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Chaque
mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous
vous présenterons un épisode d'un roman
épistolaire:
Une Relation Épistolaire par Archibald Michiels .
***
Une
relation épistolaire - Épisode I
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. I)
Mademoiselle,
Nous
aurions dû nous rencontrer à la soirée qu’ont
récemment donnée Julie et Jean Lescure, à
l’occasion de la promotion de Jean. Mais j’étais absent, et vous
aussi, semble-t-il. Nos hôtes ne nous en tiennent pas rigueur,
vous le savez je crois. Il se fait que le courriel d’invitation
permettait de retrouver aisément les adresses e-mail de tous les
invités, et je n’ai donc eu aucun mal à me procurer la
vôtre. De là, ce ne fut pas bien difficile d’obtenir votre
adresse tout court, qui se trouve à l’annuaire
téléphonique, tout comme la mienne (Pierre Desreux, 16,
Avenue Blaise Pascal).
Je
ne fais pas usage de votre adresse de courriel, et j’aime à
croire que vous n’utiliserez pas la mienne pour communiquer avec moi.
En effet, ce que j’ose vous proposer par cette lettre, c’est une vraie
relation épistolaire, avec de vraies lettres comme celle-ci, de
papier et d’encre, des lettres que nos mains auront écrites,
puis pliées, puis glissées dans nos enveloppes.
Ne
me prenez pas trop vite pour un déséquilibré ou un
pervers. Je ne viendrai pas sonner à votre porte, je ne vous
épierai pas quand vous sortez de chez vous. Nous nous
écrirons, c’est tout. Ne vous demandez pas ce que vous
m’écrirez, il est trop tôt pour cela ; acceptez seulement
de recevoir du courrier de moi, cela me suffit pour l’instant – mais
écrivez-moi un mot pour me le dire, ce sera votre
première lettre.
Je
m’engage à ne jamais vous poser de questions ; vous
m’écrirez seulement ce que vous désirez m’écrire.
Je m’engage aussi à ne rien dire qui puisse vous choquer ou vous
heurter.
J’ai
besoin de cette relation, à ce moment de ma vie. C’est tout ce
que vous dirai dans ce premier courrier, et je sais que vous aurez la
bonté de me croire.
Je
propose que nous nous passions des formules de politesse usuelles.
J’attends quelques lignes de vous.
Pierre Desreux
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. II)
Monsieur,
J’ai bien reçu votre récent courrier, pour lequel il ne
m’est cependant pas possible de vous remercier.
Je n’ai pas l’honneur de vous connaître. Permettez-moi de vous
dire que votre lettre ne m’en a guère donné l’envie.
Ce que vous proposez, cette relation épistolaire comme vous
l’appelez, je la trouve absurde et ridicule. Nous n’avons rien à
nous dire, et je vous prie de bien vouloir croire que nous n’aurons
rien de plus à nous dire à l’avenir.
Pour mettre les choses tout à fait au clair, je
préfère vous faire savoir d’entrée de jeu que je
n’ouvrirai plus qu’une seule de vos lettres, dans laquelle je m’attends
à ce que vous ayez la délicatesse de m’annoncer que vous
renoncez à votre projet que je n’agrée pas, et que vous
vous engagez à me laisser en paix, et donc à ne plus
m’écrire.
Veuillez croire etc. (je me souviens à l’instant que vous
proposez de faire l’économie des formules de politesse, ce qui
me convient parfaitement)
I. Parent
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. III)
Mademoiselle,
Votre
lettre me laisse une issue, une seule :
celle de vous persuader de
changer d’avis.
Ne jetez pas ce courrier au panier, pas tout de suite. Lisez les
quelques paragraphes qui suivent, ce n’est pas bien long.
Décidez ensuite.
Je ne vous importunerai plus, si vous jugez que ce que je fais ici est
vous importuner. Je m’y engage. En attendant, lisez-moi.
