Jean Botquin,Les épousailles des
ombres
Florence Issac,Le Passage. Haïkus
Parlez-vous
haïku…
Découvert,
adopté, adapté, je dirais même transplanté
dans le terreau de la francophonie poétique au début du
siècle dernier – avec le premier cercle «
haïkiste
» autour de Paul-Louis Couchoud, comme le fait
connaître un article remarquablement bien documenté1,
cultivé parfois par les très grands – Claudel, Éluard
– et accompagné souvent de réflexions
savantes – Roland Barthes2, exercé avec la
passion d’une vie, au point d’atteindre un art de maître – André
Duhaime3 et une réputation
fédératrice – Janick Belleau, Dominique Chipot4,
enfin, pratiqué par des centaines de « haïkistes
» jusqu’à faire l’objet de joutes publiques et de concours
dotés de prix et récompenses, le haïku est en passe
de devenir, d’un genre élitiste, limite hermétique, un
jeu de société généralisé… Ce en
quoi ce phénomène de démocratisation ne fait que
rejoindre, en fait, l’évolution de la pratique du court
poème dans son pays d’origine, le Japon, où elle est
autant populaire qu’institutionnalisée et codifiée.
Or,
le genre semble bien victime de son succès : la mondialisation
uniformise la création, et qui voudrait encore défendre
des principes bien arrêtés sur la forme et l’esprit du
haïku risque soit de s’accrocher à un modèle
idéal qui n’existe pas, si ce n’est dans quelques fulgurances de
grands maîtres, soit de sombrer dans un formalisme stérile
qui se contente du respect des règles. Dans un cas, on
rejetterait la quasi-totalité de la production contemporaine de
haïkus, en lui contestant l’appartenance en propre au genre, voire
en lui reprochant presque une sorte d’usurpation du nom ; dans l’autre,
pour peu que la lettre du haïku soit respectée, on
accepterait la quasi-totalité de cette même production,
sans distinction entre artisanat, et art.
En
effet, finalement la question ne me semble point être celle de
savoir si l’on a bien dans les 3 vers la balance entre le « mot
de saison » (kigo), le « sens flexible » (shiori), et
la « pesanteur de l'être » ou « signification
profonde » ou encore « compréhension intime »
(sabi), répartis autour d’une «césure»
(kireji)5, et encore moins celle de compter les
syllabes selon un patron (5/7/5) ou un autre (3/5/3). La vraie question
est celle de la densité de sens concentrée dans peu
de
mots, avec une force d’évocation aussi fluide que
persistante
qui prend appui dans la notation furtive d’un instant, pour
vous faire
imperceptiblement glisser non au-delà, mais comme
en-deçà des mots, comme sous leur peau.
Le
palimpseste qui se cache discrètement dans les traits de ce
genre de croquis poétique renvoie sans doute aux traditions de
« toute une culture du double langage, de la contrainte, de
l’aveu dérobé »6. Mais ce qui est
universellement transposable « c’est l’expérience
existentielle évoquée simplement, de façon
allusive »7.
Or,
cela revient à dire tout simplement que le haïku, dans son
essence, est poésie pure, celle qui vous coupe le souffle
sous
l’effet rétroactif d’une « thauma »,
révélation immédiate qui vous plonge dans la
perplexité, bref coup de bâton sur la tête à
la manière de l’initiation zen…
un « satori » subit
et fugace qui vous confond juste au-dessus ou en dessous de la surface
des choses8.
C’est
pourquoi « la règle des 17 syllabes ne donne pas
nécessairement un haïku », nous enseigne André
Duhaime9 . Et, à contrario, « une phrase
courte et douce avec un saut de pensée soudain est une sorte de
haïku », nous découvre Kerouac, le poète de
l’apprentissage du vide10.
Ainsi, une fois sorti de sous l’emprise d’une réception
dictée par l’exigence formelle, le haïku n’a plus à
répondre qu’à l’unique question de sa valeur
intrinsèque en tant que poésie tout court. Faute de quoi,
aussi parfait soit-il, il tombe dans la corbeille de ramassage des
confections décoratives.
C’est dans cet esprit qu’il convient de rendre compte de quelques
recueils récemment sortis qui me semblent explorer avec
lucidité et talent les possibilités poétiques
contenues dans la formule traditionnelle du haïku.
