« La cinquième saison » est
son troisième livre, paru en 2003 à Bucarest aux éditions
Fundatia Culturala Libra, tout de prose courte, où se mêlent
le fantastique et l’imaginaire dans une double localisation spatio temporelle
roumaine et israélienne bien réelles. Le titre « La cinquième saison
» évoque déjà comme un mystère, puisque
le cycle du monde naturel compte quatre saisons, la cinquième est
celle plus secrète qu’il nous faut découvrir tout au long du
parcours de la lecture des dix-sept récits.
Dans ce livre, Madeleine
Davidsohn nous convie à un voyage dans chacune de ses nouvelles brèves,
un voyage où rêve, amour, espoir donnent un sens à la
vie, structurent un autre monde où les valeurs humaines prédominent
dans un ordre avant tout moral. Ses personnages à la vie et à
la trajectoire apparemment simples, au caractère doux, basculent à
un détour de l’histoire dans une autre dimension.
***
A minuit, l'amour: suite 1b
A
neuf heures précises, on frappa à la porte. Lilian courut ouvrir
et resta un moment immobile sur le seuil, en regardant son amie avec une
admiration manifeste. Paula avait une coiffure savante, ses cheveux ramassés
au sommet de la tête dans une agrafe en argent, laissant échapper
des boucles minces, sur les épaules, jusqu’à la taille, pareilles
à une cascade éblouissante, noires, aux reflets bleus, dû
à un spray ou à un shampoing spécial. « On dirait
une éruption de pétrole » pensa la jeune fille. La robe
longue en lamé l’avantageait. Par effet de contraste, elle éclairait
son visage de gitane. Ses yeux brillaient tels des grains de café,
sous les lourds cils maquillés d’argent. L’ensemble tout entier était
du plus grand effet.
- Tu es inouïe ! s’exclama Lilian avec un sourire extasié.
- Crois-moi, tu n’es pas mal du tout toi non plus, répondit Paula à ce généreux compliment.
- Allons-y ! et bras dessus, bras
dessous, elles passèrent ensemble la porte, blotties l’une contre
l’autre, comme autrefois lorsqu’elles étaient enfants. Le vent s’était
calmé, mais le ciel était noir comme le goudron.
- On dirait qu’il va neiger maintenant, dit Lilian en regardant le ciel
- Ce serait un véritable miracle
de Nouvel-An. Mais il est plus vraisemblable que, dès que commencera
la pluie, ma coiffure pour laquelle j’ai travaillé tout l’après-midi,
ira au diable. Nous devons nous dépêcher. Ce n’est pas loin,
juste là, après le coin, une villa à pergola, dissimulée
entre les immeubles. Je ne comprends pas comment elle est restée intacte
entre les géants qui l’entourent
- Du piston pour Monsieur Sobovici, dit Paula en articulant le nom avec emphase, accentuant chaque lettre.
A leur arrivée, la fête battait son plein. Quelques couples,
filles et garçons, parlaient fort. Certains buvaient des boissons
multicolores dans des verres à pied, d’autres suivaient le programme
à la télévision. Seul un couple, lui très grand
et elle mignonne, dansaient sur la parquet brillant, la dernière mode
pour un salon.
- Le père de Daniel est un chirurgien renommé,
lui souffla Paula, en remarquant son étonnement. Ils ont une maison…
et elle émit un petit baiser admiratif avec ses lèvres. Viens
que je te présente.
Les filles étaient assises sur un large canapé en cuir. Les
garçons, en grappe, les secondaient de près. Ils riaient, gesticulaient,
parlaient à voix haute, emplis de verve.
- Mimi, Rina, Sighi, Dona, Paul, Moran, Eli… Paula commença les présentations sans s’essoufler.
- Arrête, arrête ! s’écria
Lilian, apeurée. Je ne peux pas me souvenir de tous ces noms. Et je
ne peux pas non plus leur serrer la main à ce rythme.