Il faut que je vous
parle de moi, il faut que vous sachiez. Je ne suis jamais arrivé
à établir de relation durable avec qui que ce soit. C’est
dur d’écrire cela, car c’est reconnaître une longue
série d’échecs, dont je ne vois pas la fin. Je ne suis
pas apte à affronter la réalité. Ne me proposez
pas de cure, de grâce, c’est la dernière chose dont j’ai
besoin. Je veux rester comme je suis, et en même temps je veux
vivre, est-ce trop demander ? Et je sais exactement ce qu’il me faut :
c’est précisément ce peu que je vous demande, c’est ces
quelques signes sur une page. Mon imagination fera le reste ; elle est
docile, elle est toujours là, son pouvoir n’a pas de bornes.
N’allez pas craindre que je salisse de ma bave les mots précieux
que vous me confierez. Bien au contraire, je vais les honorer, les
révérer, et leur faire vivre des aventures fantastiques,
même les plus banals, même les plus quotidiens, ceux qui me
diront ce que vous faites de vos journées quand vous ne faites
rien, les mots que vous n’alliez pas écrire si je n’étais
là pour les recueillir, pour leur dire qu’ils ont leur place,
qu’ils sont vous, et que chez moi ils seront bien.
Ne
vous mettez pas en peine de savoir ce que vous allez m’écrire –
quelques lignes suffiront, quelques mots, vous verrez que cela viendra,
je vous aiderai doucement, vous ne vous rendrez même pas compte
que je vous aide.
Quelques mots de votre lettre m’ont fait plaisir. Il s’agit de
d’entrée de jeu : cela veut dire, n’est-ce pas, qu’il y a bien
un jeu, et que vous entrez dedans, vous vous joignez à la ronde,
vous me renvoyez la balle.
Je
ne veux pas vous retenir plus longtemps aujourd’hui. On y va par
petites touches. Je sais que je n’ai pas dit grand-chose pour me faire
accepter, mais je veux aussi vous donner une marque de confiance : je
pense en avoir dit assez pour que vous compreniez ma détresse,
et compreniez aussi que vous seule pouvez y porter remède ; vous
ne comprenez pas bien pourquoi, et cependant vous le savez, n’est-ce
pas ?
Je
vais vivre, cela vous le savez aussi, dans la lumière pure de
l’attente.
P.
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. IV)
Monsieur,
Je
sais que je ne devrais pas vous répondre. Dieu sait à
quels ennuis je m’expose !
Mais il n’est pas encore dit que je vous enverrai cette lettre, j’aurai
peut-être la sagesse de la déchirer et de la jeter au
panier, ce que je n’ai pas eu le courage de faire avec la vôtre.
Je
ne sais pas ce que vous me voulez, je ne comprends rien à votre
projet. Si votre imagination est à ce point souveraine, pourquoi
ne forge-t-elle pas d’emblée les réponses que je pourrais
donner, les lettres que je pourrais écrire ? Elle pourrait les
faire aussi longues qu’elle le désire, et assouvir tous vos
fantasmes. Car vous ne m’enlèverez pas de l’esprit que vous
voulez utiliser ce que je pourrais vous écrire pour bâtir
vos histoires, où le rôle que vous me ferez tenir sera
celui que vous voudrez, et vous ne serez pas obligé de me le
faire connaître. Je gagerais d’ailleurs que vous ne l’oseriez pas.
Vous
comprendrez donc que je vous demande de renoncer à votre projet.
Cela est cocasse : je veux dire, que ce soit moi qui aie une demande
à vous faire, alors qu’il me suffit de me taire et de ne plus
ouvrir vos courriers ; ce que je me propose toujours de faire,
sachez-le. Considérez cette lettre comme une marque de
faiblesse, mais passagère.
Dites-moi donc clairement que nous en resterons là ; si vous le
faites, je vous autorise à penser que je ne vous en voudrai pas
(ce qui veut dire bien entendu que je ne vous en voudrai pas d’avoir
tenté d’entrer en relation avec moi, comprenez-moi bien).