Dana
Shishmanian
|
Partie I. Jouer avec les
règles
Jean Botquin,
Les épousailles des ombres (deux cents haïkus),
Éditions du Cygne, 2013
Jean
Botquin, auteur belge, est un écrivain accompli. Roman,
nouvelle, essai, poésie… l’ancien banquier a pratiqué
tous les genres. Mais son œuvre la plus prolifique et sans doute, la
plus aboutie s’accomplit sur le terrain poétique ; et sous une
forme qu’il affectionne de prédilection, celle du haïku.
En
quatre ans, quatre recueils parus, d’ailleurs, chez le même
éditeur, dont trois composés entièrement de
haïkus… les deux derniers étant sortis la même
année, en 2013, à distance d’un mois à peine.
Pourtant, on lui ferait injustice en le qualifiant «
d’haïkuiste - à la manière de
cruciverbiste ou de sudokiste, ces pratiquants de jeux intellectuels
qui servent généralement à tuer le temps »,
comme le dit lui-même, tout en acceptant d’en prendre le risque.
Mais on ne lui rendrait pas justice non plus en le confrontant à
l’art extrême d’un haïku-exercice spirituel. Car, comme le
dit lui-même également, ses « improbables
haïkus » ne se proposent pas de « vouloir respecter
toutes ces règles », cela « est impossible car elles
tiennent au génie d’une langue orientale, à la
philosophie de ceux qui la pratiquent, leur sens religieux, et leur
conception de la vie et de la mort. » Exit donc toute
référence obstinée aux exigences du genre…
Et après : « D’autre part la langue française a
d’autres qualités qu’il convient de ne pas négliger.
» Alors, que fait-il, en réalité ?
De la poésie, tout simplement. Une poésie qui a appris
à se concentrer, à densifier le sentiment, la perception,
la parole, jusqu’à en faire une puissance en soi, toute en
suggestion, en évocation multi-sensorielle, en allusion
fertile.
«
Aussi je ne retiens dans l’écriture de textes brefs que ce qui
lui donne sa force évocatrice, sa densité, son
caractère suggestif et allusif. L’ascèse de
l’économie verbale, de la musicalité et de la
simplicité conduit, il me semble, à une
extériorisation riche de ce qu’est notre essence
même.»11
Voilà
ce qui nous éclaire complètement sur l’alchimie subtile
de ce poète, conscient de son art. Nous le retrouvons dans les
séries de « haïkus » de son dernier recueil,
qui ne respectent que peu, ou point, les contraintes du genre (à
commencer par les fréquentes transgressions du patron des 17
syllabes). Ils sont regroupés à plusieurs, par petits ou
plus amples ensembles, sous des titres qui nous ramènent chacun
comme à un horizon de contemplation s’ouvrant sur un nouveau
panorama, perceptible par traits accumulés et par silences
superposés, rappelant les effets d’une peinture pointilliste ou
bien ceux de la musique minimaliste ou sérielle.
Ainsi
ces « Sept mouvances de sable », qui
s’enchevêtrent et se chevauchent comme les vagues de la mer
imprimées sur la surface du désert… On perçoit la
« Mouvance palpable de l’océan Dont la terre s’abreuve
» notations subtiles et pleines de suggestions comme des
croquis pris sur le vif, à différentes heures du jour et
de la nuit.
Ou
les « Quatorze instants d’azur sur une île »
qui nous offrent un régal d’impressions, de petits gestes de
beauté, d’amour solitaire « avec le soleil
», de violences poétiquement incorrectes :
« Je
l'extirpe avec
Les dents et me brûle les doigts
Jusqu'au crépuscule ».
Cela forme un nuancier de couleurs, de tons, et d’instants d’un temps
qui, on dirait, s’incurve
« Passée elle devance
L’instant… »).
Ou
encore les « Dix Stances pour une mer intérieure
» qui misent sur cette même technique de la notation
allusive, ici mise à l’œuvre pour évoquer l’univers
intérieur ; la portée symbolique de l’ensemble du
poème ne saurait échapper : la première stance
donne l’image d’une âme échouée telle :
« Un voilier
surpris
Par le reflux de la mer »
qui « Se couche dans la vase », alors qu’on la retrouve
plus loin en proie à un « retour en enfance»
comme dans une « baie à marée basse
»…
Encore le temps qui s’incurve dans des mouvements qui ne se recoupent
pas :
« Un détour serpente
Sans rencontrer l’improbable
Mystère des attentes »…
Sans
doute, la règle d’or de l’autarcie du haïku, fait pour se
tenir seul, est abolie, puisqu’on a affaire à un effet global
d’accumulation où chaque « haïku » est en fait
une strophe comptant plus pour l’ensemble que pour
elle-même ; mais comment ne pas se laisser séduire par les
touches en crescendo des descentes et montées oniriques des
« Vingt variations sur des paysages maritimes» ou
des « Huit strophes pour un cimetière en plein ciel
», par les notes bucoliques et la grâce naïve des
« Treize petites incursions dans une péninsule du Var »,
ou par les visions sismiques des « Seize regards sur une
semaine en enfer » ?
