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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous vous présenterons un épisode d'un roman épistolaire:

Une Relation Épistolaire
par Archibald Michiels .


***

Une relation épistolaire  - Épisode II

D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (EP.XX)
 

Pierre,
 
Je voudrais parler d’André, parler de moi, parler de ce qu’il y a entre nous, de ce qui va toujours et de ce qui ne va plus trop. Mais même en parlant de moi je parlerais aussi de lui, et quel droit ai-je de faire cela ? C’est à lui que je dois parler, pas à vous. C’est à lui que je parle, d’ailleurs, mais je ne suis plus si sûre que nous nous comprenions aussi bien que nous le faisions naguère encore. La part de Marthe, oui, celle qui s’affaire, c’est moi, ça – vous, bien sûr, vous êtes le contemplatif, vous regardez tout cela de haut, et en ce moment je vous déteste, ce qui ne doit pas manquer de vous faire plaisir, car ça veut dire que vous comptez pour moi, n’est-ce pas, et le reste vous importe-t-il vraiment ?

Je suis injuste ; avec tout le monde, y compris avec moi-même. Il vaut encore mieux que je vous parle, d’André et de moi. Mais pas aujourd’hui ; vous avez d’ailleurs dit que c’est quand je veux. Et aujourd’hui il se fait que je ne veux pas, tout simplement car je ne suis pas prête.
                                               
Isabelle



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXI)
 

Isabelle,

Injuste, peut-être pas ; fatiguée, certainement. Et vous ne me détestez pas : on ne parle pas aux gens qu’on déteste. Du moins pas comme vous le faites.

Je crois qu’il est temps de vous parler un peu de moi, même si vous ne me le demandez pas.

Je n’ai pas toujours vécu seul. Il y a eu Anne ; Anne m’a déçu (j’ai déçu Anne). Il y a eu Laurence ; Laurence m’a déçu (j’ai déçu Laurence). Il y a eu Claire ; Claire était un oiseau (qui s’est envolé). J’ai décidé alors de vivre seul, avec mes livres et dans mes livres ; décidé de vivre avec des mots ; choisis, un à un s’il le fallait. Ces mots, j’ai désiré qu’ils ne soient pas encore écrits, ce seraient les plus beaux ; je désire maintenant que ce soit votre main qui les trace ; les choisisse, un à un s’il le faut. J’en suis là ; je voudrais pouvoir dire : vous en êtes là aussi, nous en sommes là.

Parlez-moi de vous, dès que vous le pourrez.  Ce sera en parlant de vous que je parlerai le mieux de moi ; car je veux me définir comme écoute et, éventuellement, réponse.

J’attends un mot de vous ; suivi d’un autre, puis d’un autre, puis d’un autre encore ; ainsi la ligne entière, suivie d’une autre, puis d’une autre encore. Ainsi la lettre, que vous pliez, que vous glissez dans une enveloppe, que vous m’adressez, à moi, Pierre Desreux, 16, Avenue Blaise Pascal, qui ne vit que pour elle, que par elle, que pour vous, que par vous.

Et qui vous embrasse, bien sûr.

 
                                                           Pierre



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXII)
 

Pierre,

Tout cela vole bien trop haut pour moi : trop de rhétorique. C’est votre péché mignon, n’est-ce pas ? Ne comptez pas sur moi pour vous fournir les mots inoubliables que vous voudrez thésauriser. Je vous parlerai de moi, d’accord. Et d’André. Simplement. Cela remettra les choses en place, je crois.

D’André d’abord. De son corps, qui me remplit, qui ne laisse vide aucune parcelle de moi. Lui, son corps, est toujours le même – folle qui voudrait plus, folle qui voudrait mieux. Je sais quand je suis comblée et donc je sais que je suis comblée. Si on pouvait s’en tenir au rapport entre les corps, si on leur laissait la parole à eux, la parole, la fameuse parole ! Cela ne ferait pas votre affaire, sans doute. Encore que ça pourrait vous guérir de votre tocade pour les mots, une fois pour toutes.