Et
puis, zut ! Cette lettre finit au panier, je ne vous l’envoie pas.
I.
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. V)
Mais
vous l’avez envoyée ! Et si vous aviez pu voir comme mes mains
tremblaient en ouvrant l’enveloppe, je crois que vous auriez eu votre
récompense.
Reconnaissez-le doucement, à petits pas, sans faire de bruit :
la relation épistolaire est là. Vous coûte-t-elle
à ce point que vous envisagiez encore de l’abandonner ?
Laissez-vous aller, laissez couler l’encre, joyeusement, et ne pensez
pas à ce que vous direz demain, à chaque jour suffit… je
n’ose dire une lettre, je n’ose vous réclamer cela. Acceptez
seulement que je vous écrive souvent, et répondez de
temps en temps, quand le cœur vous en dit (vous verrez que votre cœur
veut parler avant vous ; c’est à lui que je me suis
adressé, et je le ferai encore, il est meilleur correspondant
que vous).
Pour
que vous ne m’en vouliez pas, je ne vous dirai donc pas que nous en
resterons là, mais seulement que ce premier bout de chemin
parcouru ensemble est un sentier de lumière ; je ne vois pas
plus que vous où il mène, et je ne cherche pas à
le savoir, je l’accepte ; j’aime entendre votre pas à mes
côtés, tenez, le bruit de nos bottes de caoutchouc sur le
chemin mouillé car il pleut à verse ce matin, et tout
à coup j’aime la pluie.
Permettez-moi de signer Pierre aujourd’hui, et de faire de votre I une
Isabelle toute droite, dressée dans le soleil qui reviendra.
Pierre
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. VI)
Isabelle,
Quelques jours sans courrier de vous, sans réponse, et
déjà je crains d’être allé trop loin, de
vous avoir fait peur, un petit peu.
Et
voilà que je commence ce courrier en vous appelant Isabelle,
tout simplement, et que je veux que vous ne preniez pas cela pour une
familiarité que je me permettrais sans votre accord, mais le
plaisir d’écrire votre nom, et de le dire à haute voix en
l’écrivant, Isabelle.
Isabelle, encore, pourquoi pas ? Isabelle, on vous a dit combien ce
prénom vous fait belle, comme ça, d’entrée de jeu
? Vous voyez, nous partageons déjà des souvenirs de mots
échangés. J’en attends de vous.
Pierre
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. VII)
Isabelle,
Dois-je revenir à ‘Mademoiselle’ ? Vous
préféreriez cela ? Qu’à cela ne tienne !
Mademoiselle,
Je vous demanderai tout
d’abord la permission de vous appeler Isabelle. Et tant qu’on y est,
appelez-moi Pierre, tout simplement. Et écrivez-moi un mot pour
essayer tout cela, deux trois lignes ça ne coûte pas cher,
ce que vous faisiez quand il pleuvait si fort, si vous étiez
chez vous bien au chaud ou prise dans l’averse à vous mouiller
les cheveux, ou la défiant de vos bottes de caoutchouc (jaune
clair, je les imagine jaune clair)
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. VIII)
Pierre,
Jaune clair en effet, et je dois croire que vous ne m’épiez pas
? (Rassurez-vous, elles sont bêtement vert bouteille, et
fichées je ne sais plus où, ça fait une
éternité que je ne les ai plus mises).
Ce
qui veut dire aussi qu’il y a un bout de temps que je ne me suis plus
promenée dans la pluie, et vous m’en avez donné l’envie.
Et avec vous, c’est facile comme tout : il suffit d’imaginer – bonne
petite promenade, et pas besoin de se sécher les cheveux en
rentrant. Est-ce que de temps en temps vous ne vous dites pas que ce
jeu est un rien stérile, et vous empêche de passer
à l’étape suivante, celle où l’on vit vraiment,
Pierre ?
