« La cinquième saison » est
son troisième livre, paru en 2003 à Bucarest aux éditions
Fundatia Culturala Libra, tout de prose courte, où se mêlent
le fantastique et l’imaginaire dans une double localisation spatio temporelle
roumaine et israélienne bien réelles. Le titre « La cinquième saison
» évoque déjà comme un mystère, puisque
le cycle du monde naturel compte quatre saisons, la cinquième est
celle plus secrète qu’il nous faut découvrir tout au long du
parcours de la lecture des dix-sept récits.
Dans ce livre, Madeleine
Davidsohn nous convie à un voyage dans chacune de ses nouvelles brèves,
un voyage où rêve, amour, espoir donnent un sens à la
vie, structurent un autre monde où les valeurs humaines prédominent
dans un ordre avant tout moral. Ses personnages à la vie et à
la trajectoire apparemment simples, au caractère doux, basculent à
un détour de l’histoire dans une autre dimension.
***
A minuit, l'amour: partie1a
Tandis qu’elle s’efforçait
d’arranger quelques mèches rebelles échappées de la
queue de cheval, la coiffure la plus savante qu’elle connaissait en dehors
des cheveux laissés libres sur les épaules, Liliane tressaillit
surprise par les accords de La petite musique de nuit résonnant soudainement
dans le silence de la pièce. Le téléphone, comprit-elle
immédiatement, mais elle mit du temps à trouver la petite boîte
noire, cachée au fond du sac à main, parmi de nombreuses autres
choses qui remplissent toujours le sac d’une jeune fille. Dans le récepteur,
la voix de son amie, Paula, jaillit comme l’orage, sans interruption, avalant
les mots, sortant des onomatopées, lui demandant un véritable
effort de concentration pour comprendre ce qu’elle disait. En fait, la seule
chose importante à retenir, était celle-ci :
- Dans une minute, je suis chez toi. J’espère te trouver prête et habillée !
Lilian poussa un soupir, elle ravala une expression pas tout à fait
élégante et, d’un geste brusque, arracha le petit ruban qui
retenait ses cheveux. C’était une des fois où elle était
très mal disposée. Après trois mois passés à
Tel-Aviv, la ville lui semblait toujours étrangère. Elle se
sentait plus provinciale que partout ailleurs, plus maladroite qu’elle ne
se le figurait. Qu’elle fût à la faculté, avec ses condisciples,
ou en cours avec les assistants, et même au foyer des étudiants,
où elle ne cessait d’envier les autres, parce qu’ils se sentaient
chez eux. Elle avait parfois l’envie d’abandonner.
- Je pars, et voilà tout ! Je ne pourrai jamais m’habituer à la faune de Tel-Aviv, disait-elle à Paula, son amie d’enfance, la seule qui pouvait la comprendre, pensait-elle.
Lilian avait intégré la faculté de médecine avec
la note maximale, et Paula considérait qu’elle était géniale.
- Tu as raison, lui répondait-elle, conciliante.
Les gens sont snobs, mais pour le reste, c’est formidable. Ce n’est qu’une
question de temps. Tu verras que tu t’habitueras. Pour moi non plus, cela
n’a pas été facile quand nous avons déménagé.
Toi au moins, tu m’as, moi, mais moi, je n’ai eu personne pour m’encourager.
Ce qu’il te manque c’est un peu plus de patience et davantage de distractions.
A mon avis, tu es fatiguée. Tu étudies trop. Tel-Aviv est une
ville que l’on doit d’abord comprendre, plaidait Paula en faveur de la ville.
Elle est cosmopolite, bruyante et sale. Elle essaie de rivaliser avec toutes
les grandes capitales, mais elle a son propre style. En fait, elle n’a pas
de style, mais elle est adorable. J’en suis folle ! Tu verras, cela te plaira
à toi aussi. C’est impossible que tu ne l’aimes pas.
Lilian l’admirait pour son naturel joyeux, pour sa facilité à
se lier d’amitié, pour sa capacité d’adaptation. Elle aurait
voulu être comme elle.
« mais, en réalité, comme nous sommes différentes !
» pensa la jeune fille avec dépit, tandis qu’elle fermait la
glissière de ses bottes. Ce sont justement les contraires qui s’attirent.
Les deux jeunes filles se connaissaient depuis l’enfance et leur amitié
avait continué même après que les évènements
de la vie les eussent séparées. Paula, fillette alors âgée
de cinq ans, était depuis peu orpheline lorsque son père était
venu habiter dans leur rue, dans le voisinage. Depuis lors, on pouvait dire
qu’elles avaient grandi ensemble. Maman Dina prit l’enfant sous sa protection
de femme généreuse, d’autant plus que les deux enfants étaient
du même âge. Elle ne fit aucune différence entre l’enfant
brune aux cheveux noirs frisés comme la toison reluisante d’un agneau,
leur nouvelle voisine, et sa fille, blonde comme un tournesol, que le soleil
ne pouvait jamais colorer même si elle marchait au bord de la mer,
les sandales dans une main et son petit chapeau dans l’autre. Encore que,
peut-être, peut-être pourrait-elle bronzer un petit peu.
