Insaisissables
éclats de miroir éclairant l’esprit, les haïkus (de la contraction de
deux mots japonais : haïkaï-ka et hokku, le premier pouvant
se traduire par poème libre tandis que le second suggère le verset initial d’un
poème plus ou moins long composé par deux ou plusieurs personnes) se présentent
tels d’humbles petites énigmes (koäns*) frémissantes, apaisantes,
émerveillantes, indifféremment gaies ou tristes. Ils semblent surgir d’un seul
souffle, celui de l’instant pleinement accompli qui ne saurait être retenu,
accaparé par quiconque. Bâsho (1644/1694), le père fondateur de ce genre
poétique tel qu’il s’exprime encore aujourd’hui, écrivait dans ses journaux de
voyage : « Il s’agit d’exprimer immédiatement toute vérité
qui se révèle avant que la lumière ne s’éteigne ». L’attention, la
concentration et l’effort nécessaires pour mettre en évidence l’intuition
immédiate qui président à son élaboration (souvent lente, rigoureuse et répétitive)
ne sont pas sans évoquer plus ou moins directement la pratique du zen*(dhyâna
en sanscrit) s’appuyant essentiellement sur l’expérience directe telle que la
transmit à ses disciples le bouddha* Shakyamûni (« ne croyez
pas ce que je vous dis, éprouvez-le ») à travers la posture de zazen
*, source vivante et impersonnelle sans laquelle son enseignement et celui des
Maîtres de la transmission ne vaudraient guère plus que n’importe quelle
philosophie. En effet, de par son mode d’expression même, c'est-à-dire sa
brièveté, le haïku exige une disponibilité et une énergie créatrice permettant
de se libérer de la dualité omniprésente du sujet et de l’objet, un
dépouillement maximal de tout superflu linguistique. Ainsi semble-t-il prendre
racine dans ce que les Maîtres zen nomment la conscience « hishiryo »
(la pensée-non pensée) c'est-à-dire un état d’être indéfinissable où l’esprit
pacifié du méditant laisse seulement s'écouler les pensées,
les sensations, les émotions telles qu’elles sont, sans rien retenir ni
chercher à s’emparer de quoi que ce soit, attentif à la respiration et à la
posture.
Dans l’antique puits
Un poisson gobe un
moustique
Sombre bruit de
l’eau.
Buson
Ce sentier, personne
Ne s’y aventure, sinon
Le couchant d’automne.
Basho
Le haïku, sous sa forme
traditionnelle de dix sept syllabes (segmentée en trois séquences de 5/7/5)
correspondrait à la durée de l’expiration naturelle, au « rythme
fondamental de la respiration ». Les contraintes qu’impose sa
forme rigoureusement codifiée deviennent une source de grande liberté car elle
ne permet ni distraction ni paresse et, par conséquent, en raréfiant la pensée
et les moyens d’expression, oblige à aller au-delà des mots.
Prenant une pierre
pour oreiller, je
voyage
avec les nuages.
Santoka
La surface de l’eau
semble ornée comme la soie
la pluie du printemps.
Ryôkan
Ce monde de rosée
est un monde de rosée
pourtant et pourtant…
Issa
Selon Bashô (toujours
lui !) le haïku n’est pas séparable du Dharma*, nous pourrions
ajouter sans pour autant le trahir, de l’esprit d’éveil*.
Le
non-attachement aux phénomènes, à la pensée
discursive, aux sentiments et aux
états d’âme permet une ouverture plus vaste sur la
réalité, donc sur
nous-mêmes. Toute forme d’attachement (aux autres, à
des possessions, aux honneurs…) nous lie d’une façon ou d’une
autre à la souffrance en ce qu’elle a de plus pernicieux dans la
mesure où rien
n’est définitif ou permanent dans nos existences et dans
l’univers : c’est
en ce sens que le haïku nous incite, en retournant notre vision de façon
radicale vers l’intérieur, à vivre l’instant présent en dehors duquel il n’est
rien d’autre quand il s’agit d’appréhender en toute liberté la réalité dans sa
totalité :nous sommes subitement transportés dans un espace infini au
cœur des choses. D’emblée le haïku
se montre réfractaire à toutes formes
de préjugés, d’idées
préconçues : d’un côté il
désintègre le carcan des
conceptions auxquelles nous avons pu nous laisser prendre sans nous en
rendre
compte, de l’autre, il affine notre perception immédiate de
cette réalité hors
des repères qui nous sont habituels. S’il paraît s’emparer
« au
passage » de quoi que ce soit (émotion, regret,
objet, lieu, papillon ou
grenouille…) ce n’est que pour mieux provoquer un détachement
décisif de notre
part vis-à-vis du monde et de ce que nous croyons être
nous-mêmes. Il nous
accorde un répit, la grâce inestimable de nous oublier. Il
est don par
excellence et parfaite coïncidence. Invoquant l’illusion d’un
reflet, il ne
cherche pas pour autant à fixer le mouvant, à tarir les
flux des apparences. A
ce propos le grand poète de l’antiquité Seïgyo ne disait-il pas
déjà :
« Quand bien même je me colore
des divers spectacles du monde, je n’en garde aucune empreinte. »
Il n’est pas peu significatif que bien des haïkus soient pourvus d’un
humour pétillant et plein de fraîcheur, sans l’ombre d’un sarcasme, un humour
toujours compatissant envers les êtres vivants. Cet humour-là constitue en soi
un regard neuf, non-aliéné.
Cette femme-là
danser sur son large dos
on le pourrait presque.
Ryôkan
Le voleur parti
n’a oublié qu’une chose
la lune à la fenêtre.
Ryôkan
Ah !mon ermitage
depuis toujours les grenouilles
chantent la vieillesse.
Issa
Tout laisse à penser que les noms et
les formes qu’emprunte le haïku
ne sont que des prétextes (stratégies paradoxales dont usent fréquemment les
Maîtres zen afin de susciter l’Éveil d’un de leurs disciples ?) pour sinon
nous unir à l’univers par le biais de la nature vivante du moins nous permettre
de réaliser la véritable portée de nos interrogations à l’écart des distractions perpétuelles dont
nous devenons les esclaves égoïstes jusqu’à ce que complète cécité s’ensuive,
dans le pire des cas. Tel haïku peut être nuage qui passe, s’attarde
puis s’estompe, fleur de cerisier qui s’envole au vent, puce gloutonne sous
l’aisselle du poète, clair de lune au-dessus des monts, brin d’herbe couché par
la pluie…un éclair de conscience nous rapproche irrésistiblement de la
connaissance inépuisable de l’esprit originel, au-delà même du langage à
travers lequel s’exprime l’essence d’un instant, peut-être pointe-il tout
simplement notre authentique nature de bouddha*de laquelle nous n’avons jamais
été séparés. En concentrant à l’aide d’une notation rapide des impressions
fugitives, ordinairement à peine entrevue, et ce quels que que soient la
situation, le lieu, il tranche pour ainsi dire la chaîne inextricable de nos
humains conditionnements, en remettant chaque chose à sa place, telle qu’elle
est, « ne nous accordant pas
plus d’importance qu’à une volée de moineaux. »
Le son des cailloux
entre les dents du râteau
creuse le silence.
Ji –Gen
Quand le papillon
eut disparu, mon esprit
s’en revint à moi.
Wafû
Oh comme ils sont verts
les longs filaments du saule
sur les eaux glissantes !
Onitsura
La pluie de printemps
toutes les choses deviennent
tellement plus belles
Chiyo-ni
Au fond du ruisseau
sans bouger, les gros poissons
font face au courant.
