Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
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Louis Primerano
  sélection septembre 2005

il se présente à vous.


 REGARD DE L'OCÉAN

 

Il y a la plage. Et la mer.
Un monde de sable et d'eau, sans âge. Un univers, la présence muette des choses. Il y a, c'est tout.
Il y a.
Les existences silencieuses, la plage illimitée, l'océan sans fin.
Tu es debout, bien droite. Seule ligne verticale, petit segment fini, dans un monde de surfaces planes aux lignes qui se poursuivent à l'infini.
Tu te dresses droite sur le sable, à côté de l'oblique d'une ombre, de ton ombre.
A te voir de loin, tu es semblable à un trait noir tiré dans l'espace immense, que tu partages en deux parties égales, par ce pouvoir humain que tu détiens, silhouette noire face à l'océan.
Ainsi tu apparais : petit trait sur la page du monde, marque lisible d'une écriture mystérieuse, barre tracée dans l'espace saturé des choses pour corriger l'imperfection du tout, un supplément de vérité. Tu es un trait tiré dans la géométrie naturelle.
Tu as devant toi l'océan, toi fente noire au loin, fissure dans cette réalité de sable et de vent, déchirure dans ces lieux de brume et de lumière, ciel, terre et mer, toi, ouverture sur un autre univers, aux intensités vibrantes, aux forces émouvantes, aux âmes frissonnantes. Une lucarne par où s'engouffre la vie.
Au-dessus de toi le ciel ému de ton existence, les nuages te tirent une révérence.
L'océan souffle sur tes cheveux noirs qui ondulent en de longues vagues, il se prolonge dans ta chevelure et dans les plis de ta robe où naissent des vagues dans le vent, qui vient du large, du très large, là bas, du fond de l'horizon, en voyage sur l'onde, jusqu'à ce trait étroit, ouverture, passage vers d'autre larges, vers des horizons sans fond.

L'océan te regarde. Il te regarde, de ses yeux étincelants, miroitants. Il décompose la lumière, il fragmente le soleil en petits éclats scintillants pour composer un regard. Sur toi, il jette son regard, et son souffle, et sa rumeur grondante, douce, permanente. Et dans tes yeux, il y a du bleu, il y a des vagues, il y a du vent.
Rien ne devrait pouvoir troubler cette harmonie, cette perfection, cet équilibre, toi et la lumière, toi et le vent, toi et l'océan.
Pourtant s'avancent sur la plage, en direction de la mer, trois ombres, trois formes penchées en avant qui suspendent, par leur irruption, un ordre, une perfection, une vérité. Trois exceptions dans l'immuable, trois taches sombres, trois hommes.
Le trio avance vers les flots, sans te voir, sans un regard pour toi. Près de l'eau, à la stricte frontière entre terre et mer cessent leurs pas, l'élan qui pousse ces êtres-là jusqu'à l'océan. Ils restent figés, dans une longue immobilité.
Il y a tes yeux tournés vers l'océan qui te regarde infiniment, le ciel et le vent, des points de lumière qui scintillent sur la mer, et trois virgules noires sur le sable, où se marque grain par grain le temps qui passe, depuis des milliers d'années, de ce sablier renversé par le mouvement d'où tout a commencé.
Un trait noir et des virgules, un espace déséquilibré, une harmonie rompue. Un début de texte. Après le silence. Un balbutiement du monde. La fin des regards muets.
Une virgule se redresse, point d'exclamation. Ponctuation d'un silence ému. Face à la clameur de l'océan qui déroule ses vagues, chaque instant, par delà les heures, chaque éternité. L'interjection se courbe à nouveau, pareille à une note de musique. Pour donner au monde son la, sur la grande portée de sable et d'eau. Et son si, et son sol, fondation mélodieuse d'un monde recommencé. L'homme a dans ses mains un violon. Il jouera une musique douce et déchirante. Il avait lancé à l'ouïe profonde de la mer, aux jours de la parole « J'ai l'instrument qu'il faut. Tu me comprendras, tu me répondras, vieil océan ». Il dresse son violon dans le vent. Son archet va et vient, les gestes épousent le mouvement des flots, la baguette droite et rigide se fait fluide qui flue et reflue, comme une vague qui danse, légère, sur les cordes de l'existence. Le musicien n'a pas d'âge, ses cheveux sont blancs, son visage a plus de rides que l'océan. De temps en temps, il se baisse et effleure de son archet, avec des gestes pareils à un rituel sacré, la surface ridée de l'eau écumante. Sur la corde des flots, comme si l'océan était son nouvel instrument. Il cherche la mélodie de l'étendue bleue, une langue musicale, par delà sa rumeur, au-delà de son grondement incessant. Il guette les sons venus du plus profond des temps immémoriaux de son existence remuante, il attend un chant venu du plus loin de son immensité grondante, une réponse à ses appels.
A écouter pourtant le violon dans le vent, il n'y a qu'un air plaintif et gémissant, à peine audible, que recouvre le tumulte de la mer.
Il y a tes yeux tournés vers l'océan qui te regarde infiniment, le ciel et le vent, les sons graves d'un instrument. Et un silence grondant.