Mais André veut toujours autre chose, veut que nous soyons d’accord sur tout, veut connaître mon point de vue sur tout, et qu’il soit en même temps le mien et, comme par hasard, le même que le sien. Je résiste, bien évidemment. Si bien que nous perdons du temps à trouver des solutions de compromis, où mon avis rejoint le sien dans l’exégèse qu’il en donne, lui, et reste le mien dans ma propre interprétation, que souvent je garde pour moi, en cédant donc, et en m’en voulant de le faire, ce qui conduit à une certaine agressivité de ma part, dont il cherche la cause dans un désaccord que nous aurions, et la machine est relancée, et, la fatigue aidant, je me décourage, et finis par vous écrire en vous parlant de tout cela, ce qui n’est pas une bonne idée, car ça va vous relancer vous, et je vais devoir me battre sur deux fronts au lieu d’un seul, ce qui me fera une belle jambe. J’aime la manière dont les hommes m’aident à vivre ; je crois qu’il ne m’en faut plus qu’un troisième pour devenir tout à fait folle.

Soit dit en passant, je crois qu’André n’apprécie pas trop notre relation épistolaire. Il me demande ce que sont toutes ces lettres que je reçois, et si j’y réponds (il sait que oui, je ne me cache pas pour écrire). J’ai décidé de ne pas accepter de lui montrer vos lettres, ni mes réponses. Il doit se contenter de savoir que notre relation, j’entends celle entre André et moi, n’est nullement affectée par cet échange de lettres entre nous. J’en fais un espace de liberté, et c’est ce qui lui déplaît, même s’il n’ose pas le dire ouvertement.

Il y a quelque chose de désolant à regretter qu’un homme ne se limite pas à un corps, je veux dire ne fasse pas totalement confiance à ce que son corps, nécessairement, lui apprendrait sur lui-même et sur les autres, s’il voulait seulement l’écouter. Avez-vous vu ‘In the Cut’ de Jane Campion ? Un film que peu de gens semblent aimer, et qui dit exactement cela, et c’est peut-être pour cela que si peu de gens l’aiment.

Je me hâte de mettre fin à ces réflexions désabusées. Écrivez-moi des choses légères, sans monter sur vos grands chevaux.

Je vous embrasse.

                                                                       Isabelle 

 


De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXIII)
 

Isabelle,

Je n’ai aucune intention de monter quelque monture que ce soit, mais je suis bien obligé de vous dire : attention ! Je ne veux pas me mêler etc. mais je n’aime pas que vous ayez à justifier notre correspondance, devant qui que ce soit. André a un corps formidable, que tout le monde lui envie, etc. mais ce n’est pas une raison pour qu’il prenne possession de votre âme tout entière, et vous décourage de m’écrire, de temps en temps, vous savez que je ne demande pas la lune, juste quelques mots, de temps en temps, précisément.

Je devrais être léger, léger au point d’écrire des choses légères, aptes à vous divertir, à vous faire oublier cet empire que quelqu’un veut avoir sur vous, et que personne n’accepterait pour soi, et que je ne vois aucune raison à ce que vous l’acceptiez vous, car un corps est un corps, et l’esprit ne lui poussera pas par magie. Oui, je connais le film de Jane Campion, et je l’apprécie médiocrement, trop de littérature là-dessous, me croirez-vous ? (mais bien sûr que je vous crois, Pierre, vous n’aimez pas la concurrence, c’est bien normal).

Attention, Isabelle. On se forge aisément des raisons, il y en a toujours de bonnes, au moment où on croit en avoir besoin. Mais bientôt elles apparaissent pour ce qu’elles sont, de beaux et grands prétextes, dont on n’a plus que faire.

Je vous embrasse,

et vous suggère de montrer à qui de droit cette ligne unique, afin qu’il sache que vous êtes autre chose, et bien mieux, qu’un instrument de je ne sais quel besoin de tout emplir et de tout posséder (ce qui vaut pour le corps ne vaut pas pour le tout, Isabelle, n’en déplaise à votre Jane favorite).