Des éclats de rire emplirent la pièce et tous s’approchèrent
des nouvelles venues. Lilian reconnut en son for intérieur que Paula
n’avait pas exagéré quand elle lui avait décrit comment
allait se dérouler la soirée. Le groupe était agréable,
jeune, gai et beau.
Retirés dans un coin, à bonne distance des autres, installés
dans deux fauteuils à dossier, qui les rendaient presque invisibles,
Lilian aperçut deux jeunes, un couple qu’elle n’avait pas remarqué
jusqu’alors. Ils semblaient être engagés dans une discussion
contradictoire. Le visage du garçon, autant qu’on pouvait le voir,
semblait sombre et mécontent, la fille gesticulait des deux bras,
essayant de lui démontrer quelque chose. Paula se dirigea vers eux.
- Tu dois absolument les connaître, dit-elle, en saisissant fermement son bras. Viens avec moi !
Les jeunes filles contournèrent le canapé qui était
sur leur chemin et s’arrêtèrent en face d’une splendide négresse.
Son visage et ses mains d’ébène se détachaient sur le
velours de la robe, rouge comme le feu.
- Mery-Lou, se présenta t-elle
et sa voix résonna mélodieusement comme une musique. Sa tenue
originale ressemblait à de l’eau coulant sur ses hanches, la drapant
entièrement, avec un loulou embrassant les pointes de ses souliers,
fait dans le même matériau que la robe. Lilian ne pouvait la
quitter des yeux. Sa beauté, mais surtout son exotisme lui coupait
le souffle. En voyant son expression ébouie, la jeune fille se mit
à rire.
- tu ne t’attendais pas à rencontrer
ici une négresse ! Je suis étudiante au conservatoire, en chant.
Tu as entendu parler de la chorale « Hacuşim Haivrim din Dimona »
? (* les juifs noirs de Dimona, petit village d’Israël) Mes parents
chantent dans cette formation, moi je suis venue à Tel-Aviv pour étudier
la musique. Lui, c’est Vardi, mon ami, en désignant le garçon
avec lequel elle semblait, seulement une minute auparavant, avoir une importante
querelle. Il est étudiant en psychologie…et docteur en philosophie,
ajouta t-elle ironiquement. « Le professeur connaît tout »,
sourit-elle, en persiflant. Un
jeune homme d’au moins un mètre quatre-vingt-dix se leva du fauteuil
et les prisme en cristal du lustre se mirent à s’agiter. Les cheveux
coupés très courts, presque rasés, le front haut, les
yeux enfoncés dans les orbites sous
d’épais sourcils noirs, il ressemblait à un oiseau rare dans
ce groupe de joyeux fêtards. Lilian fut immédiatement conquise
lorsqu’il s’inclina cérémonieusement vers elle et lui baisa
la main. Surprise par son geste, elle resta sans voix. Paula se mit à
rire de tout son coeur .
- J’en étais sûre, mais ne
te fies pas aux apparences ! Il fait cela avec toutes les filles qu’il veut
séduire. C’est pourquoi on l’a surnommé « le gentleman
». Il est dans le pays depuis cinq ans, mais il ne s’est pas encore
corrigé de ses habitudes qu’il a rapportées de chez lui, en
Roumanie. Pour le reste, il est supportable, quand Mary-Lou ne l’énerve
pas outre-mesure.
La négresse sourit. Elle prit la main de Lilian et l’étudia attentivement.
- Tu as de longs doigts….tu joues du piano ?
Sans attendre la réponse, elle serra sa paume gelée entre ses
mains chaudes, comme si elle avait voulu lui transmettre un signal, créer
un lien. Etonnée, Lilian restait figée, les yeux rivés
sur la négresse. Comme si une force étrange l’immobilisait.
Mary-Lou leva sa main vers la lumière, la paume vers le haut. Concentrée,
elle regarda les lignes inscrites, en suivit le tracé de son ongle
rouge phosphorescent, s’arrêtant chaque fois à chaque intersection.
Un sourire énigmatique se dessinait au fur et à mesure au coin
de ses lèvres, tandis ses sourcils se soulevaient à force de
regarder.
- Fascinant ! s’écria t-elle finalement. Fascinant. Regarde ! L’amour. Ici, à minuit. Et elle continua sur un ton pathétique : « A minuit, l’amour ! »
Lilian regardait elle aussi consternée la paume de sa main, tout en
suivant l’ongle de la négresse qui l’effleurait de sa pointe aiguisée.
- Où vois-tu cela ? demanda
t-elle surexcitée, comprenant après coup combien sa question
était stupide. Mery-Lou rit, d’un rire cristallin.
- Ha ha ! Paula pouffa de rire joyeusement. Elle
t’a prédit quelque chose d’extraordinaire à toi aussi ? Je
le vois à ton expression hébétée. Elle aime épater.
Ne t’en fais pas, ma chérie ! Les prédictions de Mary-Lou ne
se réalisent jamais. Maintenant que nous avons fait connaissance,
buvons en l’honneur de la Nouvelle Année. En une minute, une
coupe en cristal remplie d’un liquide vert transparent se retrouva dans ses
mains. Paula l’offrit à Lilian.
- J’espère que cela te plaira. Goûte !
- Si c’est aussi bon que c’est beau, s’exclama Lilian, surprise par cette couleur d’une pureté rare, je ne vais pas me faire prier. On dirait de l’émeraude véritable.
- C’est un cocktail à base de pisang,
une liqueur verte très douce que l’on ajoute dans les boissons pour
leur donner de la couleur, lui expliqua Paula, experte en la matière.
- Ce n’est pas mal, reconnut Paula, pas mal du tout !
Avec indifférence, elle entra dans le rythme. Elle se laissa entraîner
dans les discussions. Elle apprit, ainsi, que Paul est étudiant en
architecture et qu’il est l’ami de Dona, que Sighi a essayé par deux
fois d’entrer en Médecine, mais que finalement elle avait renoncé,
et qu’elle travaillait maintenant comme éducatrice dans une maternelle,
mais qu’elle essaiera encore une fois l’année prochaine, que Mimi
est mannequin, et en même temps, étudiante en Droit. Moran,
qui lui semblait avoir la meilleure allure parmi tous les garçons,
était encore à l’armée.
- Il est seul dans le pays, lui chuchota Paula. Sa famille est partie au Canada. Il est libre. Tu peux tenter ta chance.
- Garde-le pour toi, riposta t-elle furibonde du ton insinuant de son amie. Tu aimes peut-être les uniformes.
Et Lilian sourit malicieusement, contente de n’être pas en dette. Elle
se sentait étourdie. Il faisait terriblement chaud dans le salon.
- Vous savez que Daniel nous a préparé une surprise à minuit ? s’exclama soudain Vardi.
- Quelle surprise ? s’écrièrent-ils tous d’une seule voix.
- Cela, je ne le sais pas moi même.
Mais j’ai pensé que si nous lui demandions, il nous le dirait peut-être
plus vite. Quant à moi, je n’ai plus de patience. Les surprises de
Daniel sont toujours « super » !
- Nous voulons la surprise ! Nous voulons la surprise ! commencèrent-ils à scander, tandis que Vardi dirigeait des deux mains la chorale improvisée ad-hoc.
- De toutes façons, il n’y a plus longtemps à attendre, dit Paula en regardant sa montre. Il était minuit moins la quart.
Daniel apparut avec un nouveau plateau, chargé de sandwichs.
- Nous voulons la surprise ! Nous voulons la surprise , la surprise, la surprise. Ils se jetèrent sur lui, le renversant presque.
- Si vous m’étouffez, adieu la surprise, cria t-il hors d’haleine, se débattant pour échapper à ceux qui l’enserraient. Je me rends.
Il se dirigea vers le tiroir aux cassettes et en choisit une cachée
par derrière. Radieux, il la présenta tel un trophée
au-dessus de sa tête.
- Le mur. J’ai la cassette originale. Papa l’a reçue d’un patient.
- Hourrah ! un vrai cadeau pour le Nouvel An, lui répondit immédiatement le chœur de voix.
Le Mur, le succès musical du Mur de Berlin. Tous avaient entendu parler
de l’événement et écouté ses chansons à
la radio. C’était le plus récent et le meilleur dessin animé,
selon l’avis des spécialistes. Les chansons étaient devenues
des hits en une nuit. L’une des causes du rapide succès fut, bien
évidemment, le sujet brûlant d’actualité : Le mur qui
séparait Berlin depuis près d’un demi-siècle. Quelqu’un
avait osé le toucher, le détruire de ses notes. Quelqu’un,
un compositeur talentueux et courageux, avait osé affronter ainsi
le communisme. Le compositeur s’appelait Pink Floyd. Dans le salon, le silence
se fit. Daniel essaya de prolonger les préparatifs, mais une personne
éteignit la lumière et mit en marche l’appareil. On ne pouvait
plus arrêter le film.
- Nous devrons faire une pause juste à minuit, dit-il d’une voix contrariée. Allons, vous êtes impossibles !
- Silence ! toi, tu t’en fiches ! tu l’as déjà vu, dit une voix venant de l’obscurité.
A la télévision, apparurent les briques rouges, étanches,
sans fissures – le mur. Le symbole de la dictature, d’une ténébreuse
époque, occupait l’écran tout entier, donnant l’impression
de déborder. Il donnait l’impression de rester là mille ans.
La musique emplissait la pièce, se dilatait, triomphait. Tous regardaient,
fascinés. Lilian laissa tomber son bras librement sur le canapé.
Elle était sous le charme, captivée. Un léger frôlement,
une autre main se superpose, sans qu’elle s’en aperçoive, sur ses
doigts qui battaient la mesure inconsciemment. Elle tressaillit et tenta
de voir qui se trouvait auprès d’elle, essayant de distinguer le visage
dans la semi pénombre du salon. Elle ne voyait pas bien. Rien que
la barbe et une paire de lunettes où les scintillements de l’écran
de télévision se reflétaient dans les verres. D’où
pouvait-il bien sortir et depuis quand était-il là à
côté d’elle ? Elle se souvenait que la place était libre,
mais, il se pouvait que…. transportée par la musique, elle n’eût
pas observé.
- On se connaît tous les deux ? demanda
t-elle à voix basse. Je ne crois pas t’avoir vu auparavant. Où
étais-tu?
- J’ai dormi… je suis Mihael, le
frère aîné de Daniel. Mais tu peux me dire Micky. Tout
le monde m’appelle ainsi.
- Moi, je suis Lilian. Je ne t’ai pas donné la main à ce que je vois, sourit la jeune fille. Je suis désolée que tout notre vacarme t’ait réveillé.
Comme s’il ne l’avait pas entendue, il continua :
- De toutes façons, je devais me
réveiller. Il est juste minuit. C’est dommage de dormir à minuit
pour la Nouvelle Année. Tu es nouvelle dans ce groupe, n’est-ce pas
? Sinon, je t’aurais rencontrée chez nous. Je connais tous les amis
de Daniel.
- Tu as raison. Je n’habite à Tel-Aviv que depuis trois mois, j’étudie la médecine.
- Médecine… la médecine est
une science très difficile. L’être humain, son organisme, sont
si imprévisibles. Et cela te plaît ?
- Pour l’instant, je ne sais pas. C’est
trop tôt. La ville ne me plaît pas. Trop de bruit, trop d’agitation.
Elle me fait peur.
Mihael rit doucement.
- Tu as besoin d’un bon guide. Tu t’es
promenée à Iafo, au bord de la mer, dans le port, parmi les
bateaux, tout en haut sur la digue ? Je t’emmènerai avec moi … un
jour.
Sa voix lui parvenait étouffée, comme de très loin,
elle ressemblait plutôt à un murmure dont elle essayait de deviner
le sens. Lilian aurait voulu suivre le film, mais la présence du jeune
homme l’en empêchait. C’était étrange la manière
dont il était apparu là, sur le canapé, à côté
d’elle, sans qu’elle s’en rendît compte, lui prenant la main entre
les siennes, comme de vieux amis. Un visage inconnu, juste un simple contour,
avec des lunettes et une barbe.
- Hé, vous là-bas, dit une
voix dans l’obscurité, faites silence. Vous aurez le temps de parler
après la fin de la cassette.
Le garçon se tut. Lilian rougit et essaya de retirer sa main, mais il la retint.
- Bonne Année ! La voix de
Daniel résonna brusquement quand, pile à minuit, l’horloge
se mit à compter les coups, ponctuant sonorement les premiers instants
du nouvel an. Il éteignit la télévision et le salon
baigna dans l’obscurité.
- Bonne Année ! crièrent-ils tous en chœur.
On se cherchait les uns les autres, à tâtons, on s’embrassait
pêle-mêle, on se serrait les mains. Lilian sentait les joues
lui brûler. Soudain, la barbe de Mihael lui toucha le visage et ses
lèvres s’approchèrent des siennes. Ce fut un baiser, ou seulement
son imagination ? Car personne parmi tous ceux qui étaient présents
ne portait la barbe.
Les verres se choquaient avec enthousiasme, quand un bruit de verre cassé interrompit l’agitation.
- Les noces suivront, lança
quelqu’un, et la lumière s’alluma immédiatement. Daniel apporta
un balai pour ramasser les débris, pendant que Lilian regardait hébétée
les morceaux de verre, restes de son verre à elle. Une tache verdâtre
grandissait sur le parquet, à ses pieds, goutte à goutte, menaçant
de salir ses souliers.
- Laisse, laisse, ce n’est rien ! disait son hôte en essayant de la rassurer .
Lilian bredouilla une excuse pour toute réponse, cherchant Mihael
des yeux. Elle aurait souhaité le voir maintenant, dans la lumière
brillante du salon, mais le jeune homme était introuvable. «
on croirait que j’ai rêvé. C’est bizarre comme il a disparu
ainsi, tout d’un coup. » Cette pensée resta suspendue dans son
esprit comme une question sans réponse. Quelques minutes plus tard,
l’incident était oublié. Tous retournèrent impatiemment
voir le film.
Pour Lilian, le mirage avait disparu.
Enfin, la cassette se termina. Il y eut un moment de silence. Et brusquement,
tout le monde se mit à parler à la fois, chacun voulant se
faire entendre.
- Magnifique !
- Splendide !
- Terrible !
Les commentaires ne tarissaient pas.
- Les amis ! demain, nous avons cours.
Que peut-on faire si ici, en Israël, on ne reconnaît pas officiellement
le Réveillon ? cria Vardi, en essayant de couvrir le vacarme. Nous vous quittons, et il prit le bras de Mery-Lou.
- Nous parton nous aussi, dit Paula.
Daniel apporta les manteaux, et tous se pressèrent alors pour s’habiller.
Mihael s’était fait invisible. Lilian le cherchait du regard, infatigable,
lorsque Paula la prit par la main.
- Tu viens à la fin ? Où es-tu donc restée, les yeux fixés sur le mur ?
Gênée, la jeune fille prit son manteau et se dépêcha
vers la sortie. L’air frais lui rafraîchit les esprits. Elle se turent
un moment, puis Paula bailla en regardant sa montre.
- Il est tard. Je ne suis jamais restée
autant. Mais la cassette, tu dois le reconnaître aussi, fut formidable.
Dis quelque chose ! Pourquoi restes-tu ainsi, silencieuse ?
- Hé, que veux-tu que je dise ? Ce fut vraiment formidable.
