Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Louis Primerano
  sélection mai 2005

il se présente à vous.


  Point, à la ligne

 

C'est un endroit important. Il se passe là quelque chose d'extraordinaire.
C'est une limite, une borne, une frontière. C'est là où tout s'arrête. C'est là où tout prend fin. Au-delà, rien ne commence.
Elle est là. Elle est à bout, au bout de tout.
C'est une femme qui vit de rien. Elle n'est présente que par ses absences. Elle ne dit rien.
A cette heure où j'écris, je vis toujours avec elle.
C'est un endroit important. Elle se tient assise sur un banc, en ce lieu extraordinaire. Elle a dans ses mains un cahier d'écolier. Elle a mis son crayon à la bouche. Ses yeux fixent un point. Elle est là. Immobile. En cette heure grave et singulière, elle n'écrit pas. Ses yeux fixent un point. Le point final des choses, le point qui termine toutes les phrases, le point final de toutes les histoires. Elle n'écrit pas. Elle n'écrit pas ce qui sera l'œuvre de sa vie. Elle n'écrit pas une poésie. Elle ne sait pas ce qui fait l'œuvre d'art. L'harmonie et la mesure ? Le chaos et la démesure ? Le ciel serein ou les tempêtes déchaînées ?
Là, simplement là, dans une sorte de sidération muette et douloureuse.
Elle est là, mais avec cette sensation forte qu'on la rejette. N'est-elle pas de trop ? Au beau elle se sent de trop, et de la beauté elle n'a pas idée. Au langage elle se sent de trop. A tout elle se sent de trop. Elle n'a idée de rien. A cette heure silencieuse et grave, je suis ému, près d'elle. Elle, elle est là. Dans cet endroit important. Quelque chose se joue et se crée là, en ce lieu extraordinaire, là où elle se tient. Assise, immobile, le cahier sur ses genoux, un crayon dans la bouche, elle se tient au bord de l'abîme. Je vis toujours avec elle.
Elle n'écrit pas, elle cherche un mot. Un premier mot qui sera peut-être son dernier mot. Elle cherche un nom. Un nom propre ? Un nom commun ? Non, un nom de nom. Un nom de tous les noms. Elle attend un mot, elle attend un prince, elle ne cherche pas le nom du prince, mais le prince des noms. Elle attend le charme d'un mot.
Je suis près d'elle. Elle cherche le mot d'une vie, le mot qui donne vie et donne tout. Un mot plein de toute vie, et de tout. Un mot passe frontière. Un sésame. Un code de tous les secrets. Un mot d'où s'écouleront les flots de toutes les paroles, de toutes les voix, de tous les écrits. Ce serait un mot qui effacerait tout, jusqu'à cette frontière au bout, au bout de tout. Ce serait un mot ouvert sur tous les horizons. Les univers que l'on découvre de tous les balcons du ciel. Un mot à la ligne de l'horizon. Un mot qui ferait tout renaître. Un mot pour l'au-delà des frontières, qui ferait renaître les rivières, et les ponts sur les rivières, et le soleil, et la lumière.
Je suis près d'elle, silencieux. Je ne souffle pas un mot. Il y a le vent, seulement le vent, qui souffle sur ces moments de passage par ce lieu extraordinaire. C'est peut-être le vent du destin. Je ne dis rien. Elle ne dit rien. Comment lui expliquer qu'il faudrait remonter plus haut ? Plus haut, à la source même.
Comment lui dire que la source des mots n'est pas de même nature que le langage, qu'elle est différente de toute écriture ? ! Moi qui n'ai que des mots. Je me tais, je la regarde dans cet endroit extraordinaire. Elle, elle regarde un point fixe. Elle ne bouge pas. Le crayon toujours dans la bouche. Comme si le mot recherché était au bout de sa langue, comme si le crayon était une plume qu'elle trempait dans l'encre de ses lèvres, ou dans cette écume de l'âme qui vient mourir sur le palais où dort un prince ineffable. Dans cette bouche si adorable. Je voudrais parler avec elle. Je voudrais trouver les mots qui s'inventent dans la solitude et la douceur. Dans la beauté fulgurante d'un instant. Des mots qui, comme des petits cailloux posés sur la surface du silence, tracent le chemin qui mène jusqu'à elle.
Elle s'est lassée des mots de tous les jours, des mots de toujours. Elle est là. Elle se tient assise sur ce point final de toute phrase, elle cherche le mot nouveau, le mot de jamais qui commencera une phrase nouvelle, une phrase inédite, une vie nouvelle, loin des vies maudites. Moi, je ne voudrais dire qu'un mot comme une caresse à l'âme qui sépare et unit deux moitiés du monde : elle et moi, moi et elle. Une caresse où deux êtres se serrent et se blottissent contre la parfaite frontière qui les sépare et les unit. Caresse avec effusion. Dans cette fusion qui tient distingué ce qu'elle unit mais fait vivre la chaleur dense d'une vie commune, dans l'avènement de toute lumière.
Elle est là, en un point fixe, tendue vers un au-delà inaccessible, scrutant des horizons indicibles. Moi, je suis près d'elle, et je caresse l'idée de réunir nos deux mondes avec les mots de tous les jours, avec les mots de toujours. La page de son cahier reste blanche. Quelques larmes ont coulé sur le feuillet. Elles forment les lettres presque invisibles, mais très lisibles, de son chagrin, de sa souffrance, de son ennui. L'encre de ses yeux a laissé des marques humides sur le blanc de la vie, là sur ses genoux, dans son cahier ouvert, miroir du ciel blanc à l'infini.
Moi, je voudrais crier son nom. Je voudrais le répéter encore et encore. Je voudrais l'écrire à l'horizon. Je voudrais crier encore et encore : ne t'en va pas. Je voudrais lui écrire. Lui dire : écoute le mot. Dans écrire, il y a le cri et il y a le rire. Il y a un passage du cri au rire, des larmes à la joie. Il faut le chercher, il faut le trouver. Tu le trouveras. Elle reste longtemps, prostrée, sans rien faire, en ce lieu extraordinaire. Et puis le vent se lève. Lève la plage blanche de son cahier. La page tourne. La page est tournée. Son visage est maintenant serein.
A son tour, elle se lève semblable à la page, debout dans le vent. Légère, fragile, tremblante dans le vent. Elle se tourne vers moi.
Avance et ne se retourne pas. Elle descend d'une montagne de silence. Elle prononce les premiers mots après une éternité muette. « Allons-y » : dit-elle, « allons-y » Doucement, dans un murmure, je lui dis à mon tour : « la vie viendra et elle aura tes yeux. »





 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer