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zen et Haïku

 par

André Chenet

   "En Occident, très peu de lecteurs de poésie ont pris conscience de l'importance du haïku en tant que voie d'éveil, même si, aujourd'hui au japon, le haïku a tendance à s'égarer en futiles jeux de mots et d'esprit purement intellectuels. Basho qui, au XVIIe siècle (période Edo) en fixa les règles essentielles, était un maître zen, ainsi que Ryokan pour ne citer que ces deux-là parmi les plus connus.

De nombreux moines errants en firent un genre de poésie inégalé jusqu'à nos jours. Très rares sont les lettrés laïques qui parvinrent à leur hauteur. Il est exact que la nature invite à cette méditation particulière à laquelle s'adonnaient dans le dépouillement du corps et de l'esprit les adeptes du bouddhisme zen. Aujourd'hui, je considère Alain Kerven comme l'un des plus authentiques représentants en France de cette inépuisable tradition d'une poésie dont le déploiement est inversement proportionnel à sa brièveté. Dans son essai intitulé zen et Haïku, André Chenet, qui étudia cet art très subtil auprès d'un maître, ne vise qu'à rétablir l'esprit et la forme de cet art dont les résonances dépassent l'entendement en faisant vibrer les entrailles de l'éternité,"  Ji-Guen


ZEN ET HAÏKUS

Tous les mouvements
du cœur
dans un seul frisson

Bashô

 
Vallées et montagnes de saule pleureur
emportées par la neige
plus rien ne subsiste

 Jôso

 
Au fond du jardin                                         
la lune sort des bambous
cri d’oiseau nocturne                    

Ji-gen



Insaisissables éclats de miroir éclairant l’esprit, les haïkus (de la contraction de deux mots japonais : haïkaï-ka et hokku, le premier pouvant se traduire par poème libre tandis que le second suggère le verset initial d’un poème plus ou moins long composé par deux ou plusieurs personnes) se présentent tels d’humbles petites énigmes (koäns*) frémissantes, apaisantes, émerveillantes, indifféremment gaies ou tristes. Ils semblent surgir d’un seul souffle, celui de l’instant pleinement accompli qui ne saurait être retenu, accaparé par quiconque. Bâsho (1644/1694), le père fondateur de ce genre poétique tel qu’il s’exprime encore aujourd’hui, écrivait dans ses journaux de voyage : « Il s’agit d’exprimer immédiatement toute vérité qui se révèle avant que la lumière ne s’éteigne ». L’attention, la concentration et l’effort nécessaires pour mettre en évidence l’intuition immédiate qui président à son élaboration (souvent lente, rigoureuse et répétitive) ne sont pas sans évoquer plus ou moins directement la pratique du zen*(dhyâna en sanscrit) s’appuyant essentiellement sur l’expérience directe telle que la transmit à ses disciples le bouddha* Shakyamûni (« ne croyez pas ce que je vous dis, éprouvez-le ») à travers la posture de zazen *, source vivante et impersonnelle sans laquelle son enseignement et celui des Maîtres de la transmission ne vaudraient guère plus que n’importe quelle philosophie. En effet, de par son mode d’expression même, c'est-à-dire sa brièveté, le haïku exige une disponibilité et une énergie créatrice permettant de se libérer de la dualité omniprésente du sujet et de l’objet, un dépouillement maximal de tout superflu linguistique. Ainsi semble-t-il prendre racine dans ce que les Maîtres zen nomment la conscience « hishiryo » (la pensée-non pensée) c'est-à-dire un état d’être indéfinissable où l’esprit pacifié du méditant laisse seulement s'écouler les  pensées, les sensations, les émotions telles qu’elles sont, sans rien retenir ni chercher à s’emparer de quoi que ce soit, attentif à la respiration et à la posture.


Dans l’antique puits
Un poisson gobe un moustique
Sombre bruit de l’eau.

Buson                                              

 
Ce sentier, personne
Ne s’y aventure, sinon                                                       
Le couchant d’automne.

Basho

Le haïku, sous sa forme traditionnelle de dix sept syllabes (segmentée en trois séquences de 5/7/5) correspondrait à la durée de l’expiration naturelle, au « rythme fondamental de la respiration ». Les contraintes qu’impose sa forme rigoureusement codifiée deviennent une source de grande liberté car elle ne permet ni distraction ni paresse et, par conséquent, en raréfiant la pensée et les moyens d’expression, oblige à aller au-delà des mots.

Prenant une pierre
pour oreiller, je voyage
avec les nuages.                                                 

Santoka

La surface de l’eau
semble ornée comme la soie 
la pluie du printemps.