                                                                       Pierre


D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXIV)
 

Pierre,

Il faut que je vous demande à nouveau d’interrompre, sinon de mettre fin définitivement, à notre correspondance. Quoi qu’il en soit, moi de mon côté je ne vous écrirai plus. Il s’agit tout simplement de préserver la vie à laquelle je tiens, à savoir ma vie avec André. Je n’ai que celle-là, Pierre. Vos mots, et les miens, sont des mots. On ne se satisfait pas de mots, Pierre. Le corps ne s’en satisfait pas. L’âme non plus, du reste : si le corps dit sa faim, l’âme est à l’écoute.

Je vous raconte en deux lignes. J’ai eu la très mauvaise idée de suivre votre suggestion, et, sur le ton de la plaisanterie (pour détendre un peu l’atmosphère, comme on dit sans trop savoir de quoi on parle), j’ai montré votre ligne à André, ce ‘Je vous embrasse’, en cachant le reste du texte. André a voulu voir le reste, et là je me suis remise à résister, et on est repassé par toutes les étapes connues de nous deux, André et moi. En fin de compte, il a obtenu de moi que je ne vous écrive plus, sauf une lettre, celle-ci, pour vous dire que ce serait la dernière.

Ne me blâmez pas ; vous ne seriez pas là pour me consoler, si je restais seule. Ni mon corps ni le reste de moi (mon âme, si vous voulez l’appeler comme cela) ne peuvent se résigner à une vie sans André, sans ce corps qui me connaît et que je connais, sans cette parole de nos corps, celle qui met un terme à tous nos conflits, celle qui efface nos différences, celle qui apaise vraiment.

Je vous dis adieu. Je vous embrasse une dernière fois.

 
                                                           Isabelle

 
P.S. Essayez de ne pas m’écrire, même s’il vous en coûte.



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXV)
 

Isabelle,

Incorrigible Isabelle ! Vous savez pertinemment bien que je ne cesserai pas comme ça de vous écrire, vous savez que je vais continuer à me battre, et je sais que vous finirez par voir que vous ne pouvez pas accepter de renoncer comme ça, juste parce que ça déplaît à l’ego de ce monsieur. 

Vous répondrez à ce courrier, Isabelle. Ne pas le faire serait trop bête.

Vous voulez être vous-même, vous n’accepterez pas d’être façonnée par un autre, quel qu’il soit.

Je sais que notre relation est limitée, et je veux qu’elle le reste. Limitée aux lettres, épistolaire, du latin epistula, la lettre. Des mots, oui. Pas du vent, pas du rien, pas quelque chose qui n’a pas d’importance. Pas quelque chose à quoi on renonce pour le caprice d’un autre. D’un jaloux. Car il est temps de lâcher le mot, Isabelle. Il est temps que vous vous rendiez compte que ce monsieur est jaloux. Il se comporte en jaloux, car il l’est. André est jaloux. La vie avec un jaloux est un enfer. Elle le deviendra si elle ne l’est pas encore. Elle est en passe de le devenir. Comprenez cela, Isabelle.

Ce corps, il ne faut pas tout lui céder. J’en suis revenu, de cet empire du corps, et de toutes les justifications qu’il cherche pour s’installer. J’attends votre retour à vous. Il ne tardera pas.

Je suis confiant, Isabelle. Dommage seulement que je
sache que c’est la jalousie d’André qui vous fera revenir, et non la force de mes mots, l’intensité de mon appel.


A très bientôt, Isabelle.

                                                                                Pierre.



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXVI)
 

Pierre,

Une partie de moi s’étonne de vous répondre. Une autre sait que je dois le faire encore une fois.

André est jaloux, certes. Je le sais, je le sais depuis longtemps. Vous savez, au départ la jalousie est quelque chose qui fait plus plaisir que peur. On se dit qu’on est appréciée, qu’on est aimée, et comme c’est de toute façon la seule chose qui compte, la seule chose à laquelle on tienne vraiment… On n’étouffe pas, on respire ; on respire de la même respiration que celui qu’on aime. On veut couper tous les liens, tous les autres liens, pour que celui-là soit vraiment souverain, prenne toute la place.

Cela ne dure qu’un temps, peut-être, mais on n’est pas pressée de le voir prendre fin, on fait tout ce qu’on peut pour qu’il dure encore un petit peu. C’est le point où j’en suis. Je suppose que vous avez raison quant à la suite. Je ne la vivrai que trop tôt, n’en hâtons pas la venue.

