Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Nicolas Franck
  sélection janvier 2007

il se présente à vous.


Avec l'écriture de la neige...

Avec l'écriture de la neige, m'est revenu cette nuit, ces instants de la Creuse. Et d'autres neiges, et d'autre temps. Et c'est un samedi de février. C'est l'hiver. Dehors il fait froid. Le ciel est bas. Il faut l'imaginer, lourd. Pesant. Il attend. Nous venons de finir le repas de midi. Isabelle est silencieuse. Comme le ciel. Comme tout ce qui nous entour. C'est un temps d'imminence, d'approche. Dans la cheminée le feu résiste au poids qui l'écrase. Il brûle avec effort. Avec tristesse. Résignation. Le bois suinte, craque. Les flammes ne chantent plus, on pourrait entendre leurs plaintes. Comme si la chaleur se brisait sur le froid, le silence. Dehors le ciel laisse tomber des morceaux de laine grise qui s'accrochent aux arbres nus. Le jour a du mal à traverser l'étendue de tristesse de ce ciel épuisé, saturé de gris, affaibli par l'hiver. Notre petite maison semble encore plus isolée, plus solitaire, plus mélancolique. Les horizons ont disparu. Une embarcation à la dérive dans cette saison interminable, et le silence, et le froid, et l'attente. C'est un samedi de février. Dehors il fait froid. Le ciel est trop bas. Trop lourd. Trop pesant. Isabelle est trop silencieuse. Elle a sur le visage ce voile d'inquiétude qui fait pâlir son regard. Et maintenant elle est pelotonnée dans le petit fauteuil rouge. Sa tête repose sur le dossier. Pour parler il faudrait que la parole traverse tout un engourdissement, et l'épaisseur d'un ciel. Et c'est impossible. Elle a remonté ses genoux contre sa poitrine. C'est un temps d'imminence, qui prend son temps puisqu'il connaît déjà l'issue à sa pesanteur. Je suis devant la fenêtre. Je regarde le grand champ se faire peu à peu dévorer par ce ciel taciturne, accablé. Il a perdu ses couleurs. Cela commence toujours comme ça. Les couleurs disparaissent. Au bout du champ la rivière s'est asphyxiée entre les souches et les pierres grises. L'univers s'est rétréci, il perdu son sang. On étouffe de froid, et d'hiver, et de silence, et de lenteur. Je regarde le grand champ s'effilocher sous cet immense nuage, trop lourd, trop bas. Dans la pièce résonne en sourdine Rachmaninov, « L'île des morts ». Un aveu. Un présage. Lent ressac d'une mélodie obscure. Noire. Quelque chose vient, à pas lourd. Quelque chose est parti il y a des siècles et va arriver là, maintenant. Après des siècles de grossesse la mort peut naître. Le cocon pour l'accueil est prêt. Le monde est en ordre. Rachmaninov s'accroche aux ombres des flammes tremblantes de froid et va se perdre tout au bout du champ dévoré par le gel austère. Et l'attente. Paysage délavé, qui a perdu son énergie, sa vigueur, qui s'abandonne à sa déchéance. Isabelle ne bouge pas. Elle est adossée à l'hiver et à la lenteur du jour. Elle a remonté sur elle une couverture de mélancolie. Temps creux des défaites. Temps vide. Et pourtant si chargé, si compact, si serré. Abondance de tristesse, abondance de fins, de limites. La mort généreuse, complaisante, prévenante. Patiente. Attentive. Scrupuleuse. Méthodique. Oui, temps raidi par le froid. Figé dans l'imminence. Seule la musique a ses excès. Elle occupe désormais, seule, l'espace et temps. Ce qu'il en reste. « L'île des morts », mouvements amples et sombres. Lancinants. Grave. Je regarde à travers la vitre, et je sens la montée du naufrage, comme une évidence. Isabelle est immobile. Et le feu râle, comme si ses poumons ne suffisaient plus à alimenter son ouvrage. Et la lumière du jour s'affaisse un peu plus, l'ombre se tasse et devient plus dense. Il faudrait que tout cela finisse. Mais il y a des instants qui n'ont pas d'issues.

Et puis cela commence. D'abord on ne le voit pas. Rien n'a changé et pourtant rien n'est plus pareil. On dirait qu'il y a surcroît de douleur, une dernière expiration. On dirait que l'on vient de traverser un monde, que l'on est aux confins de l'univers. Et quelque chose lâche. Le jour, qui s'agrippait avec férocité à la pierre grise heures lâche.