Se dresse une autre virgule, trait d'encre noire sur le livre de sable. C'est un homme au visage très pâle, ravagé par les ans. C'est l'outrage vivant du temps qui passe. Il a planté un chevalet dans la plage. Sa toile est blanche. Il ne veut pas qu'elle reste blanche. Il a trempé un rectangle immaculé, de blancheur éclatante, dans les eaux écumeuses de l'océan. Il passera ses pinceaux lentement sur la toile, il n'a pas de palette de couleurs. Il avait déclaré, un jour, il y a longtemps, en ces mêmes lieux, quand déjà il répétait les mêmes gestes lentement. «La mer est rouge». Cette révélation, il l'avait eue, un soir, au soleil couchant, alors qu'il contemplait longuement, fixement, intensément, les flots de l'immense tache liquide, sur la surface de la terre solide : la mer est une grande flaque de sang. Elle est rouge, la mer. Oui, rouge. Rouge sang. C'est la poussière bleue du ciel, tombée au fil des ans, qui lui donne cette teinte d'azur. Non, la mer n'est pas bleue. Il y a le rouge sous le bleu. Il y a le sang versé par tous les vivants, hommes et bêtes, qui ont formé l'océan ; il y a le sang originel qui a donné vie. La mer, la grande matrice, la grande mère. Là d'où vient le sang, là où il va, l'océan. « Mes pinceaux ! Des brosses pour épousseter la poussière du ciel » avait-il clamé. Sous les grains bleus célestes, il y a la couleur authentique. Il voue le temps qui lui reste à la trouver, avant que la mort ne l'emporte, avant qu'il ne perde le sang de ses veines, fleuves qui iront, un jour, grandir l'océan. Un jour, quand il verra le rouge, quand chacun pourra le contempler sur sa toile, tableau d'un réalisme saisissant, alors l'oeuvre sera accomplie, la vérité sera vivante. Lui pourra bien mourir.
A observer pourtant, avec des yeux scrutant le fond des choses, cet espace délimité par le rectangle sur le chevalet du peintre, on ne voit que du blanc. Pas de bleu, pas de rouge. Du blanc.
Il y a tes yeux tournés vers l'océan qui te regarde infiniment, le ciel et le vent, les sons graves d'un violon, et un rectangle tout blanc.
Le troisième homme virgule le sable. Il marque le sol, il trace des repères, arpenteur des grandes rives. Il cherche un point de vue. Un appareil photo est fixé sur un trépied. D'autres, reliés par un long cordon, sont posés sur la plage et forment une figure géométrique compliquée, avec courbes, angles et spirales. Il fera des images de la mer. Il la reproduira encore et encore, et, un jour, il en est convaincu, elle lui livrera ses secrets. Il saura capturer sur le papier, à jamais, ce qu'elle garde pour elle, ce qu'elle ne livre jamais au regard des hommes. Il rendra présente, et manifeste, ce que la mer dérobe toujours, ce que nul jamais n'a pu voir. Il prendra à la mer, cette présence absente qui l'habite, toujours, partout. Il trouvera, le révélateur révélera. Il faut une pellicule, il faut du papier. Ce qui manque à la vue, quand l'homme contemple l'océan, de tous les bords, des bords des îles, des bords du vent, ou des grands navires, ne peut être présent, mais représenté seulement. L'océan de papier sera plus vrai que la masse immense des eaux répandues partout sur la sphère terrestre. Il faut surprendre la mer. Il faut multiplier les points de vue. Il faut une multiplicité d'objectifs tournés vers elle. Il faut au même instant, de tous côtés, la mer représentée. L'homme étale sur la plage les images déjà volées à l'étendue d'eau salée. Des petites, des grandes. La plage est envahie d'une mer de papier qui prolonge l'océan d'eau. La rive de l'océan est un grand damier, bleu du papier, jaune du sable. Une mosaïque bleutée..La mer reflue de la troisième à la deuxième dimension.
A voir pourtant tous les clichés étalés, toutes ces images de la mer sur le sable, il n'y a que le regard de toujours. On ne voit qu'un même regard. Toujours le même regard que l'homme porte à la mer.
Il y a tes yeux tournés vers l'océan qui te regarde infiniment, le ciel et le vent, les sons graves d'un violon, un rectangle tout blanc et la mer en image sur la vaste plage.
Un trouble dans la perfection de la scène première, un recul aussi. Tout s'est éloigné dans un lointain. Un espace s'est ouvert pour l'écriture des textes du monde.
Toi, tu es une lettre, une belle lettre, une lettre isolée dans les phrases de sable, d'eau et d'humanité.
Tu as tout oublié des vies étroites, ton esprit est au large. Tu as tout oublié des ruptures et des cassures, des liens limités et des fêlures, tu es face à la continuité illimitée des vagues et des flots. Tu as tout oublié des coeurs étroits, le tien est dilaté aux dimensions de l'océan.
A la marée montante, ils s'en sont allés, trois virgules, têtes baissées, mais quelques photos oubliées flottent encore sur les eaux. La mer emporte la mer.
A la lumière descendante, toutes les formes se sont effacées. Il n' y a plus que les vagues et le vague. Il n'y a plus de géométrie.
Tu es restée. Face à la mer, yeux dans les yeux.
La mer toujours bleue, l'océan toujours présent, et sa rumeur d'aujourd'hui et d'antan.
Tu es restée. Il ne reste que la beauté.



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Créé le 1 mars 2002

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