Je n’ai pas rompu avec André, mais nous nous sommes disputés. Plus sérieusement que d’habitude, même si c’est resté au niveau des mots. Ça s’est terminé au lit, comme bien on pense (suis-je cynique ? déjà ?).  Et comme peut-être vous n’aimez pas que je vous le fasse savoir, car c’est le domaine auquel vous n’accédez pas, cela dépasse les mots, et donc vous agrée bien peu, n’est-ce pas ?

Nous en sommes au compromis, André et moi. Dont voici la teneur : je vous écris, mais il ne veut plus rien en savoir. Il ne veut plus jamais entendre parler de cette correspondance, il faut que rien ne vienne lui rappeler qu’elle existe. C’est moi qui dois relever le courrier, et aucune lettre de vous à moi, ou de moi à vous, ne doit ‘traîner’ où que ce soit dans la maison. Stratégie de l’autruche. Vous direz : du déni. Déni de moi, déni de lui. Vous aurez raison.

Aussi, ce serait tellement mieux si on s’abstenait nous deux, de commun accord. Pour préserver ce qui est à préserver, et ne pas se retrouver dans une situation où nous n’aurions plus que des reproches à nous adresser, reproches sur fond de regrets, d’occasions manquées, de renoncements stupides, tout ça pour quelques lignes échangées, pour une relation dont on perçoit la nature désuète de par son nom même, une relation ‘épistolaire’.


Ne m’écrivez plus, Pierre. Le temps de vos mots est passé.

 

                                                           Isabelle



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXVII)
 

Isabelle,

 

Je m’en tiendrai au compromis que vous avez si sagement concocté avec André, sous les draps. Je vous écrirai, vous ferez disparaître mes lettres, vous me répondrez, je garderai les vôtres si vous le voulez bien, bien à l’abri, à l’abri d’André et de sa jalousie stupide, stupide comme toutes les jalousies qui se respectent.

Le temps de mes mots – et des vôtres – est loin d’être passé, Isabelle. Je crois qu’ils vont vous être de plus en plus nécessaires, car votre respiration voudra retrouver son indépendance – ce n’est pas très agréable, quelqu’un qui respire à votre place.

Vous souvenez-vous du temps où vous acceptiez que je vous dise que je vous aime ? Du temps où nos lettres se terminaient par ‘Je vous embrasse’ ? De la joie, peut-être, que vous aviez à lire ces mots ? De ma joie intense, de mon bonheur, à les écrire, un à un, les mots banals auxquels ma main redonne vie, et que votre regard achève d’accomplir.

Ce temps revient, Isabelle. C’est là ma bonne nouvelle. Il vous attend.

Il respire déjà, lui, par mes mots. Il va à la rencontre des vôtres. André est à plaindre, comme tous les tyrans ; mes mots le savent, les vôtres aussi. Laissez-leur la voie libre, ouvrez-leur au besoin. Vous les verrez bondir.

Je vous attends et je vous embrasse. Je vous embrasse, Isabelle.

 

                                                           Pierre


D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXVIII)
 

Pierre,

Je sens chez vous une certaine amertume quand vous parlez d’André, et je voudrais qu’elle vous abandonne. Je ne décrirai pas ma vie avec André, ni sous les draps ni ailleurs. Sachez seulement qu’elle m’est absolument nécessaire, et que je n’y renoncerai pas, et que vous pouvez m’épargner vos leçons sur la jalousie. Ne croyez-vous pas que je sais tout ce que vous me dites bien mieux que vous ? Me prenez-vous pour une aveugle, une idiote ?

Vous voyez, ce n’est pas notre meilleur sujet de conversation. C’est vrai que je vous écris encore, c’est vrai que je vous lis, toute seule, dans un tête-à-tête avec vous. C’est vrai que notre intimité a cessé de me faire peur, maintenant que j’estime l’avoir gagnée, gagnée car défendue.