Au début c'est imperceptible. Les flocons sont si fins, si ténus, si fragiles, qu'on les voit à peine. Ils flottent. Ils ne savent pas encore s'ils vont réussir se poser au sol ou s'ils vont remonter d'où ils viennent. Ou s'évanouir. Voilà, ça commence par cette danse hésitante et légère. Ça commence par la voix hésitante et légère d'Isabelle. Ça commence par un trou dans lequel s'engouffre la parole. « J'ai besoin de faire le point…. Il faudrait que je prenne une chambre à Guéret… pendant quelque temps…. Le temps de…. » Je regarde dehors, la pluie blanche peu à peu s'épaissie. Peu à peu la grisaille humide du champ s'éclaircie. « Tu comprends… ? ». A cet instant je sais que je ne peux pas répondre. Non, je ne comprends pas. A cet instant je ne veux pas comprendre. Il n'y a rien comprendre, là. Simplement à assister à cet écroulement blanc. Maintenant les flocons sont épais. Lourds. Serrés. C'est un déluge de silence blanc, massif. Je ne dis rien. Je regarde dehors. Me revient à ce moment précis, cet autre hiver, cette autre neige. Ma mère suffoque ses dernières respirations. Et je vois la neige tomber sur le grand tilleul, au milieu de la cour. Blancheur mortelle des temps de neige. Isabelle attend ma réponse. Ma parole. « L'île des morts » est en train d'expirer ses dernières mesures. Mon regard se perd au loin du souvenir. Je suffoque, j'étouffe. J'entends la respiration haletante de maman. Et la neige comme un effondrement du ciel. Silence blanc pour étrangler l'extrémité des râlements. « Franck… ! Parle-moi….! » Sa voix est douce, mais quelque chose a brusquement débordé plus loin. Le ciel dans son déluge. Le temps dans sa tension. Et seul le feu semble revivre. Il rejoint sa flamme. J'entends à nouveau des crépitements clairs. Dehors c'est une avalanche. Tout est blême. Déjà sur le sol, grossit le linceul crayeux. Quand la neige tombe c'est la fin d'un monde. Et on ne sait rien du suivant. On est envahi, par la suffocation des mères, par la mort vêtue de blanc. Isabelle s'est levée. Elle est derrière moi. Elle ne me touche pas. J'entends sa respiration. Elle aussi regarde dehors. C'est une après-midi qui n'en fini pas. Qui ne peut pas finir. Il semble que la blancheur du dehors éclaire un peu plus l'intérieur de la maison. Ecrasement des ombres dans les angles de ce temps de profusion laiteuse. Quelque chose halète dans ma mémoire. Essoufflement du souvenir. Maman racle les derniers instants de la vie. Les dernières miettes. Je l'entends et je vois de gros flocons blancs, presque gras, tomber comme une désespérance, éteignant tous les bruits inutiles. Je suis derrière la vitre du coté des râles, du coté de l'essoufflement. Sur le carreau la condensation rajoute de l'opaque aux heures. La petite maison dévire dans l'océan blanc. J'entends les derniers raclements de notre histoire avec Isabelle. Les dernières miettes. Le froid est passé à l'intérieur. Il colle aux parois de ma chair. Cristaux étoilés de givre blanc. Et j'ai la sensation d'avoir de la neige plein la bouche, de la neige comme de la cendre. Et chaque mot que je pourrais dire irait se perdre dans l'étendue blanche devant mes yeux, derrière ma mémoire. Et cette neige qui tombe a signé un pacte avec la mort, avec la fin. Couverture de silence sur l'oubli.
Et il y a comme une colère qui coure dans mes veines. Un peu comme une avalanche. Et c'est froid et bouillant à la fois. « Pourquoi tu ne dis rien… ? » « Parce que c'est la fin, et qu'à la fin on ne dis jamais rien…parce que c'est trop tard… », « J'ai simplement dis que je voulais faire le point…. » « Je dis simplement que c'est la fin…. » « Pourquoi tu dis que c'est la fin… ? » « A cause de la neige…. » « Peut-être un mois ou deux, peut-être c'est rien… » « C'est déjà plus que l'éternité… » « Peut-être que ça va passer… tu sais mon analyse, ces séances épuisantes… » « Oui, je sais… à ce moment là du temps, elle ne pouvait plus respirer… » « De quoi tu parles ? » « Je parle de la neige, de ce froid, de notre séparation, de cet effondrement dehors… et là, à l'intérieur… ». Alors, Isabelle c'est rapprochée encore, et elle a murmuré comme un enfant fautif : « Pardon…je… » « NON ! Tue-moi, mais ne me demande jamais pardon… ! Non, pas pardon !... Maintenant tu dis pardon, ma mère a dit pardon… pardon, pardon…. Vous dites toutes ça… pardon… parce que la neige tombe… c'est facile, pardon… . Non, je ne pardonne rien… ni à toi, ni a elle, ni à la neige, ni a personne… on ne négocie pas l'amour… c'est tout, ou rien ! » Je regarde dehors, la lumière faibli. « Tu vois, là devant toi, derrière cette brume, derrière cette neige, sur la colline. Tu vois, elle est là, depuis toujours elle est là. Ses derniers mots pour moi ont été, "pardon", après elle a pliée les gaules et on l'a posé sur cette colline, sous une grosse pierre. Et son " pardon " est resté là, bien dehors lui, comme une question impossible, comme un mystère… tu comprends je n'ai rien à pardonner….au nom de quoi j'aurais quelque chose à pardonner !... ». Et la nuit est venue. L'éclairage de la maison faisait un halo de lumière pâle sur le grand champ de neige, dehors. Je voyais cette pluie immaculée traverser l'ombre et la nuit. Et je sentais une éternité de neige à venir…
Et tout fut dit.


 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer