LECTURES
-CHRONIQUES
2. Petite étude sur Lointain intérieur
Henri Michaux, Éditions de La
Pléiade, tome 1.
présenté
par Dominique Zinenberg
Le véritable titre est PLUME précédé de Lointain intérieur
1938, 1963. Mais je me contenterai pour ce mois-ci de m’attarder sur Lointain
intérieur, réparti en plusieurs
sous-ensembles :
Entre
centre et absence contenant Magie ;
La Ralentie ; Animaux fantastiques ; L’Insoumis ; Je vous
écris d’un pays lointain ; Poèmes ; Difficultés.
Lointain
intérieur donne autant à penser qu’à rêver. C’est sans doute parce
que seul le rêve permet de plonger dans ce lointain qui donne accès à soi, c’est-à-dire à la pensée. L’aspect
disparate, parfois déconcertant des textes réunis sous la bannière de ce
lointain intérieur tient au rêve aussi par ce biais. C’est un fourre-tout qui
commence par des proses, titrées et sous-titrées, se prolonge par des
poèmes, s’achève par d’autres proses. Des interférences d’un recueil à
l’autre ont lieu, car les processus par lesquels le narrateur à la première
ou à la troisième personne passe ne forment pas un continuum, c’est un
foisonnement d’histoires fragmentées, de désarticulations savantes, comme
on les saisit dans les rêves ou dans certains tableaux de Picasso.
« Entre centre et absence » est
le premier volet du recueil. Ce sous-titre, dans la disposition
typographique, occupe un espace bien plus grand que le titre Lointain intérieur. Cette singulière
mise en évidence ne peut qu’interroger le lecteur. Il y a dans la
formulation une impression d’oscillation dans l’être même entre deux états
distincts opposés, voire contradictoires. Comme une fracture existentielle
qui traduit par ces deux mots coordonnés les pouvoirs de la magie :
faire apparaître, faire disparaître. Faire advenir la parenthèse de l’être,
l’écriture du texte étant ce qui reste de l’absence, son résidu. La formule
« Entre centre et absence »
permet de subodorer que l’identité est soit absorbée dans l’être, soit
disséminée dans des objets divers, quasiment de façon aléatoire. C’est sans
doute le sens possible que prend cette formule dans la sous-partie
intitulée « Magie » et qui regroupe
cinq textes numérotés. Dès le premier texte le processus magique est:
J’étais autrefois à l’œuvre
bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je
me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !
Ca a l’air simple. Pourtant il y a vingt
ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi, voulant commencer par
là.
Ces premières phrases révèlent que l’expérimentation réussie d’un
processus magique est le fait d’un long apprentissage qui s’inscrit dans la
durée. Il s’apparente à une pratique de méditation qui permet à l’être de
passer d’un état (nerveux) à un état de calme (quelle tranquillité !).
Devenir autre est instantané mais prend du temps. Devenir pomme c’est un
passage donnant accès à un centre autre, à une propriété ou une qualité
unique, c’est acquérir un savoir total, représentant la chose même. Ce qui
est magique c’est bien que la con-centration et
l’absence (autrement dit la disparition du sujet d’avant) soient
concomitantes.
Pour
s’exercer, le narrateur prend comme objet d’expérimentation l’Escaut. Je résolus de faire un avec lui. Mais
la matière-eau, par sa nature même, rend l’exercice quasi impossible. Il y
a éparpillement en de nombreuses et
inutiles vues. Il y a distraction, attrait pour d’autres objets. Et puis, malgré moi, je regardais les
femmes de temps à autre, et ça, un fleuve ne le permet pas, ni une pomme ne
le permet, ni rien dans la nature. Ne nous y trompons pas, ce dont
parle Michaux avec cet humour toujours présent, c’est de la Tentation de
Saint-Antoine ou des misères endurées par les yogi !
Un processus spirituel, un cheminement, un chemin de croix, mais
c’est aussi une métaphore du travail du
poète et de l’artiste.
Ce
qui se déploie dans les quatre autres fragments de « Magie », ce
sont des expériences énigmatiques où le caractère illusoire du pouvoir
magique s’accomplit puis se désagrège. Le désir semble accomplir des
miracles. Pour parvenir à ses fins, le « je » séduit « elle » en créant « des plaines et des plaines », un espace, une propriété,
quelque chose de consistant qui fait sensation. Et ça marche puisque l’ayant bien rassurée, je la possédai.
Dès le paragraphe suivant cependant voilà ce que déclare le séducteur Cela fait, après quelque repos et
quiétude, reprenant mon naturel, je laissai réapparaître mes lances, mes
haillons, mes précipices. Le charme est donc vite rompu et ce qui
s’absente c’est la constance du désir, la pérennité de la séduction et ce
qui revient en force, c’est le noyau dur de l’être, le centre fait de
lances, de haillons, de précipices. Tout se retourne toujours comme un
gant, soit que le centre est faiblesse (alors qu’il était force dans le
texte précédent), soit que l’absence est un leurre, un camouflage que le
naturel a vite fait de pointer du doigt.
Dans le troisième morceau, le centre et l’absence se confondent
comme les deux faces d’un même objet. Je
suis parfois si profondément engagé en moi-même en une boule unique et
dense que, assis sur une chaise, à pas deux mètres de la lampe posée sur ma
table de travail, c’est à grand peine et après un long temps que, les yeux
cependant grands ouverts, j’arrive à lancer jusqu’à elle un regard.
A quoi servirait la magie si elle ne permettait pas de se défaire de
la souffrance physique ? Une otite, une dent cariée, voilà le terrain
idéal pour expérimenter la concentration qui « efface en quelques minutes la souffrance de l’otite » et
en « deux fois plus de
temps » celle de la dent. Mais à son tour, « elle
disparaît ». La technique opère : entre centre et absence, dans
cet entre-deux la magie accomplit sa mission.
Un bilan provisoire clôt le cycle « Magie ». Le moi évalue
sa faiblesse ou sa force face à tout autre. Il y a comme toujours avec Michaux
un avant et un après : Je suis
tellement faible (je l’étais surtout), que si je pouvais coïncider d’esprit
avec qui que ce soit, je serais immédiatement subjugué et avalé par lui et
entièrement sous sa dépendance ; mais j’y ai l’œil, attentif, acharné
plutôt à être toujours bien exclusivement moi. Plus de dispersion, de
dissémination, de dissolution en l’autre. Le moi est borné à soi, limité à
soi à tel point comme le dit clairement le dernier paragraphe que Je suis devenu si aigu et circonstancié,
que, m’ayant en face de lui, [le plus puissant des hommes] n’arriverait pas
à me trouver.
La force du centre c’est l’absence !
Après « Magie », Michaux présente des récits écrits pour
la plupart à la première personne. Ils sont de multiples expériences pour
sortir de soi, par des moyens souvent agressifs, mais parfois régressifs ou
dépressifs qui font écho à d’autres textes lus dans La Nuit remue par exemple.
Le
dernier de ces poèmes en prose de cette série s’appelle « Entre centre
et absence »
C’était à l’aurore d’une
convalescence, la mienne sans doute, qui sait ? Qui sait ?
Brouillard ! Brouillard ! On est si exposé, on est tout ce qu’il
y a de plus exposé…
« Médicastres infâmes, me disais-je,
vous écrasez en moi l’homme que je désaltère. »
C’était à la porte d’une longue angoisse.
Automne ! Automne ! Fatigue ! J’attendais du côté « vomir »,
j’attendais, j’entendais au loin ma caravane échelonnée, peinant vers moi,
patinant, s’enlisant, sable ! sable !
C’était
le soir, le soir de l’angoisse, le soir gagne, implacable halage.
« Les grues, me disais-je, rêveur, les grues qui se réjouissent de
voir au loin les phares… »
C’était
à la fin de la guerre des membres. Cette fois, me disais-je, je passerai,
j’étais trop orgueilleux, mais cette fois je passerai, je passe… Inouïe
simplicité ! Comment ne t’avais-je pas devinée ? … Sans ruse, le
poulet sort parfait d’un œuf anodin…
C’était
pendant l’épaississement du Grand Écran. Je VOYAIS ! « Se
peut-il, me disais-je, vraiment ainsi qu’on se survole ? »
C’était
à l’arrivée, entre centre et absence, à l’Euréka, dans le nid de bulles …
Dans cet ultime texte de cette première grande partie de Lointain intérieur, ce qui frappe ce
sont les accents à la Antonin Artaud, une fièvre, un délire presque qui
s’empare des phrases, les faisant parfois bégayer – rythme superbe de la
répétition du même mot et de l’anaphore C’était
qui scande l’émotion jusqu’à l’ultime paragraphe de découverte (l’Euréka),
de reprise dans la trame du texte du titre obsédant, et du lieu énigmatique
« dans le nid des bulles ».
Voici la façon dont Raymond Bellour commente ce passage p. 1241 du premier tome de
La Pléiade : « On ne sait
si l’Euréka, ce qui est trouvé, doit quelque chose à la grandiose
conception atomiste de Poe dans sa dernière œuvre. Mais deux tensions
résultent de cette arrivée, rare chez Michaux, vers un point paraissant se
concevoir lui-même. La première tension ressort de ce que
l’« entre » désigne d’un côté un centre, c’est-à-dire un point
fixe, quel qu’il soit ; de l’autre une absence, mais de
quoi ? Du centre ? Sans doute, mais à condition de donner au
mot « absence », ici non qualifié, une valeur intransitive
générale, positive autant que négative ; l’absence dynamisant ce à
quoi on l’oppose et on la mêle, à l’intérieur d’un « entre » sur
lequel porte la seconde tension. Il y a bien, à la fin du texte, un nid refigurant une sorte de centre soutenu par la forme de
la bulle. Mais c’est là une figure même du multiple. Et les bulles sont
légères, comme des plumes que l’image du nid appelle ; elles sont
fragiles, flottantes, évanescentes, entre solide, liquide et gazeux,
essentiellement « entre » »
***
« La Ralentie » est un poème en prose de huit pages,
lyrique, tragique, énigmatique. Le recours à de multiples pronoms, à
diverses identités (deux femmes nommées, d’abord plus longuement « Lorellou », puis « Juana ») crée un
perpétuel décentrement d’une immense portée onirique voire d’un flottement
entre la vie et la mort. « La ralentie » pourrait être lu comme
un récit, mais à peine narratif, de la bascule vers la mort. Qui
meurt ? Ca meurt. Ca agonise. Les perceptions de « La
Ralentie » se décomposent, se défont, se mutilent. Le moi est perdu en
un « on » en un « Quelqu’un ». La perte du moi c’est un
ressenti à l’envers que la phrase négative suggère à merveille. Quelqu’un n’est plus fatigué. Quelqu’un
n’écoute plus. Quelqu’un n’a plus besoin d’aide. La dilution de l’être
commence avec l’absence de volonté, de désir, de sensations et dans la
phrase de la suppression du sujet N’a
pas choisi, ne reconnaît pas, ne goûte pas.
Des représentations mortuaires foisonnent
dans le texte. Des voix lointaines, séparées de leur moi, tourbillonnent
autour du narrateur qui dit « je » et « tu ». Ce sont
des voix qui s’effilochent dans l’absence, broyées par la mort encore
proche. « La Ralentie » tient plus de l’espace de l’ombre, du
fantôme, que de la femme vivante. Elle est évoquée de façon lyrique,
terrifiée, comme si elle emplissait tout le ciel, tout l’espace mais dans
des contours flous, indéfinis. Tandis qu’on cherche sa clef dans l’horizon,
on a la noyée au cou, qui est morte dans l’eau irrespirable. « On sent la courbure de la Terre.
On a désormais les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le
sol, on ne trahit plus l’ablette, on est sœur par l’eau et par la feuille.
On n’a plus le regard de son œil, on n’a plus la main de son bras. On n’est
plus vaine. On n’envie plus. On n’est plus enviée. »
La
plongée dans l’obscur et le féminin est la seule voie de recours pour le
poète où loger sa peine et l’extrême douleur de la perte au plus près de la
morte. Il est ainsi devenu elle dans ce voyage dans lequel elle est poreuse
au Tout. C’est la voix de l’étendue qui parle aux ongles et à l’os.
À
la Ralentie, le narrateur avoue sa peur :
Lorellou, Lorellou,
j’ai peur… Par moments l’obscurité, par moments les bruissements.
Écoute. J’approche des rumeurs de la
Mort.
Tu
as éteint toutes les lampes.
L’air
est devenu tout vide, Lorellou.
Mes
mains, quelle fumée ! Si tu savais … Plus de paquets, plus porter,
plus pouvoir. Plus rien, petite.
Plus loin dans le texte, le poète s’adressera
à Juana pour avouer une autre détresse, une autre séparation. Et le poème
élégiaque s’achève sur cette dernière phrase qui est aussi le dernier
paragraphe : Hier, tu n’avais
qu’à étendre un doigt, Juana ; pour nous deux, pour tous deux, tu
n’avais qu’à étendre un doigt.
***
Les animaux ne cessent de peupler
l’univers de Michaux. Il en est donc ainsi avec « Animaux
fantastiques ». Ils ont ceci de particulier qu’ils sont une représentation
concrète et déformée de la maladie. Ils interviennent. Dès le premier malaise, ils sortent des tapisseries les plus
simples, grimaçant à la moindre courbe, profitant d’une ligne verticale
pour s’élancer, grossis de la force immense de la maladie et de l’effort
pour en triompher ; animaux qui donnent des inquiétudes, à qui on ne
peut s’opposer efficacement, dont on ne peut deviner comment ils vont se
mouvoir, qui ont des pattes et des appendices en tous sens. Les animaux
sont des projections de ce que les maladies font endurer physiquement et
psychologiquement au malade. Ils donnent une corporéité fantastique ou
monstrueuse à ce que la maladie à de fantastique et de monstrueux. Ce qui
fascine c’est l’imagination sans bornes de Michaux à rendre la maladie
consistante, imagée, vivante, fourmillante, sonore, démultipliée à l’infini
dans ses tortures subtiles, sadiques jusqu’à l’exaspération. Et le jeu monstrueux se poursuit à
travers l’interminable nuit qui est la nuit des fiévreux.
De plus graves malheurs
apparaissent. Opacité de la tête, qui t’a bien connue, ne s’étonne plus.
Troupeaux dans le crâne, on vous supporte, mais troupeau au galop,
qui vous supporterait ? Sons de mélodie, si vous deveniez clous
pointus ?
***
Et voici « L’Insoumis » qui est
menacé par le quotidien humiliant car il se tient alors parmi les étrangers qui se disent ses
proches et ne le connaissent pas et le versant autre où il devient
« l’insoumis » qui s’évade, fait dilater le Temps, s’absente. Il médite l’évasion, car les
« mous » sont les « durs », ne se laissent ni vaincre,
ni convaincre, et se reforment entiers et agrandis sous la botte.
Tous les moyens sont bons.
Pas besoin d’opium. Tout est drogue à qui choisit pour y vivre l’autre
côté.
[…] Comme des bulles, des horizons toujours nouveaux apparaissent,
croissent, se dilatent, crèvent, réapparaissent, s’étirent, se dilatent, et
encore, et encore…
Ce à quoi veut
échapper l’insoumis c’est à l’odieux
compartimentage du monde.
***
« Je vous écris d’un pays
lointain », outre qu’il rappelle par son titre le titre global de
l’œuvre, est en écho, en osmose même avec « La Ralentie ». Les
deux textes sont écrits en même temps. Le lointain en est la substance ou
l’essence, comme s’il était, dans l’imaginaire de Michaux, une des marques
du féminin. Le lointain de la femme pour le poète n’est pas seulement
l’expérience concrète d’une séparation matérielle par la distance
géographique ou par la mort, mais une opacité qu’aucune proximité
n’abolira.
Ce sont douze fragments qui mêlent la
voix de la femme dont le destinataire des lettres livre quelques bribes en
précisant « dit-elle », « lui confie-t-elle »,
« continue-t-elle » « dit sa lettre » « Elle lui
écrit encore », à la voix du narrateur masculin à la troisième
personne. Parfois, on ne sait plus si le narrateur résume ce qu’elle lui a
écrit ou si c’est directement la parole de la femme.
Le pays lointain est un monde parallèle
qui fonctionne autrement. Dès la première phrase du premier fragment,
l’étrangeté affleure. Nous n’avons
ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps. Le pays
comprend des montagnes qui sont perçues comme des masses considérables. L’exotisme de l’autre rend possible
la question qui suit Est-ce que l’eau
coule aussi dans votre pays ? (L’exotisme est réversible et même si l’on
peut penser que c’est la femme qui pose cette question à l’homme, l’inverse
pourrait être vrai !) Le cinquième fragment est emblématique de ce
questionnement ingénu qui permet cette infinie distance de soi à l’autre et
de soi à soi ; en outre, la poésie qui se dégage de lui s’apparente à
celle d’estampes épurées, la simplicité de la langue comparable à celle des
traits des dessins des maîtres d’estampes s’alliant à la force de
l’interrogation qui touche au secret de l’être et de la vie.