Isabelle (qui ne promet toujours rien, rien du
tout, merci de garder
cela toujours bien présent à l’esprit)
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. IX)
Isabelle,
Quel plaisir de pouvoir vous
appeler ainsi, sans encourir vos reproches ! L’étape suivante ?
Une correspondance aussi suivie que vous le voudrez bien. Pourquoi ne
serait-elle pas elle aussi la vie ? Qu’est-ce, vivre vraiment ?
Je vis vraiment,
savez-vous. J’ai une profession, je gagne ma vie (confortablement). Des
détails ? Autant que vous en voudrez. Moi, je ne pose pas de
questions, mais ça ne signifie pas que je ne répondrai
pas aux vôtres. Je le ferai, en toute sincérité, en
modeste contrepartie du cadeau immense que vous me faites en me
laissant vous écrire, et en m’écrivant de temps en temps
quelques lignes.
Je suis à la
tête d’une agence immobilière, je vous en donne tout de
suite le nom (Immo Desreux, c’est banal à souhait), et le nom
aussi de mon bras droit, Pascal Temprat, de manière à ce
que vous ne soyez pas contrainte d’entrer en contact direct avec moi,
s’il vous passait par l’esprit de visiter un de nos biens ou de nous
confier le vôtre, le cas échéant.
Mais me voilà
encore emporté par mon imagination. Vous êtes sans doute
très bien chez vous, et ne pensez nullement à
déménager (de grâce, ne déménagez
jamais sans me laisser votre nouvelle adresse, je serais au
désespoir – je ne devrais pas vous dire cela, je fais peser un
poids trop lourd sur vos épaules, que je n’estime pas
frêles, croyez bien que je ne tombe pas dans le premier
cliché qui se présente ; quoi qu’il en soit, je suis
imprudent en vous avouant combien j’ai besoin de vous, besoin qui va
s’amplifiant au fur et à mesure que je vous connais mieux – car
je vous connais mieux au travers même de vos mots innocents ; ne
vous en faites pas, ne changez rien, vous savez que ce n’est que mon
imagination qui prend connaissance de vous).
Je
crains de vous lasser, cela au moins est une crainte réelle qui
m’empêche de vous importuner et de vous solliciter outre mesure.
Je
voudrais dire que je vous embrasse, mais évidemment je n’ose pas
(encore).
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. X)
Pierre,
Vous trouvez toujours quelque chose à dire, et on dirait
même que vous devez faire des efforts pour ne pas écrire
davantage. Mais vous ne pensez guère à moi, et il faudra
que vous le fassiez si vous voulez que notre ‘relation
épistolaire’ (les guillemets sont toujours de mise, excusez-moi,
je ne vois pas encore en quoi nous sommes en relation, je veux dire une
relation réelle, quelque chose qui aille plus loin que le jeu
avec les mots – et croyez bien que je ne suis pas du tout sûre de
le désirer) … se prolonge. Je sais que je suis assez comique,
une fois de plus, et que j’aligne les mots un peu comme vous, et puis
me plains de n’avoir rien à dire. Mais c’est pourtant vrai. Je
sais que vous avez une agence immobilière, et que je peux faire
appel à Monsieur Temprat si je ne désire pas vous voir
(merci !), mais tout cela figurez-vous que j’aurais pu le savoir
très facilement par les Lescure, ou en ouvrant l’annuaire. La
question reste donc : qu’est-ce que tout ceci nous apporte, et je dois
dire à vous autant qu’à moi, car j’estime toujours que
théâtre pour théâtre vous pourriez jouer les
deux rôles à vous tout seul.
Voilà. C’est un peu direct, mais il faut en passer par là
(avant que vous ne preniez la liberté d’embrasser un être
de papier)
Isabelle
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. XI)
Isabelle,
Je ne vous pose pas de questions, mais cela ne signifie nullement que
je ne veux rien savoir de vous, que je veux être seul à
vous façonner – si c’était le cas, je n’aurais pas besoin
de vous, c’est vrai. Or j’ai un immense besoin de vous, vous, Isabelle
(que j’aime à écrire votre nom !).
D’ailleurs, je vous avouerai que j’ai tout de même demandé
aux Lescure ce qu’ils savaient de vous, ce qu’ils pouvaient me dire, du
moins. Ils ont été un peu surpris, et m’ont
demandé pourquoi je ne m’adressais pas directement à
vous, c’est tellement plus simple. Plus simple, en effet, mais je me
suis interdit toute question, et vous devrez deviner ce que j’ai envie
de savoir (c’est simple : tout – tout de vous m’importe).
Je sais que vous n’êtes pas mariée, n’avez pas d’enfant,
etc. Toutes choses extérieures. Toutes choses que j’aurais pu
savoir sans l’aide des Lescure. D’ailleurs, ou je me trompe fort, ou
une remarque ironique de Julie tendait à me faire comprendre que
vous également, de votre côté, aviez mené
votre petite enquête sur moi, alors qu’à vous il suffisait
vraiment de me poser les questions que vous vouliez, je me suis
engagé à y répondre sans rien dissimuler,
souvenez-vous.
Si je dis que je vous embrasse, si je vous demande si je peux vous dire
que je vous embrasse, ce sont des mots, j’en conviens ; mais je ne
demande pas à embrasser un être de papier.
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. XII)
Pierre,
Non,
je n’ai pas d’enfant ; non, je ne suis pas mariée. Je le serai
peut-être bientôt, mais je me rends compte que je n’ai
aucune envie de parler de ça avec vous – ça concerne
André et moi, vous n’avez absolument rien à voir
là-dedans. D’où je comprends que je ne faisais que jouer
un jeu avec vous, votre jeu en fait, et que je ne me dévoilerai
pas pour vous. Vous ne posez pas de question, et moi je ne donne pas
d’informations. Ce qui fait que je ne m’estime pas en droit de vous
poser des questions, ou même de vous laisser vous dévoiler
vous à mes yeux. Nous sommes contraints à rester dans le
banal, ce que nous avons fait une journée de pluie, la couleur
de nos bottes respectives, etc. Tout cela est un peu mince, vous ne
trouvez pas ? Vous ne pensez pas qu’on pourrait en rester là ?
On n’a pas fait de dégâts, c’est déjà
quelque chose.
Embrassez-moi si vous voulez ; mieux : faites-le, et que ce soit votre
dernière lettre. Vous comprendrez que je n’y répondrai
pas.
Isabelle (la raisonnable)
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. XIII)
Isabelle la Raisonnable,
Je ne vous
embrasserai pas à la fin de cette lettre, car ce ne sera pas la
dernière. Non, je ne veux pas que nous en restions là.
Oui, notre relation m’aide, me satisfait, me comble. Si elle ne vous
coûte que l’appréhension de verser dans le banal, est-ce
un prix trop cher à payer pour rendre un homme heureux ? (oui,
je peux aller jusque là : quand je vous lis, quand je vous
imagine en train de m’écrire, et quand je vous écris, je
ne suis pas loin du bonheur, je crois comprendre ce que c’est).
Je
ne veux rien savoir d’André, je ne veux pas toucher à
votre relation, je ne veux pas m’immiscer, je ne demande rien. Rien que
quelques mots de votre part, de votre main surtout, de cette
écriture déliée qui respire si profondément
qu’elle apaise, qu’elle dit ce que vous voulez qu’elle dise, oui, mais
aussi ce que je désire entendre, et bien sûr c’est la
même chose, je ne lis pas des choses que vous n’avez pas voulu
dire, mais j’y puise ce dont j’ai besoin, et c’est un bien que vous me
faites, et pourquoi renonceriez-vous à faire ce bien ? Vous
n’avez rien à défendre, et surtout pas votre
intimité ; vous disposez d’autant d’êtres que vous voulez
; je me contente de celui qui m’écrit quelques lignes,
même s’il n’a rien à voir avec tous les autres. Ne lui
coupez pas la parole, je vous en prie. Laissez-le débiter ses
banalités, parler de la pluie et du beau temps (la pluie
surtout, et la couleur de vos bottes ; il faut maintenant que je les
voie vert bouteille, que je m’y habitue ; voyez combien une information
minime de votre part m’occupe l’esprit – et le cœur, croyez-le, et le
cœur.)
Je
ne vous embrasse donc pas ; vous demande seulement de ne pas vous
montrer trop raisonnable.
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. XIV)
Pierre,
Aujourd’hui vous vainquez sans combattre. Je suis un peu triste, et je
ne devrais pas vous écrire, faire votre jeu, faire notre jeu
direz-vous, et pourquoi pas ? Parce que vous en profiterez pour placer
vos pions, et vous construirez sur le peu que je vous donne, et je
serai étonnée d’avoir ce pouvoir, un peu flattée,
pourquoi ne pas l’avouer (mais je ne devrais pas, je le sais), et tout
continuera, et ce n’est pas ce que je veux…
Je suis un peu triste, et vous dire pourquoi c’est
précisément ce que je ne devrais pas faire, mais ce que
je ferai, car en avouant la cause de cette tristesse je veux me montrer
qu’elle n’a pas lieu d’être, qu’elle est puérile, qu’elle
doit s’en aller : André est retenu par son travail ; nous
devions passer la soirée ensemble, il m’avait invitée au
restaurant, et voilà que tout est à l’eau : pour son
travail, est-ce si important ? (son travail, cette invitation, mon
dépit ?). Je ne sais plus, je ne sais plus rien sinon que je
vous offre des munitions : je vous en prie, n’en faites pas usage.
J’ai essayé de passer la soirée à regarder un DVD
: ‘In the Mood for Love’ de Wong Kar-wai, un choix stupide, vous
connaissez ? Un beau film, mais de nature à nourrir cette
tristesse, je le savais ; c’est pour cela que je l’ai choisi, on ne
fait rien sans raison.
Je ne vous écris pas sans raison, Pierre. Je vous embrasse.
Isabelle
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. XV)
Isabelle,
Je ne profiterai pas de votre tristesse. Mais je dois être
sincère, et vous dire que je l’aime. Elle vous rend
magnifiquement présente. Je vous imagine dans le soir qui tombe,
et vous n’allumez pas votre lampe, pour ne pas révéler
votre attente, pour être vraiment seule, vraiment triste.
Alors je n’allume pas la mienne, je vous écris dans le noir
presque complet, je ne suis pas sûr de ne pas écrire sur
une ligne déjà remplie, je ne suis pas sûr de ne
pas effacer mes propres traces, mes propres signes. Si c’est le cas, je
me recopierai, bien que j’aie horreur de cela, je veux que vous m’ayez
comme je viens, sans retouche, comme un dessin que je viendrais
d’achever, que je vous offrirais, comme un enfant, certain qu’il tient
en mains un présent qui ne peut être refusé. Une
fleur que je viens de cueillir pour vous.
Dans ce soir de tristesse, c’est facile de vous dire que vous avez un
ami, c’est trop facile. Autant vous dire que je vous aime. Je vous aime.
Je vous aime et je vous embrasse. Vous ne pouvez rien y faire, vous
l’aviez pressenti. Mais rassurez-vous : le contrat demeure, les termes
en restent immuables, je ne vous atteins qu’avec des mots, et je
n’espère que des mots en retour.
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. XVI)
Pierre,
C’est cela que vous appelez ne pas profiter de ma faiblesse ! Je me
retrouve avec deux hommes qui disent m’aimer ; malheureusement le
premier s’attarde au travail et le second est en papier.