Le recueil est
inégal et à une première lecture, certaines
« séries » semblent plus ternes, mais le tout gagne
à la relecture, comme si des regards superposés
prolongeaient, densifiaient les couleurs, les gestes, les silences.
Recueils
La Chambre noire du calligraphe, Éditions du
Cygne, Paris, 2009, préfacé par Piet Lincken
Strates du souvenir, Éditions du Cygne,
Paris, 2012
Bréviaire d’un quotidien, Éditions du
Cygne, Paris, 2013
Les épousailles des ombres (deux cents
haïkus), Éditions du Cygne, Paris, 2013
Auteur présent à Francopolis : sélection de
septembre 2013
Son site :JEAN BOTQUIN.ECRITS
|
Florence Issac,
Le Passage. Haïkus, éditions
Unicité, 2013
Avec
l’élégant recueil de Florence Issac, illustré de
Do Joly – un peu à la manière du Petit Prince, on tient
entre les doigts, comme autant de feuilles papillonnantes, 108
haïkus dans le plein sens du mot, même si très
souvent le patron 5/7/5 est bousculé : c’est ou bien que la
césure s’en trouve à ce moment-là renforcée
par la ou les syllabes manquantes au vers suivant, ou bien qu’elle est
comme abolie, comblée telle une faille par la ou les syllabes en
trop aux vers précédents ; cela ne semble pas être
l’effet d’un hasard, ces licences assumées dévoilent des
subtilités de construction qui portent leur propre message. Car
ces jeux de rythme sont doublés par une alternance parfois
contrastée d’images distinctes, voire disparates, créant
la surprise au changement de plan entre les vers alors même que
la syncope rythmique semble absente, tandis que l’ossature syntaxique
est souvent coupée, l’écriture tombant sur la page comme
brisée, désarticulée en des fractals entre
lesquels on devine les lacunes, l’arrière-fond du vide. Et
pourtant, on ne ressent pas de choc, on glisse de ciel en
précipice sans discontinuité, avec l’impression parfois
du spectacle le plus ingénu, du geste le plus naturel, de la
parole la plus simple… C’est une pure expression de l’art et de
l’esprit du haïku.
Mais,
si on laissait de côté de telles remarques, autrement dit,
si on ne savait pas ou on niait qu’on aurait affaire à des
haïkus, goûterait-on toujours ces textes, et qu’y
découvrirait-on ? Sans doute le pathos discret d’une vie, la
déchirure du temps, l’ambiguïté de l’humain,
l’amour, le soi, l’autre, des rêves brisés, repris,
accomplis à moitié, des vagues, des tombes et des arbres…
des traces de passage ici et maintenant, rendues visibles dans la
simultanéité aléatoire des pages d’un livre qui
les passe de l’impermanence à la permanence. Le titre du recueil
révèle alors son sens, et quand, guidé par cette
petite découverte, on a l’idée de feuilleter rapidement
le livre en ne regardant, à droite, que les pages recto,
illustrées, on voit défiler, selon la technique des
dessins animés, le film d’une vie : le petit enfant qui, d’une
position assise presque fœtale, se dresse petit à petit,
s’élance vers le ciel, grandit, tend la main pour attraper une
fleur tel un soleil, deux fleurs, qui s’éloignent, lui
échappent tels des cerfs-volants, définitivement,
s’immortalisent en étoiles inatteignables, disparaissent, le
laissent bredouille, las, se détournant vers la terre, repartir
de l’autre côté, un oiseau sautillant à ses pieds
vers le sens opposé… Subtile illustration qui accompagne le
recueil et livre son commentaire muet aux poèmes,
eux-mêmes tarissant leur source pour laisser la dernière
illustration face à une page du dernier verso, vide…
Et maintenant, les
citations, quelques tercets piqués au gré de mon plaisir
à parcourir ce passage où la poésie l’emporte sur
toute idée de démonstration – le haïku, somme
toutes, n’est qu’un moyen.
