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de Leila Zhour, sélection août
2003 :
Elle se présente
à vous.
Chacun sait la différence entre voir et regarder. Entre
entendre et écouter. Photographier les choses et les gens,
c'est entrer dans le regard. L'œil s'étrécit à
la dimension de la focale et l'on voit soudain autrement, on traverse
la vision jusqu'au regard.
Bien sûr, auparavant, il y a eu tous ces instants où
l'on s'est dit "ah, si j'avais l'appareil!" et cette pensée
faisait une petite morsure à l'âme, vite oubliée,
heureusement. Puis il y a l'instant choisi. Aujourd'hui. Promenade
photo. Sacoche en bandoulière, solitude ouverte pour toute
compagne, on va. On a choisi aussi le lieu. J'ai choisi ce lieu.
J'y suis passée des dizaines de fois et je sais que pourtant,
les photos viendront par surprise. Peut-être le bateau échoué
depuis le début de l'hiver? Ou les haies qui couronnent
les digues… le dessin du varech aussi, quand la marée descend…
mais la lumière?
Je ne sais rien. Je m'approche sans savoir et quand je pose le
pied sur le sentier si familier, mon regard se vide de tout souvenir,
de tout projet. Je vois. L'espace présent s'impose.
C'est maintenant et seul cela compte.
Première prise dans une trouée de verdure. Aller
plus loin. La lumière est belle. Exactement ce qu'elle est
toujours ici, fluide, lavée par le vent et les pluies. Les
nuages jouent avec le soleil. Je surveille les trouées de
clarté vive. Lent cache-cache au rythme de la marche.
Maintenant, l'horizon est libre. Plus de haie, plus d'ombre.
Des pensées se succèdent, aussi instantanée
que les prises de vues. Rien ne les emprisonne, rien ne les range,
bien sages, dans le secret d'une chambre noire. Il faudrait des
photos de ces pensées aussi pour que le tableau soit complet.
L'idée me fait sourire.
Retenir qu'il avait du vent ce jour-là. L'odeur de la
marée montante et la lutte inégale des goélands
contre l'air en furie. Aucune photo de cela.
Et puis… souvent les mots accompagnent l'image dont on se saisit.
Des mots brefs, juste par habitude, parce qu'en regardant, on ne
peut s'empêcher de nommer les choses. Il y a du vent et
la mer moutonne à peine. C'est drôle. Et cette courbe
là-bas, on dirait une hanche. Mais où serait la
tête? Les martinets éclaboussent de noir le bleu du
ciel en rebondissant comme des fous de buisson en buisson… Bribes.
J'avance. Je salue le vieux poney. Un portrait? Oui. Il vient.
Tu es bien vieux mon ami. Ton poil a encore blanchi. Oui, tu vois,
à moi aussi le vent ébouriffe la crinière.
Et voilà. À bientôt.
Il ne reste qu'une ou deux photos sur la pellicule. Je reviens
finalement par la mer. Pas envie de me sentir emprisonnée
sur le sentier des digues entre les bras des eaux mortes.
Repasser une vanne, puis deux.
Dernier déclic pour les coquelicots d'un rouge heureux
au milieu des ronces et rentrer, du même pas égal,
le regard au repos, presque rassasié.
En face, de l'autre côté du chenal, un enfant fait
voler un cerf-volant en forme d'albatros. Je songe un instant à
deux photos, l'une de la scène, l'autre qui saisirait son
regard à mi-chemin entre émerveillement et concentration.
Trop loin. Pas de regret. J'entends son rire et sa joie portés
par le vent. L'homme qui se tient derrière lui un peu en
retrait regarde en silence et sourit. Plaisir et joie pour lui
aussi.
Le sentier se termine. Sur ma hanche, la sacoche où l'appareil
a retrouvé sa place pèse. La bandoulière tire
un peu sur mon épaule et, quelque part au milieu, juste
au-dessous du cœur, une part de moi se tend. Fatigue légère.
Rentrer. Demain, une autre fois, j'irai ailleurs. Je ne sais
pas encore où. Photographier reste à chaque fois
une surprise. S'impose.
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