- Tu vas avoir une insolation, la menaçait maman, mais son présage ne se réalisait jamais.
Ses cheveux restaient inchangés, blonds et droits, comme s’ils venaient
d’être repassés, ses joues pâles et transparentes comme
de la porcelaine, ses yeux gris telles des violettes séchées
dans un herbier. Elles mangeaient ensemble, elles allaient à l’école
ensemble, et même parfois, dormaient dans le même lit, soit chez
Paula, soir chez Lilian , à deux maisons de distance. Seigneur, comme
elle aurait aimé être brune elle aussi à l’époque!
Et surtout quand elle fit la connaissance de Simon, que le professeur principal
avait ainsi présenté : « Votre nouveau collègue de classe, venu de Paris
». Eh oui, elle fut alors la seule qui sut parler avec le garçon
vêtu de manière étrange dans un costume en tissu et d’une
chemise blanche, alors que tous les enfants de la classe portaient des jeans
et de simples t-shirts . Elle seule connaissait bien le français,
de chez elle, grâce à mémé. Il la monopolisa sur
le champ. Seigneur, et dire qu’elle se rebellait au début, lorsque
Otilia, sa grand-mère, qu’elle appelait Mémé, s’obstinait
à lui apprendre le français.
- C’est la langue des savants, avait-elle
coutume de lui dire sur un ton pédagogique, mais peu importait à
Lilian. Elles se disputaient souvent, et même une fois, elle se souvint
d’être restée enfermée tout l’après-midi dans
sa chambre et de ne pas être allée au cinéma avec ses
amis, parce qu’elle avait répondu effrontément à sa
grand-mère.
- Probablement qu’en France, on n’allume plus la lumière à force d’avoir tant de gens éclairés, elle avait retenu jusqu’à maintenant sa réponse impertinente.
Mais pour apprendre, elle avait appris la langue française, car personne
ne pouvait aller contre Mémé quand celle-ci avait quelque chose
en tête. Et donc, en classe, fière de son savoir, elle fut reconnaissante
à sa grand-mère.
Avec le temps, elle se rendit compte que Simon n’était pas intéressant
et qu’il ne méritait ni qu’elle fît des efforts pour lui, ni
qu’elle fût brune. A ce souvenir, Lilian se mit à rire toute
seule.
Puis la langue française mourut brusquement avec la grand-mère.
C’est ainsi que cela se passe, quand on n’a plus personne avec qui parler.
Le fil des souvenirs s’interrompit soudainement au moment où Paula franchit la porte, comme une tempête.
- Tu es prête ? Allons-y !
- Attends juste une minute, que je mette mon manteau. Quel temps fait-il dehors ?
- Brrrr… c’est la Sibérie. Prends
également un bonnet, que maman Dina ne me gronde pas si tu prends
froid. Je lui ai promis de faire attention à toi.
- Si tu te moques de moi, je n’irai nulle part.
- J’en suis certaine, dit Paula en éclatant de rire.
Dehors, un vent fort les accueillit. Paula n’avait pas trop exagéré.
Le ciel pâle donnait l’impression qu’il allait pleuvoir sous peu. Lilian
rassemblait sans cesse ses cheveux de la main. Ils lui rentraient dans les
yeux, ondoyant tel un étendard sur sa gorge.
- Où allons-nous ? demanda t-elle au moment de fermer la porte à clé. Pas trop loin, car j’ai froid.
- On commence par Ramat-Gan (* ville d’Israël).
Aux grands magasins. L’autobus s’arrête justement là-bas. Parfois,
il y a de jolies choses, et si on ne trouve rien là, on ira à
Şenchin (* rue qui porte le nom d’une personnalité célèbre).
On s’achètera certainement quelque chose.
- Je n’ai pas envie de perdre trop de temps
pour une robe et le temps qu’il fait dehors n’invite pas à la promenade.
Aux grands magasins, c’est une bonne idée. Il y a plusieurs boutiques
dans le même endroit. Je verrai peut-être quelque chose d’abordable.
Je ne suis pas riche côté argent. Je suis sûre que dans
l’armoire, on aurait trouvé une toilette adéquate pour le Réveillon,
mais toi et tes idées….
C’était la veille que Paula lui avait parlé de la fête
chez Daniel, et surtout, qu’elles étaient invitées toutes les
deux, elle s’était alors dépêchée d’ouvrir l’armoire
d’un geste brusque. Elle avait écarté les cintres les uns après
les autres, examinant les vêtements suspendus en ordre, les chemisiers,
les deux paires de pantalons, la veste écossaise que se parents lui
avaient rapportée d’Écosse, puis elle avait serré les
lèvres nerveusement, tandis que son regard exprimait un mécontentement
manifeste.
- Tu ne peux pas mettre cela. Pas chez
Daniel, et en aucun cas pour le Réveillon. Demain, nous irons acheter
quelque chose pour t’habiller.
- Demain, je n’ai pas le temps.
- Je sais que demain, tu n’as pas de cours.
- Oui, c’est mon jour de ménage. J’ai un tas de choses à faire !
- Tu les feras après-demain ! lui dit Paula sans lui laisser le temps de réagir. Demain,
nous irons ensemble choisir une toilette de fête. Si tu te figures
que Hedera est Tel-Aviv, alors là, tu te trompes. Tu as besoin d’autre
chose pour le réveillon. Et je suis sûre que tu ne t’es pas
encore promenée parmi les magasins de Şenchin. C’est là que
se trouve le vrai Tel-Aviv. Tu vois, c’est pour cela que tu n’aimes pas cette
ville. Tu ne la connais pas. Tu dois lever le nez de tes livres, tu dois
t’aérer plus. Laisse-moi faire, je me charge de tout.
- C’est bien ce qui me fait peur, rit Lilian
Les deux jeunes filles accordèrent leurs pas en cadence. Elles marchaient
vite, collées l’une contre l’autre, se protégeant du vent.
Dès qu’elles descendirent à la station, l’imposant bâtiment
du complexe commercial surgit devant leurs yeux.
A la surprise de Paula, dès le premier magasin, une vitrine bien assortie
à l’intérieur les fit s’arrêter. Lilian vit un chemisier
en soie qui serait très bien assorti au pantalon en jeans à
la maison. Mais quand elle voulut le montrer à Paula, celle-ci ne
prit même pas la peine de le regarder. Elle continuait à scruter
les étagères, et s’approcha finalement du rayon des robes.
Elle les observa patiemment, sans pouvoir se décider. Soudain, sa
main stoppa le présentoir rotatif. Une robe trois quarts, collante,
couleur du vin de Bordeaux, au décolleté profond, attira son
regard. Une fine rangée de perles bordait les manches et le bas, à
la ceinture assortie comprenant plusieurs rangées du même genre
qui marquait la taille. Paula l’examina en experte et ses yeux s’éclairèrent
de plaisir. Elle se retourna vers Lilian en souriant :
- Voilà ! s’exclama t-elle
enchantée, en inclinant la robe sous les yeux de son amie, comme si
la jolie toilette faisait une révérence. C’est exactement ce que nous cherchons !
- Tu es folle ! Comment pourrai-je porter cela ?
- Tu vas l’essayer tout de suite,
décréta Paula d’une voix catégorique. Et Lilian, comprenant
que tout refus serait une perte de temps, se dirigea vers la cabine d’essayage.
Le modèle semblait avoir été coupé spécialement
pour elle. La robe donnait de la couleur à ses joues, ses cheveux
blonds contrastaient avec le bordeaux foncé, qui leur prêtait
des reflets roux, et accentuait les traits fins de la jeune fille qui autrement
étaient effacés.
- Tu es folle, complètement folle. Regarde-moi ce décolleté ! On peut presque voir mes seins.
En même temps, elle devait reconnaître que la robe lui allait
à merveille. Elle tournait devant le miroir, s’examinant avec soin,
et souriait satisfaite, mais Paula avait cessé de faire attention
à elle. Avec une expression de mépris total pour le manque
de compétence de la part de Lilian en ce qui concernait la mode, elle
se tourna ostensiblement vers le comptoir, mais non pas sans lui dire avant
:
- C’est toi qui est folle !
Ensuite, ignorant son amie, elle s’adressa à la vendeuse d’une voix ferme :
- Nous la prenons ! mais tu dois nous faire une réduction, car nous sommes étudiantes.
Derrière le comptoir, la vendeuse sourit.
- C’est la dernière qui nous reste, alors je vous la fais à 50%.
- Bravo ! applaudit Paula. Je
prévois un succès grandiose pour ce soir. Alors sois prête
pour neuf heures. Je viendrai te chercher ! ce n’est pas loin de ton foyer,
nous pourrons y aller à pied. Tu vas tous les rendre fous.
Que dire de plus, murmura Lilian, mais dans ses yeux brillait une petite lueur gaie.
« La cinquième saison »
***