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il se présente à vous.
Avec l'écriture de la neige, m'est
revenu cette nuit, ces instants de la Creuse. Et d'autres neiges, et
d'autre temps. Et c'est un samedi de février. C'est l'hiver.
Dehors il fait froid. Le ciel est bas. Il faut l'imaginer, lourd.
Pesant. Il attend. Nous venons de finir le repas de midi. Isabelle est
silencieuse. Comme le ciel. Comme tout ce qui nous entour. C'est un
temps d'imminence, d'approche. Dans la cheminée le feu
résiste au poids qui l'écrase. Il brûle avec
effort. Avec tristesse. Résignation. Le bois suinte, craque. Les
flammes ne chantent plus, on pourrait entendre leurs plaintes. Comme si
la chaleur se brisait sur le froid, le silence. Dehors le ciel laisse
tomber des morceaux de laine grise qui s'accrochent aux arbres nus. Le
jour a du mal à traverser l'étendue de tristesse de ce
ciel épuisé, saturé de gris, affaibli par l'hiver.
Notre petite maison semble encore plus isolée, plus solitaire,
plus mélancolique. Les horizons ont disparu. Une embarcation
à la dérive dans cette saison interminable, et le
silence, et le froid, et l'attente. C'est un samedi de février.
Dehors il fait froid. Le ciel est trop bas. Trop lourd. Trop pesant.
Isabelle est trop silencieuse. Elle a sur le visage ce voile
d'inquiétude qui fait pâlir son regard. Et maintenant elle
est pelotonnée dans le petit fauteuil rouge. Sa tête
repose sur le dossier. Pour parler il faudrait que la parole traverse
tout un engourdissement, et l'épaisseur d'un ciel. Et c'est
impossible. Elle a remonté ses genoux contre sa poitrine. C'est
un temps d'imminence, qui prend son temps puisqu'il connaît
déjà l'issue à sa pesanteur. Je suis devant la
fenêtre. Je regarde le grand champ se faire peu à peu
dévorer par ce ciel taciturne, accablé. Il a perdu ses
couleurs. Cela commence toujours comme ça. Les couleurs
disparaissent. Au bout du champ la rivière s'est
asphyxiée entre les souches et les pierres grises. L'univers
s'est rétréci, il perdu son sang. On étouffe de
froid, et d'hiver, et de silence, et de lenteur. Je regarde le grand
champ s'effilocher sous cet immense nuage, trop lourd, trop bas. Dans
la pièce résonne en sourdine Rachmaninov, «
L'île des morts ». Un aveu. Un présage. Lent ressac
d'une mélodie obscure. Noire. Quelque chose vient, à pas
lourd. Quelque chose est parti il y a des siècles et va arriver
là, maintenant. Après des siècles de grossesse la
mort peut naître. Le cocon pour l'accueil est prêt. Le
monde est en ordre. Rachmaninov s'accroche aux ombres des flammes
tremblantes de froid et va se perdre tout au bout du champ
dévoré par le gel austère. Et l'attente. Paysage
délavé, qui a perdu son énergie, sa vigueur, qui
s'abandonne à sa déchéance. Isabelle ne bouge pas.
Elle est adossée à l'hiver et à la lenteur du
jour. Elle a remonté sur elle une couverture de
mélancolie. Temps creux des défaites. Temps vide. Et
pourtant si chargé, si compact, si serré. Abondance de
tristesse, abondance de fins, de limites. La mort
généreuse, complaisante, prévenante. Patiente.
Attentive. Scrupuleuse. Méthodique. Oui, temps raidi par le
froid. Figé dans l'imminence. Seule la musique a ses
excès. Elle occupe désormais, seule, l'espace et temps.
Ce qu'il en reste. « L'île des morts », mouvements
amples et sombres. Lancinants. Grave. Je regarde à travers la
vitre, et je sens la montée du naufrage, comme une
évidence. Isabelle est immobile. Et le feu râle, comme si
ses poumons ne suffisaient plus à alimenter son ouvrage. Et la
lumière du jour s'affaisse un peu plus, l'ombre se tasse et
devient plus dense. Il faudrait que tout cela finisse. Mais il y a des
instants qui n'ont pas d'issues.
Et puis cela commence. D'abord on ne le voit pas. Rien n'a changé et pourtant rien n'est plus pareil. On dirait qu'il y a surcroît de douleur, une dernière expiration. On dirait que l'on vient de traverser un monde, que l'on est aux confins de l'univers. Et quelque chose lâche. Le jour, qui s'agrippait avec férocité à la pierre grise heures lâche. Au début c'est imperceptible. Les flocons sont si fins,
si ténus, si fragiles, qu'on les voit à peine. Ils
flottent. Ils ne savent pas encore s'ils vont réussir se poser
au sol ou s'ils vont remonter d'où ils viennent. Ou
s'évanouir. Voilà, ça commence par cette danse
hésitante et légère. Ça commence par la
voix hésitante et légère d'Isabelle. Ça
commence par un trou dans lequel s'engouffre la parole. « J'ai
besoin de faire le point…. Il faudrait que je prenne une chambre
à Guéret… pendant quelque temps…. Le temps de…. »
Je regarde dehors, la pluie blanche peu à peu s'épaissie.
Peu à peu la grisaille humide du champ s'éclaircie.
« Tu comprends… ? ». A cet instant je sais que je ne peux
pas répondre. Non, je ne comprends pas. A cet instant je ne veux
pas comprendre. Il n'y a rien comprendre, là. Simplement
à assister à cet écroulement blanc. Maintenant les
flocons sont épais. Lourds. Serrés. C'est un
déluge de silence blanc, massif. Je ne dis rien. Je regarde
dehors. Me revient à ce moment précis, cet autre hiver,
cette autre neige. Ma mère suffoque ses dernières
respirations. Et je vois la neige tomber sur le grand tilleul, au
milieu de la cour. Blancheur mortelle des temps de neige. Isabelle
attend ma réponse. Ma parole. « L'île des morts
» est en train d'expirer ses dernières mesures. Mon regard
se perd au loin du souvenir. Je suffoque, j'étouffe. J'entends
la respiration haletante de maman. Et la neige comme un effondrement du
ciel. Silence blanc pour étrangler l'extrémité des
râlements. « Franck… ! Parle-moi….! » Sa voix est
douce, mais quelque chose a brusquement débordé plus
loin. Le ciel dans son déluge. Le temps dans sa tension. Et seul
le feu semble revivre. Il rejoint sa flamme. J'entends à nouveau
des crépitements clairs. Dehors c'est une avalanche. Tout est
blême. Déjà sur le sol, grossit le linceul crayeux.
Quand la neige tombe c'est la fin d'un monde. Et on ne sait rien du
suivant. On est envahi, par la suffocation des mères, par la
mort vêtue de blanc. Isabelle s'est levée. Elle est
derrière moi. Elle ne me touche pas. J'entends sa respiration.
Elle aussi regarde dehors. C'est une après-midi qui n'en fini
pas. Qui ne peut pas finir. Il semble que la blancheur du dehors
éclaire un peu plus l'intérieur de la maison. Ecrasement
des ombres dans les angles de ce temps de profusion laiteuse. Quelque
chose halète dans ma mémoire. Essoufflement du souvenir.
Maman racle les derniers instants de la vie. Les dernières
miettes. Je l'entends et je vois de gros flocons blancs, presque gras,
tomber comme une désespérance, éteignant tous les
bruits inutiles. Je suis derrière la vitre du coté des
râles, du coté de l'essoufflement. Sur le carreau la
condensation rajoute de l'opaque aux heures. La petite maison
dévire dans l'océan blanc. J'entends les derniers
raclements de notre histoire avec Isabelle. Les dernières
miettes. Le froid est passé à l'intérieur. Il
colle aux parois de ma chair. Cristaux étoilés de givre
blanc. Et j'ai la sensation d'avoir de la neige plein la bouche, de la
neige comme de la cendre. Et chaque mot que je pourrais dire irait se
perdre dans l'étendue blanche devant mes yeux, derrière
ma mémoire. Et cette neige qui tombe a signé un pacte
avec la mort, avec la fin. Couverture de silence sur l'oubli. *** ->
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Créé le 1 mars 2002
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