chat", tressaillit Vova, tout en sentant un frisson secouer son corps affaibli par la maladie. Un chat noir !
Cette pensée le frappa, comme un coup sur la fontanelle. Il commença à arpenter nerveusement la pièce d’un bout à l’autre, accablé par de noirs pressentiments. " Je suis complètement fou, si je me mets à croire à une malédiction ", se dit-il à voix haute. Il tourna le dos à la vitre et, appuyant fermement sur le bouton de l’interrupteur, il alluma le candélabre. Aussitôt, une lumière vive enveloppa le salon, redonnant vie aux fauteuils fleuris, à la vitrine en bois précieux sculpté et à toutes les statuettes en ébène, en ivoire, en verre de Murano ou en argent, véritables œuvres d’art, rapportées de ses innombrables voyages. Il se pencha vers la rangée de disques et commença à chercher dans la multitude. Ses doigts habiles couraient de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’ils s’arrêtassent sans hésiter : Evgheni Oneghin, son opéra préféré.
Vova s’affaissa dans le fauteuil, les yeux clos, en même temps que la musique remplissait la pièce. Il écouta un temps, sans bouger, presque sans respirer. Tout d’un coup, il se leva comme s’il venait de se rappeler quelque chose de très important, il ouvrit le tiroir du secrétaire plein à ras bord. Parmi les papiers bien ordonnés, il choisit un dossier mince, fermé par un cordon, et l’éleva en direction de la lumière. Des lettres d’imprimerie à l’encre noire se lisaient aisément : " TESTAMENT ". Avec un léger sourire aux coins des lèvres, il commença à lire : " Le présent acte atteste que toute la fortune monétaire, ainsi que la maison comprenant tous les biens et son mobilier, seront hérités par Madame Sima Elcaslasi, unique bénéficiaire après ma mort." Suivaient la signature, la date, et bien évidemment le bureau des avocats où se trouvait la copie du testament.
Ceci est probablement la seule bonne œuvre avec laquelle je me présenterai au Jugement Dernier. Sima pourra plaider en ma faveur devant " LUI ", ricana Vova, cynique. " C’est une brave fille. Elle a enduré tant de misère, tant de chagrin. Cela lui convient, sans aucun doute. Elle le mérite bien plus que quelqu’un d’autre, et surtout, elle pourra élever sa fille dans un monde différent de celui où elle a vécu elle-même. " Il se sentait noble et généreux, fier de lui-même.
Que dira Sima quand elle l’apprendra ? Comment réagira t-elle ? " Il la voyait en imagination, sidérée, sans pouvoir y croire, parce qu’ensuite….elle se mettra à pousser des cris, ou peut-être à pleurer, ou peut-être les deux à la fois, en se frottant le lobe de l’oreille, comme elle faisait chaque fois qu’elle était émue.
L’aria d’Oneghin distilla ses derniers accords. Vova se dirigea vers la fenêtre dans l’intention de l’ouvrir. A nouveau, il lui sembla que l’ombre noire se faufilait parmi les arbres. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Sa tranquillité d’esprit vola en éclats et son imagination le projeta brutalement en arrière dans le temps, dans la petite cabane de terre et de roseaux de l’indien, la ferme tout près du Lac Bleu, le Titicaca, où poussait l’herbe si appréciée, rapportant des millions, l’herbe des stupéfiants. Dans la chambre si calme, il lui semblait presque étrange de se rappeler aussi précisément, après bien des années, chaque détail, bien qu’il eût fait tout son possible pour effacer cette histoire de sa mémoire.

*
C’était une journée d’hiver israélien, comme il n’en avait jamais vécue dans les contrées russes. Le soleil chauffait généreusement, les fleurs printanières sortaient la tête parmi les herbes sèches, comme si elles s’étaient trompées de saison. Leur homme de liaison en Bolivie était malade. Garin, le chef, l’appela alors au téléphone.
- J’ai besoin de toi, Vova. Quelqu’un doit prendre les sacs d’herbe et les transporter dans la jungle. Douze sacs pour le raffinage sont en attente dans la maison de l’indien. Je ne t’aurais pas dérangé, mais c’est une question de confiance. Juste pour cette fois, je te donne ma parole. Je sais que je peux compter sur toi.
C’était la première fois qu’il partait en Bolivie. Il n’était jamais allé dans ces endroits, il ne connaissait pas l’indien. D’habitude, on lui épargnait les voyages longs et fatigants. Garin le protégeait depuis l’histoire en Thaïlande. Ou peut-être ne faisait-il que compatir ? Oui, c’est cela, il compatissait. Au fond, cela aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre eux, peut-être même à Garin… mais c’était arrivé à Vova. Néanmoins, pour atteindre la Bolivie, à sa connaissance, il lui fallait tout d’abord faire escale à Bangkok, car c’est ainsi que fonctionnait le circuit. Et malgré tous ses sens, Vova revint à l’épisode qui l’avait marqué pour le reste de ses jours. Seigneur ! si seulement, il n’était jamais allé là-bas!  Mais… s’il n’était pas allé à Bangkok, il ne serait pas allé en Bolivie, tout comme, ce n’aurait pas été Garin…peut-être… Il rit, un rire sinistre, qui gargouilla dans sa gorge sèche et malade. Les pensées, telle une horde de chevaux sauvages se ruèrent pêle-mêle sur lui.

Il était encore ole hadaş (*nouvel arrivé) en Israël quand il rencontra Garin. Ils se connaissaient déjà d’Odessa. D’ailleurs, là-bas également on craignait et on respectait Garin. Il faisait du commerce, il vendait et achetait aux marins. Il était mêlé à tout ce qui sentait le profit, les poches toujours pleines de roubles. Il s’entendait bien avec la police également. Personne n’osait toucher à lui. Pour Vova, enfant des rues, Garin était une véritable personnalité. Il se battait avec les autres enfants pour lui rendre de petits services. Garin payait bien. Plus tard, en le rencontrant en Israël, il fut heureux de la proposition de Garin de travailler pour lui. Celui-ci ne lui cacha pas les dangers, il fut correct et prévenant comme un père. De fait, une véritable chance ! Au sortir de la rue, et qui plus est, dans une période difficile. " Il y aura de l’argent, Vova ! Beaucoup d’argent. C’est dangereux, mais on fait attention. Ne t’en fais pas. Qui ne risque rien ne gagne rien." Et Vova se risqua. Il entra dans l’affaire et, exactement comme Garin le lui avait prédit, les billets verts commencèrent à pleuvoir.
Il lui revint en mémoire l’image du fonctionnaire de l’aéroport, avec sa chemise déboutonnée, mouillée par la sueur dans le dos. " Ce sera difficile au début ", avait-il averti Vova. Le lendemain, au Sohnut (*Institution offrant de l’aide aux nouveaux arrivants), un autre fonctionnaire, comme à l’aéroport, dit d’une voix professionnelle : Personne ne vous cachera que le début est difficile. Messieurs, apprenez le mot savlanut (* patience) et répétez–le encore et encore une fois, et de plus en plus souvent ensuite, si vous souhaitez réussir en Israël. Comme dit le dicton :  Avec de la patience, tu franchiras les mers. " Au bout du compte, vous vous débrouillerez. Tous se débrouillent. » Vova l’avait alors remercié en pensée pour l’encouragement. Mais, tandis que chaque famille arrivée en même temps que lui se cherchait un chemin dans le nouveau pays, la chance l’avait fait tomber sur Garin dans la rue. Un jour, leurs chemins s’étaient croisés. Il ignorait qu’il se trouvait en Israël. Garin lui avait offert le paradis. Le paradis vert.
C’est vrai qu’il avait entendu parler de la mafia russe, mais il n’imaginait pas que Garin en faisait justement partie et que lui-même serait bientôt un maillon important de cette chaîne. A partir de ce moment-là, tout commença à s’arranger. C’était merveilleux, bien trop pour que cela durât. Il se rappela à ce moment-là qu’il avait toujours craint, à l’époque, que cela se terminât un jour.

Les gars, on part pour Bangkok ! En vacances ! " Garin le regardait en souriant. Tous se mirent alors à crier comme des fous. Ils jetèrent en l’air leurs chapeaux, leurs mouchoirs, chacun ce qu’il tenait entre ses mains. Vova jeta son paquet de mandarines vers le haut, et elles roulèrent toutes autour de lui, pluie de ballons jaunes.
La ville, avec ses pagodes inoubliables apparut devant ses yeux. Il n’avait jamais pensé que la mer pouvait être si bleue, le ciel si haut, les filles si belles, l’air si parfumé.
La marchandise se vendit bien mieux qu’on ne l’escomptait. Son compte en banque contenait bien plus de zéros qu’il n’aurait jamais imaginés même dans ses rêves les plus extravagants. Il était ivre. Ivre de joie, d’alcool, de stupéfiants. Qu’importe ! A Pataia, la mer reluisait tel un immense saphir. La superbe plage thaïlandaise ressemblait à un plateau en argent sous les rayons de lune, et elle…. Elle, une déesse aux yeux étirés, une Vénus thaïlandaise sortie de l’écume de la mer, pour lui. Quelle chance eut-il alors ? Durant longtemps, il se figura que ce furent les vacances les plus formidables de sa vie. Durant longtemps, il en revécut la saveur, en goûta la douceur, en fit revenir le souvenir dans son esprit. Encore et encore. Ensuite…
Au début, ce ne furent que des maux de tête. S’ensuivirent des vertiges, des refroidissements, auxquels il n’échappait plus, des nausées après des festins où jusqu’alors, personne ne le devançait. SIDA, avaient dit les analyses, sans droit d’appel, sans hésitation, sans ménagement. Il eut tout d’abord peur de la mort. Avec le temps, il s’habitua. De toutes façons, il n’y avait plus rien à faire. Vivre ce qui lui était donné, autant qu’il le pouvait, sans conscience, sans comptes à rendre. Et c’est ce qu’il essaya. Cinq années passèrent rapidement. Des traitements, des périodes plus ou moins bonnes. Dans la Mafia, il s’occupait maintenant de petites besognes. Garin le protégeait.

- Juste pour cette fois, Vova ! J’ai besoin de ton aide. Juste cette fois-ci. Fais une escale quelque part, en Europe, si la route jusqu’à La Paz te semble longue ou trop difficile. Tu vas chez l’indien, tu prends les sacs, douze, ils sont déjà préparés. De nuit, à dos de mulets, tu les transportes dans la jungle au laboratoire, et c’est fini. Tu reviens à la maison ! Après cela, plus rien ne t’intéressera. Et c’est sûr. Il n’y a aucun danger. Qu’en dis-tu ? Tu penses être en état de le faire ?

- C’est tout ce que tu as à me dire ? s’est emporté Vova. Tu me prends pour une fillette ? Ou bien tu as peur que je fonde telle une bougie de cire ? Je me sens mieux que jamais. Je peux partir à n’importe quel moment où tu le voudras, du moment que tout est arrangé.

À suivre en février...


***


(traduction et version française : Clava Nour, Nicole Pottier)
en partenariat avec Agonia France



 

   ( À suivre, rendez-vous dans notre édition de février 2007 pour le Chapitre 4... partie 2)

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Créé le 1 mars 2002

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