James W. Hackett
Après
s’être imprégné profondément de
l’atmosphère si particulière des haïkus, nous ne serons certainement pas surpris
d’apprendre que de nombreux auteurs (et non des moindres !) furent des
Maîtres, des moines et des pratiquants laïques du zen (Bashô, Issa,
Ryôkan, Santoka, James W. Hackett, Ji-gen…). Le Shin
Jin Meï (le poème de la foi en zazen) un des textes fondateurs du T’chan*
chinois, enseigne : « La vraie voie est comme le cosmos infini,
rien ne lui manque, rien ne lui est superflu ». En regard du chemin
parcouru, il ne serait nullement abusif de transférer cette constatation au
modeste microcosme que représente un haïku réussi. Nous le recevons tel quel,
il s’épanouit et disparaît spontanément, lumineusement, ne nous alourdit
d’aucun savoir inutile, n’ayant surtout pas vocation à créer des différences
entre des états, des qualités ou des fonctions : le pur et l’impur,
l’agréable et le désagréable, le bon et le mauvais, le beau et le laid, le fond
et la forme…etc. … Abordé avec un esprit détendu et limpide, le haïku
concentre et répand des saveurs discrètes, délicates et subtiles. Maître
Deshimaru*(1917 /1982) qui lui-même composait des haïku faisait
remarquer « qu’il laisse place au silence », « un
silence plus fort que l’éloquence » ; ainsi dans l’ici et
maintenant d’une vérité sans dogmes,
issue des évidences les plus humbles de la vie quotidienne, loin de l’agitation machinale de nos semblables pouvons-nous
éprouver la fusion qui s’opère entre
celui qui n’est déjà plus l’auteur et celui qui, par delà sa lecture, retrouve
la joie de se rassembler dans un espace unique, une expérience illimitée, un
pur miroir de transparence.
Le
secret coucou
dans
le sous-bois silencieux
un
écho peut-être.
Ji-gen
André CHENET
_____
Glossaire :
- Bouddha (l’éveillé) :
désigne le Bouddha historique Gautama Shakyamuni qui vécut il y a 2500 ans, et
aussi ceux qui réalisèrent un éveil parfait (japonais : satori)
- Deshimaru Taïsen : moine
zen japonais de l’école Soto (l’illumination silencieuse), reçu la transmission
de son Maître Kodo Sawaki. Dès 1967 il s’établit en France pour y propager le
Dharma du Bouddha. Au travers de ses nombreux disciples, son œuvre rayonne dans
le monde entier.
-
Dharma : la vérité cosmique et, par extension, l’enseignement du
Bouddha Shakyamuni.
-
Kôan : sentence énigmatique ou question absurde, en dehors de la
logique et au-delà de la pensée conceptuelle, formulée par un maître zen de
l’école Rinzaï à un disciple dans le but d’éprouver sa réalisation ou de
provoquer l’Éveil.
-
Esprit d’Éveil (japonais : bodaïshin) : faculté intuitive des
êtres humains à reconnaître leur nature authentique de bouddha dont la Voie est
l’expression tout à la fois progressive et abrupte.
- Nature de bouddha :
l’essence originelle de la vie humaine que nous avons tous au fond de nous et
qu’il convient d’actualiser à travers la pratique du zen.
-
Voie (japonais : do) le cheminement conduisant à la plus haute
vérité.
-
T’chan (sanscrit : dyana) : la voie du zen, l’assise.
-
Zazen : l’assise silencieuse de la méditation, trésor de
l’enseignement du Bouddha .
-
Zen : (T’chan en chinois) : pratique de zazen et de
l’enseignement du Bouddha sous la direction éclairée d’un Maître ayant reçu la
certification laquelle se perpétue de Maîtres
à disciples depuis le temps du Bouddha
qui, selon les sûtras (canons bouddhistes)), la transmit pour la
première fois au lieu dit du Pic des Vautours à son disciple Mahakashiapa, le
premier Patriarche d’une longue lignée qui a traversé les âges jusqu’à nous.
** Cet article Zen & Haïku (Essai
d'André Chenet) a été publié dans la Revue n° 4 de La Voix des Autres, 12euros
Responsable de la publication : André
Chenet
Articles publiés sur Francopolis autour du haïkus :
- 2002 -
Entrevue André Duhaime, maître du haïkus au Québec