Nous nous écrirons, Pierre. Je crois que vous n’en avez jamais douté. Savez-vous que vous êtes, vous, bien orgueilleux ? Vous êtes sans doute plus prompt à repérer les défauts des autres qu’à vous livrer à une bonne petite introspection, bien critique. Je vous la suggère comme exercice spirituel du jour. Ne m’écrivez qu’après l’avoir accompli. Prenez le temps nécessaire.

Je vous embrasse tout de même. Non, laissez tomber le ‘tout de même’. Lisez-le, puis effacez-le.

 

                                                                       Isabelle



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXIX)
 
Isabelle,

Je vous ai suivie en tout point. J’ai lu votre ‘tout de même’, je l’ai scrupuleusement effacé, et je me suis retrouvé avec un ‘je vous embrasse’ du bon vieux temps, qui est donc revenu, exactement comme je le prédisais.

Je me suis aussi livré à l’exercice spirituel recommandé, et j’ai trois fois heurté mon front contre la pierre en proférant ‘mea culpa, mea maxima culpa’. Je savais déjà, toutefois, que le démon de l’orgueil m’a entre ses griffes, si bien que le progrès accompli est plus mince que vous ne l’espériez.

Je ne vous parle plus d’André. Qu’il garde la part de vous qu’il croit détenir, bien jalousement. Il ne vous a pas tout entière, fort heureusement : la preuve en sont ces lettres que je reçois de vous, et que je garde dans un des tiroirs d’un beau secrétaire en acajou. Le tiroir se remplit, j’en suis fort aise. N’ayez crainte : il y en a d’autres, je ne serai pas contraint de sitôt à un autodafé général de ma bibliothèque pour ne garder que vos mots à vous. Encore que j’y consentirais, vous le savez.

 

Je vous embrasse. Je vous aime.

 

                                                           Pierre.

 


D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXX)
 

Pierre,


André tâche de lire nos lettres, je le sens. Je laisse donc bien en évidence les brouillons des miennes (j’en fais des brouillons à présent, ou je les recopie, c’est comme tu voudras). Je prends bien soin de ne pas cacher les tiennes. Qui tourne autour de la flamme se brûle les ailes. Qui se sent morveux devrait se moucher, tu ne trouves pas ?

Je ne supporte plus un certain regard, je ne supporte plus certaines moues. Et je suis injuste envers toi, en t’écrivant des choses que je veux qu’un autre lise.

Dois-je laisser des poussières savamment disposées dans le creux de tes lettres pour pouvoir prouver que quelqu’un y touche ? Ce serait sans doute moi la première à le faire, quand je retourne à cet espace d’air pur que tu m’offres. Ou ce serait Rose, la dame qui vient faire le ménage. Ou ce serait le vent, qui rentre à pleines brassées quand j’ouvre grande la fenêtre. Parce que je commence à étouffer pour de bon, ici. Je commence à comprendre que tu as raison sur toute la ligne. Il faut que ça change, et vite.

 

Je t’embrasse.

 

                                   Isabelle

P.S. Excuse vraiment cette lettre qui ne t’est pas destinée.



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXXI)
 

Isabelle,


Quel plaisir de t’entendre dire ‘tu’ ! Car je l’entends, ce  ‘tu’ qui sort de tes lèvres (et Verlaine me revient en mémoire, et surtout le dieu d’Hölderlin, car tu es soudain si proche, à te toucher !).

J’ai envie de t’écrire une lettre à l’essence de passion, et qui te serait destinée, à toi seule. Pas quelque chose que quelqu’un d’autre lira, ou, pire, devrait lire. Je te l’écrirai, cette lettre. En attendant, j’approuve ta stratégie.

Que dirais-tu d’une description que nous ferions ici de nos corps nus et désirants, la plume à la main, devant un concert de glaces (pas celles qu’on mange, idiote !).

 

Un grand clin d’œil de Pierre.



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXXII)
 

Pierre,


Oui, j’approuve ton plan, mais il faut que je me prépare, laisse-moi du temps. Mais pense bien que j’y pense. Les glaces m’attirent, avec l’été qui nous revient, et le marchand ambulant qui passe sous ma fenêtre, et que je croyais réservé aux enfants…
 
Il n’y a qu’en t’écrivant que je me retrouve comme je m’aime. On joue un jeu, mais on le sait : les règles sont connues, et nous protègent. Comme tu avais bien compris cela, alors que je me démenais encore dans l’espoir d’une vie autre, totale, partagée, la vie dont je rêve toujours, bien sûr, mais en sachant qu’elle est un rêve, désormais, rien d’autre qu’un beau rêve.

J’imagine tes mains m’écrivant. Tu sais que je pourrais leur faire faire des choses, comme par exemple écrire des mots qu’elles n’osent pas écrire encore.

Je t’embrasse. J’aime t’écrire. J’aime te lire. J’aime te le dire.

 

                                                                       Isabelle



De Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXXIII)
 

Pierre,


Je laisse traîner nos lettres comme une amante sa petite culotte sous l’oreiller de son amant, pour qu’il la respire.

J’espère que tu aimes cette entrée en matière.  Qu’elle t’inspire.

Je t’embrasse (je t’embarrasse ? non, tout de même ?)

 

                                                           Isabelle



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXXIV)
 

Pierre,


Elle sent bon, n’est-ce pas, puisqu’elle est moi ? Je te l’offre comme on offre une fleur.

Je t’embrasse. J’attends ta lettre, tu en as deux de retard, si je compte bien.

 

                                                           Isabelle



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXXV)
 

Isabelle, ma chère Isabelle,

J’ai reçu tes trois lettres le même jour. Caprice de la poste, ou tu les as envoyées le même jour ? Je n’ai pas vérifié, j’avais mieux à faire : j’étais comme un jeune chien auquel les enfants de la maison ont jeté trois balles : il court par-ci par-là, et les fait rire tous les trois.

Bon, une réponse sérieuse à présent : je la garde sous mon oreiller, et la respire autant que je peux ; j’ai seulement peur qu’en y touchant trop elle vienne à te perdre ; elle est toi tout entière, puisque tu en as décidé ainsi.

J’aimerais te faire un don moi aussi ; je te propose de te dire en quoi tu diffères de toutes les femmes que j’ai connues ; et tout cela très physiquement, à même le corps. Tu me diras quand tu seras prête.

J’aime ta fleur, elle s’ouvre et puis se laisse aller. J’ai encore deux lettres de retard, mais je préfère me les garder en réserve.

 

Je t’embrasse. Tu habites mon oreiller. Je t’embrasse encore. Je te respire. Quel beau verbe, respirer, en prise directe avec la vie, je sens que tu ne l’oublieras plus.

 

                                                                       Pierre



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXXVI)
 

Pierre,

 
Touché ! Je ne l’oublierai plus.

Je suis prête. Je veux connaître les femmes que tu as connues, et me comparer à elles, devant ma glace, et me trouver plus belle, beaucoup plus belle.

Je t’offre les pointes de mes seins. Elles sont dures sous mes mains, qui sont les tiennes.

Je t’embrasse. Je crois bien que je t’aime, comme disent les adolescentes, confuses comme je suis confuse, et veux le rester.

 

    Isabelle (qui a franchi le Rubicon, et le sait très bien)



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXXVII)
 

Isabelle,

Dommage, très dommage, qu’il y ait ce deuxième lecteur, et premier destinataire ! Car je ne parviens pas à l’oublier aujourd’hui, et je n’aimerais pas jouer un jeu dont je ne fixe pas les règles.

Si tu interroges l’eau claire de ton miroir, elle te dira que tu es toujours la plus belle, grande, droite et flexible, tige et fleur.

Rappelle-toi que le Rubicon n’est qu’un fin filet d’eau, et que de l’autre côté c’est encore le même pays.

Aujourd’hui je t’offre Hélène. Elle traversait mes nuits nue, et s’arrêtait dans la cadre de la porte, à contre-jour au petit matin, et me tendait les bras. Elle s’en allait toujours au moment où je posais pied à terre, et alors je souriais, sachant qu’elle reviendrait, qu’il suffisait d’attendre la nuit. Les journées, je passais à lui écrire de longues lettres dans ma tête – elle était mon école. Elle gardait ces lettres pour elle et ne les lisait que là où elles avaient été écrites. Aujourd’hui, tu sais, je regrette un peu Hélène.