Nuée de nénuphars
La barque verte se prélasse
Inclinée au bord
*
Comment le suivre ?
De branche en branche
Il se défile
*
Nuages au loin
Les branches qui s’emmêlent
Je pense à lui
*
Le sentier serpente
Et grimpe la montagne
Ding Dong, la chapelle !
*
Force et beauté
Deux cloches à l’unisson
Se lovent à la cime
*
L’air frais du soir
Tombe sur nos épaules
Ensemble c’est doux
*
La pluie continue
Bayonne grise et humide
Soir soleil noir !
*
Les sept arcades
Sous le pont en dentelles
Sculptent l’onde
Fenêtres ouvertes
Les lumières se rejoignent
Dans l’eau bleutée
*
La construction s’affaisse
Buvons-nous le même mélange ?
Le son de la fuite
*
Caresse du soir
Les lignes de feu signent
Le fond de son âme
|
La
route est chaude
Un froid glacé s’infiltre
Dis-moi où tu es ?
*
S’attarder encore
Dans les replis et fissures
La pudeur du manque
*
Brume puis soleil
On ne sait rien à l’avance
Va, vis, pédale !
*
Mort, vie et sexe
Coule d’une même sève
Irrépressible
*
J’aime la blancheur
Des tombes et les arbres
Nus qui se prolongent
*
L’océan
chahute
La chevelure de pins
Quel pur délice !
*
Les senteurs se mêlent,
Circulent et se propagent
En pleine conscience
*
La plage de boue
Les navettes y pataugent
La fin de ce moi ?
Signes et mots
Suffiront-ils à dire
Ma trace de vie
*
Masques déformés
Labyrinthes sanglants
Je sonde le ciel
*
Équerre vers la mer
La mosaïque, bloc de granit
Perce la voie bleue
|
Recueils
Mage-Magie-Image, Photos Emanuel Augustine, Éditions Rive Droite, 2000
Juste un peu d'amour avant la fin, L'Échappée Belle
Édition, Janvier 2011
Il suffit d'un arbre, Éditions Kirographaires, Septembre 2011
Le passage. Haïkus, illustrations Do Joly, Éditions Unicité, 2013
Auteur présent à Francopolis : sélection de février 2014
Son site : florence issac,
écrivaine et comédienne
&&
Notes
1. Jean-Marcel Morlat,
Le haïku : un genre planétaire,
2. Dans L'Empire des signes, Skira, Paris, 1970 et Roland Barthes & le
haïku (France/Japon
3.
Voir sur le net ses anthologies : Haikus sans frontières, Chevaucher la
lune, Il était un petit poème.
4. La poète québécoise a
édité Regards
de femmes - haïkus francophones, anthologie
internationale de haïkus féminins publiée lors de la
3e édition du Festival international du haïku francophone
qu’elle a organisé à Montréal en 2008, et
présentée la même année à
l’Association française d’haïkus présidée par
Dominique Chipot.
5. Une bonne explication des principes de
construction d’un haïku se trouve dans l’article Style et esprit des
haïkus en français de Georges C. Friedenkraft
L’explication des
concepts japonais peut se lire dans plusieurs articles bien
documentés sur le site : Enfin, des règles et
conseils d’écriture se trouvent sur le site de Dominique Chipot, fondateur de l’Association
française d’haïkus
6. Louis Frédéric, 1996, Le Japon :
Dictionnaire et Civilisation, Éditions Robert Laffont, pp.
325-326.
7. Maurice Coyaud , Tanka haïku renga,
le
triangle magique, Éditions Les Belles Lettres, 2005
(collection
Architecture du verbe dirigée par Francis Lalanne).
8. Dans ce sens, à voir absolument, sur Francopolis (octobre 2010),
l’article zen et Haïku d’André Chenet
9. Dans l’entretien réalisé avec le
maître québécois par Gertrude Millaire dans
Francopolis de juillet
2002.
10. Le livre des haïkus,
édition bilingue, présentation et introduction
de Regina Weinreich, traduction et préface de Bertrand Agostini,
éd. La table ronde, Paris, 2003 ; et sur le net, voir l’article
du traducteur : Bertrand Agostini, Jack Kerouac et le haïku,
11. Les citations sont extraites de
l’auto-préface à son dernier recueil, Les
épousailles des ombres (deux cents haïkus),
Éditions
du Cygne, Paris, 2013.
|
Haîkus
Francopolis mars 2014
recherche Dana Shishmanian
|