Ryôkan

Ce monde de rosée
est un monde de rosée
pourtant et pourtant…

Issa

 

Selon Bashô (toujours lui !) le haïku n’est pas séparable du Dharma*, nous pourrions ajouter sans pour autant le trahir, de l’esprit d’éveil*. Le non-attachement aux phénomènes, à la pensée discursive, aux sentiments et aux états d’âme permet une ouverture plus vaste sur la réalité, donc sur nous-mêmes. Toute forme d’attachement  (aux autres, à des possessions, aux honneurs…) nous lie d’une façon ou d’une autre à la souffrance en ce qu’elle a de plus pernicieux dans la mesure où rien n’est définitif ou permanent dans nos existences et dans l’univers : c’est en ce sens que le haïku nous incite, en retournant notre vision de façon radicale vers l’intérieur, à vivre l’instant présent en dehors duquel il n’est rien d’autre quand il s’agit d’appréhender en toute liberté la réalité dans sa totalité :nous sommes subitement transportés dans un espace infini au cœur des choses. D’emblée le haïku se montre réfractaire à toutes formes de préjugés, d’idées préconçues : d’un côté il désintègre le carcan des conceptions auxquelles nous avons pu nous laisser prendre sans nous en rendre compte, de l’autre, il affine notre perception immédiate de cette réalité hors des repères qui nous sont habituels. S’il paraît s’emparer « au passage » de quoi que ce soit (émotion, regret, objet, lieu, papillon ou grenouille…) ce n’est que pour mieux provoquer un détachement décisif de notre part vis-à-vis du monde et de ce que nous croyons être nous-mêmes. Il nous accorde un répit, la grâce inestimable de nous oublier. Il est don par excellence et parfaite coïncidence. Invoquant l’illusion d’un reflet, il ne cherche pas pour autant à fixer le mouvant, à tarir les flux des apparences. A ce propos le grand poète de l’antiquité Seïgyo ne disait-il pas déjà :

« Quand bien même je me colore des divers spectacles du monde, je n’en garde aucune empreinte. »

Il n’est pas peu significatif que bien des haïkus soient pourvus d’un humour pétillant et plein de fraîcheur, sans l’ombre d’un sarcasme, un humour toujours compatissant envers les êtres vivants. Cet humour-là constitue en soi un regard neuf, non-aliéné.

 
Cette femme-là
danser sur son large dos
on le pourrait presque.

Ryôkan 

Le voleur parti
n’a oublié qu’une chose   
la lune à la fenêtre.

Ryôkan

Ah !mon ermitage
depuis toujours les grenouilles
chantent la vieillesse.

Issa

Tout laisse à penser que les noms et les formes  qu’emprunte le haïku ne sont que des prétextes (stratégies paradoxales dont usent fréquemment les Maîtres zen afin de susciter l’Éveil d’un de leurs disciples ?) pour sinon nous unir à l’univers par le biais de la nature vivante du moins nous permettre de réaliser la véritable portée de nos interrogations à  l’écart des distractions perpétuelles dont nous devenons les esclaves égoïstes jusqu’à ce que complète cécité s’ensuive, dans le pire des cas. Tel haïku peut être nuage qui passe, s’attarde puis s’estompe, fleur de cerisier qui s’envole au vent, puce gloutonne sous l’aisselle du poète, clair de lune au-dessus des monts, brin d’herbe couché par la pluie…un éclair de conscience nous rapproche irrésistiblement de la connaissance inépuisable de l’esprit originel, au-delà même du langage à travers lequel s’exprime l’essence d’un instant, peut-être pointe-il tout simplement notre authentique nature de bouddha*de laquelle nous n’avons jamais été séparés. En concentrant à l’aide d’une notation rapide des impressions fugitives, ordinairement à peine entrevue, et ce quels que que soient la situation, le lieu, il tranche pour ainsi dire la chaîne inextricable de nos humains conditionnements, en remettant chaque chose à sa place, telle qu’elle est, « ne nous accordant pas plus d’importance qu’à une volée de moineaux. »

 

Le son des cailloux
entre les dents du râteau
creuse le silence.                                                       

Ji –Gen                                                     

Quand le papillon
eut disparu, mon esprit    
s’en revint à moi.

Wafû

Oh comme ils sont verts
les longs filaments du saule
sur les eaux glissantes !

Onitsura

La pluie de printemps
toutes les choses deviennent                                                 
tellement plus belles

Chiyo-ni                        

Au fond du ruisseau
sans bouger, les gros poissons
font face au courant.

James W. Hackett


Après s’être imprégné profondément  de l’atmosphère si particulière des haïkus, nous ne serons certainement pas surpris d’apprendre que de nombreux auteurs (et non des moindres !) furent des Maîtres, des moines et des pratiquants laïques du zen (Bashô, Issa, Ryôkan, Santoka, James W. Hackett, Ji-gen…). Le Shin Jin Meï (le poème de la foi en zazen) un des textes fondateurs du T’chan* chinois, enseigne : « La vraie voie est comme le cosmos infini, rien ne lui manque, rien ne lui est superflu ». En regard du chemin parcouru, il ne serait nullement abusif de transférer cette constatation au modeste microcosme que représente un haïku réussi. Nous le recevons tel quel, il s’épanouit et disparaît spontanément, lumineusement, ne nous alourdit d’aucun savoir inutile, n’ayant surtout pas vocation à créer des différences entre des états, des qualités ou des fonctions : le pur et l’impur, l’agréable et le désagréable, le bon et le mauvais, le beau et le laid, le fond et la forme…etc. … Abordé avec un esprit détendu et limpide, le haïku concentre et répand des saveurs discrètes, délicates et subtiles. Maître Deshimaru*(1917 /1982) qui lui-même composait des haïku faisait remarquer « qu’il laisse place au silence », « un silence plus fort que l’éloquence » ; ainsi dans l’ici et maintenant  d’une vérité sans dogmes, issue des évidences les plus humbles de la vie quotidienne, loin de l’agitation  machinale de nos semblables pouvons-nous éprouver  la fusion qui s’opère entre celui qui n’est déjà plus l’auteur et celui qui, par delà sa lecture, retrouve la joie de se rassembler dans un espace unique, une expérience illimitée, un pur miroir de transparence.

 

Le secret coucou
dans le sous-bois silencieux
un écho peut-être.

Ji-gen

 

André CHENET




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Glossaire :                       

- Bouddha (l’éveillé) : désigne le Bouddha historique Gautama Shakyamuni qui vécut il y a 2500 ans, et aussi ceux qui réalisèrent un éveil parfait (japonais : satori)

- Deshimaru Taïsen : moine zen japonais de l’école Soto (l’illumination silencieuse), reçu la transmission de son Maître Kodo Sawaki. Dès 1967 il s’établit en France pour y propager le Dharma du Bouddha. Au travers de ses nombreux disciples, son œuvre rayonne dans le monde entier.

 - Dharma : la vérité cosmique et, par extension, l’enseignement du Bouddha Shakyamuni.

 - Kôan : sentence énigmatique ou question absurde, en dehors de la logique et au-delà de la pensée conceptuelle, formulée par un maître zen de l’école Rinzaï à un disciple dans le but d’éprouver sa réalisation ou de provoquer l’Éveil.

 - Esprit d’Éveil (japonais : bodaïshin) : faculté intuitive des êtres humains à reconnaître leur nature authentique de bouddha dont la Voie est l’expression  tout à la fois progressive et abrupte.

- Nature de bouddha : l’essence originelle de la vie humaine que nous avons tous au fond de nous et qu’il convient d’actualiser à travers la pratique du zen.

 - Voie (japonais : do) le cheminement conduisant à la plus haute vérité.

 - T’chan (sanscrit : dyana) : la voie du zen, l’assise.

 - Zazen : l’assise silencieuse de la méditation, trésor de l’enseignement du Bouddha .

 - Zen : (T’chan en chinois) : pratique de zazen et de l’enseignement du Bouddha sous la direction éclairée d’un Maître ayant reçu la certification laquelle se perpétue de Maîtres  à disciples depuis le temps du Bouddha  qui, selon les sûtras (canons bouddhistes)), la transmit pour la première fois au lieu dit du Pic des Vautours à son disciple Mahakashiapa, le premier Patriarche d’une longue lignée qui a traversé les âges jusqu’à nous.

 

** Cet article Zen & Haïku (Essai d'André Chenet) a été publié dans la Revue n° 4 de La Voix des Autres, 12euros
      Responsable de la publication : André Chenet

         

        


Articles publiés sur Francopolis autour du haïkus :

-
2002 - Entrevue André Duhaime, maître du haïkus au Québec
- 2005 - Article de Jacques Poullaouec d'après les questions invisibles de Juliette Clochelune autour de son recueil « Haïku du chat » paru aux éditions La part commune.
-
2007 - Fenêtre ouverte sur le haïku (en écho à Sôseki ou le cœur poétique)
- 2009 - Préface de Houssa Yakobi  à "Haikus d’un Amazigh" de Hha Oudadess
- 2009- Vue en francophonie : haïkus de Noël par Juliette Clochelune


pour francopolis octobre 2010
par André Chenet

Créé le 1 mars 2002

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