Je suis trop dure avec André : il ne s’attarde pas au bureau,
c’est le bureau qui le retient, et je dois apprendre à faire la
distinction. Je suis trop dure avec vous : vous n’êtes pas de
papier, seuls vos sentiments le sont.
Je n’ai pas deux hommes qui m’aiment ; j’ai deux distinctions à
faire.
Isabelle
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. XVII)
Isabelle,
Votre amertume trahit une grande tristesse ; c’est à elle que je
voudrais m’adresser. Je ne connais pas André, et je ne parlerai
pas pour lui, mais sans doute vous fait-il pleinement confiance et
s’attend-t-il à la même confiance de votre part ; il
serait avec vous s’il le pouvait, n’en doutez pas – qui serait assez
fou pour préférer le bureau ?
Oui, j’ai profité de votre tristesse, et j’en profite encore. Et
je vous redis que je vous aime. Et je vous le redirai encore, comme
ceci : je vous aime ; comme ceci, encore : Isabelle, je vous aime. Ce
sont des mots, ce sont donc des traces d’encre sur du papier, les plus
belles qu’une plume puisse y laisser. C’est aussi la voix de Pierre,
celle qui coule là-dessous comme une rivière de
printemps, se réjouit de ses bonds, et vous regarde se mirer
dans son eau claire. C’est Pierre tout entier, corps et âme ;
c’est moi.
Je vous embrasse, Isabelle.
Pierre
D’Isabelle Parent à
Pierre Desreux (Ep. XVIII)
Pierre,
J’avoue que j’aime entendre votre voix telle que je l’imagine (à
mon tour !) sous vos lignes, votre petit ruisseau clair qui gambade
à sa guise et refait le monde comme il l’entend…
Ma tristesse, oui, c’est la source de tout ce que je vous permets, en
m’en voulant tout de même. J’aime les mots, je le confesse
à voix basse, après tout c’est toujours à des mots
que nous devons accorder confiance ; à quoi d’autre, en effet ?
Et dans ce cas, pourquoi pas aux vôtres, eux au moins ne me
doivent rien, ce qu’ils m’offrent c’est de leur plein gré, et
ils demandent si peu en retour. Ils peuvent me dire que vous m’aimez,
j’aime à les entendre.
Je vous embrasse, Pierre.
Isabelle
De Pierre Desreux à
Isabelle Parent (Ep. XIX)
Isabelle,
Votre lettre me ravit, bien sûr, que croyez-vous ? Je la porte
sur moi, j’ose vous dire : à même le corps. Mais elle est
le fruit de votre tristesse, tristesse dont je ne peux savoir que ce
que vous voulez bien me dire. Je ne poserai pas de questions, mais
j’aimerais vous aider à la dissiper, au risque de perdre en
partie cette nouvelle intimité qu’elle a instaurée entre
nous. Je soupçonne qu’André y est pour quelque chose,
dans cette tristesse qui vous emplit. Vous faites confiance aux mots ;
donc aux siens en premier lieu, si vous l’aimez. Si vous ne le pouvez
plus, il faut réagir, ne pas laisser les choses se
dégrader – c’est leur penchant naturel, aux choses, il faut le
combattre. Je sais que je n’ai pas vraiment le droit de dire tout
ça ; je dois me mêler de ce qui me regarde, et votre
rapport avec André ne me regarde pas. Je ne les connais pas, ni
le rapport, ni André lui-même ; mais si vous l’aimez il ne
peut être médiocre ; et s’il vous aime il fait bien. Comme
moi, mais chacun dans son domaine. Ne croyez pas trop vite que je
l’envie : je sais la part que j’ai, et que celle de Marie vaut
bien celle de Marthe.
Dites-moi ce que vous voulez, autant que vous voulez, quand vous le
voulez.
Je
vous aime et vous embrasse.
***
( À
suivre, rendez-vous
dans notre édition de novembre pour l'Épisode II )
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