- Et, qui as-tu le plus apprécié dans le groupe ? Pourquoi, mon Dieu, dois-je te tirer les mots de la bouche ? demanda encore Paula. On dirait que tu dors tout debout. A quoi songes-tu ? Ou plutôt, à qui ? Sa voix se chargea d’insinuation.
- A Mihael, répondit promptement Lilian. Je ne l’ai pas vu au moment de partir.
- Quel Mihael ? Tu as rêvé ? Il n’y avait personne de ce nom
- Tu ne l’as peut-être pas vu. Il est resté peu de temps. Mihael, le frère de Daniel.
Paula s’arrêta en chemin. Elle resta un moment immobile, puis elle prit Lilian par le manteau, la secouant avec force.
- De quelle bêtise parles-tu ? De
quel Mihael parles-tu, et depuis quand le connais-tu, je te le demande !
ensuite, comme s’il lui venait une nouvelle idée, elle s’écria, presqu’en la rabrouant : Veux-tu me dire comment il est ?
Intriguée par la réaction complètement inattendue de son amie, Lilian bredouilla dans un murmure :
- Eh bien, il faisait sombre parce que
nous regardions la télévision, mais je peux te dire qu’il a
la barbe et qu’il porte des lunettes.
- Tu es folle, Lilian, tu m’entends ? Complètement
folle. Il est impossible qu’il eût été là. Tu
comprends ? Impossible !
- Non, je ne comprends pas. Pourquoi est-ce si impossible ? Je lui ai parlé, nous avons…
et Lilian s’arrêta brusquement. Elle avait été sur le
point de laisser échapper ce court moment, qui n’appartenait qu’à
eux, ce baiser, telle une promesse.
Elle atteignirent la porte du foyer, lorsque Paula brisa le silence.
- Je ne sais pas ce qui est arrivé
cette nuit. Je n’ai pas d’explication. Daniel a vraiment un frère
aîné. Il y a six mois, ou peut-être un peu plus, il a
été victime d’un accident de voiture. Il a été
conduit à l’hôpital dans le coma. Il n’en est jamais sorti.
Le père de Daniel n’a plus opéré depuis des mois. Il
ne pouvait plus. Ses mains tremblaient. Les
docteurs ne lui ont donné aucun espoir. Le garçon était
relié à des appareils, c’est ce qui l’a maintenu en vie. Daniel
m’a avoué que si Mihael avait pu parler, sans aucun doute, il aurait
choisi d’en finir. Mais ses parents… ils n’ont rien voulu entendre. Ils vont
à l’hôpital chaque jour. Ils
y restent pendant des heures, ils lui lisent des livres, lui passent de la
musique, lui parlent. Un psychiatre de la clinique assure que Mihael pourrait
entendre. Et toi, maintenant, tu viens avec cette histoire incroyable. Que
veux-tu que je te dise ?
Lilian leva les yeux vers le ciel maintenant étoilé.
- Ce matin était si nuageux… on aurait dit qu’il allait pleuvoir, et maintenant, regarde comme la nuit est belle. Elle soupira puis déposa un léger baiser sur la joue de son amie. Bonne Année, Lilian ! Je te souhaite beaucoup de succès à la faculté !
Dans la chambre du foyer, il faisait froid. Lilian aurait voulu dormir, mais
elle n’y parvenait pas. Elle tournait et retournait dans son esprit les évènements
de la soirée. Elle revoyait pour la centième fois, la séquence
de la télévision. Comment peut-on rêver d’un homme que
l’on ne connaît pas et dont on n’a jamais entendu parler dans sa vie
?
Combien de temps s’était-il écoulé ? Peut-être
s’était-elle assoupie malgré tout. La mélodie du téléphone
brisa le silence de la pièce, la faisant tressaillir.
Dans le récepteur, la voix de Paula résonna, différente de l’habitude.
- Cette nuit, Mihael est sorti du coma. A minuit. Tu entends ?
Lilian ne l’entendait plus. Seuls les mots. Les seuls mots magiques…. « A minuit, l’amour ».
« La cinquième saison »
***