 

Il est entendu que je t’embrasse où tu veux.

 
                                               Pierre

 

P.S. Et l’Homme du Bois ? Tu le vois toujours ?



D’Isabelle Parent à Pierre Desreux (Ep. XXXVIII)
 

Pierre,

 
Tu as raison : c’est lâche de me servir de toi ; tu ne m’as jamais fait ça ; je m’en veux. Si André lit ces lettres (et il les lit), qu’il sache qu’il me fait aussi ce tort, de me faire faire ça.

J’aurais voulu ne rien te dire de l’Homme du Bois, mais on a dépassé les bornes aujourd’hui, on m’a avilie, en plus de me faire souffrir. J’ai donc cette histoire à te raconter.

Je le vois toujours, de plus en plus souvent, dans le petit pavillon de chasse que tu connais. Il veut que je lui sois soumise, et je le suis, car il le demande comme quelque chose dont il a tant besoin, et il est si doux…

Il veut que je l’attende nue, tous mes vêtements dans un panier d’osier que je laisse sur le seuil, et la porte grand ouverte. Le soleil en voyageant me passe sur le bras gauche, puis sur les seins, puis sur le bras droit. Je l’attends, ouverte, offerte. Si un autre vient à passer (ça pourrait être toi), je ne dois pas me refuser. Il me reprend alors, me passe un linge humide sur le sexe, puis le long de mes cuisses où a coulé le lait d’hévéa. Il dit qu’il peut prendre ma place, qu’on peut lui faire ça à lui, qu’il veut expier. Il pleure doucement, je le console. Je désire que tout recommence. Tout recommence.

 

Tu connais le pavillon.

 

                                                           Isabelle



De Pierre Desreux à Isabelle Parent (Ep. XXXIX)
 

Isabelle,


Isabelle, Isabelle ! Je ne suis plus sûr du tout d’apprécier le petit jeu auquel nous nous livrons, en grande partie à mon instigation, hélas ! Je n’ose même plus vous tutoyer, me rappelant que la première fois que vous m’avez dit ‘tu’, c’était déjà dans une lettre dont je n’étais pas vraiment le destinataire.

C’était lui, le destinataire, lui, André, car il a un nom, n’est-ce pas ? C’est l’homme que vous aimez toujours, puisque vous vivez toujours avec lui. C’est lui qui vous comble, c’est lui qui vous fait si bien l’amour, c’est sous ses paumes à lui que les pointes de vos seins se dressent dures, c’est pour lui que s’ouvre la fleur pâle de votre sexe et que gémissent vos lèvres de plaisir.

Isabelle, il faut cesser ce jeu, il faut cesser de le provoquer. Je sais que pour vous comme pour moi les mots sont choses légères, qu’on se renvoie comme des ballons multicolores. On aime les voir, on aime les toucher, les recevoir, les regarder bondir. Ils ne sont pas là pour faire souffrir. Je ne m’en suis jamais servi pour faire mal. En relisant nos lettres, j’ai compris que c’était pourtant ce que nous faisions – arrêtons cela.

Si André lit ce courrier (le dernier, je veux le croire ; les autres vous seront destinés, à vous, et à vous seulement, Isabelle, et ils retrouveront toute la légèreté de l’innocence), qu’il accepte mes excuses, et les vôtres, que je me permets de lui transmettre de votre part ; vous voyez que je m’avance, Isabelle, cette fois je prends le vrai risque de vous perdre, de perdre ces lettres de vous auxquelles je tiens tant ; j’estime seulement que je ne peux pas les payer de la souffrance d’un autre.

J’attends un courrier de vous, Isabelle ; mais ne vous jetez pas sur le papier. Revenez à vous, et puis, si vous en avez l’envie, revenez à moi avec cette part de vous que j’aime, et écrivez-moi toutes ces choses qui ne disent rien, et disent tout.

 

Je vous embrasse,


                                                                       Pierre 



*( À suivre, rendez-vous dans notre édition de décembre pour l'Épisode III )


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Créé le 1 mars 2002

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