Je
vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez. Souvent les
arbres tremblent. On recueille les feuilles. Elles ont un nombre fou de
nervures. Mais à quoi bon ? Plus rien entre elles et l’arbre, et nous
nous dispersons gênées.
Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans
vent ? Ou faut-il que tout tremble, toujours, toujours ?
Il y a aussi des remuements souterrains, et dans la maison comme
des colères qui viendraient au-devant de vous, comme des êtres sévères qui
voudraient arracher des confessions.
On ne voit rien, que ce qu’il importe si peu de voir. Rien, et
cependant on tremble. Pourquoi ?
A plusieurs reprises, « elle »
devient « nous ». Un « nous » féminin qui semble
témoigner d’un climat général de terreur maintenu à l’égard des femmes. La
peur règne dans ce pays lointain où une menace de mort plane et pèse ou
bien encore une menace de viol comme le fragment 7 le suggère si bien.
Il
y a constamment, lui dit-elle encore, des lions dans le village, qui se
promènent sans gêne aucune.
[…] Mais s’ils voient courir devant eux une jeune fille, ils ne
veulent pas excuser son émoi. Non ! Aussitôt ils la dévorent.
Les fragments 8 et 9 sont consacrées à la mer. Elle est décrite comme une chose
qu’il faut faire comprendre à ceux pour qui elle n’a aucune existence. (Une
mer « secrète » en somme comme dans le poème de Supervielle, ami
de Michaux, pour qui « Lorsque nul ne la voit/ La mer n’est plus la
mer/ Elle est ce que nous sommes/Lorsque nul ne nous voit. // C’est la mer
pour la mer/ Et pour ceux qui en rêvent/ Comme je fais ici.) Michaux recrée
le secret que cette masse d’eau irisée de couleurs, constituée de vagues,
qui ne sait pas avancer, doit être pour celui qui ne la connaît pas. Quand vous viendrez, vous la verrez
vous-même, vous serez tout étonné. « Tiens ! » direz-vous,
car elle stupéfie.
Nous la regarderons ensemble. Je suis sûre que je n’aurai plus
peur. Dites-moi, cela n’arrivera-t-il jamais ?
Le fragment 10 évoque les fourmis. Elles
sont comme un miroir de la condition des femmes. Le féminin des fourmis et
des femmes se confondent. Inquiètes,
ventre à terre elles poussent des poussières. Elles ne s’intéressent pas à
nous. […] Et jusqu’à présent pas une n’a levé la tête sur nous. Elle se
ferait plutôt écraser.
L’allusion à « L’étranger » de
Baudelaire, poème liminaire des Petits
poèmes en prose, dans le onzième fragment ne peut échapper au lecteur.
La condition d’étrangère du locuteur est un premier élément, le traitement
en suspens du thème des nuages, en est un autre. Mais avec Michaux, ce qui
est merveilleux dans les nuages, c’est la possibilité de les nommer, de re-créer leur existence à partir d’une absence de
connaissance de ce qu’ils peuvent être. On leur donne un nom, on tente de
les décrire. Malgré des airs de peser
très lourd et d’occuper presque tout le ciel, ils ne pèsent pas, tout grands qu’ils sont, autant qu’un enfant nouveau-né.
Nous les appelons des
nuages.
Il y a dans le dernier fragment un retour
au premier par le biais du temps. Mais le temps a changé, de
météorologique, il est passé au Temps philosophique (ou métaphysique). Plusieurs
des thèmes et impressions contenus dans les fragments précédents reviennent
de façon synthétique dans ce dernier texte : les
« frissons » rappellent les peurs et anxiétés qui traversent Je vous écris d’un pays lointain. Le
mot « éducation » qui introduit le fragment n’est pas sans
renvoyer à l’idée que cet échange épistolaire a une teneur éducative
puisque la jeune femme ne cesse d’expliquer son pays lointain. La thématique élégiaque de l’absence et du
manque clôt le texte en une adresse explicite au destinataire. Quand
allons-nous nous voir enfin ? Mais revenons juste un instant à ce
Temps évoqué de façon si particulière. Il semble un Temps qui creuse une
béance, un décalage que rien ne peut empêcher. Quel écart, en dehors du
décalage horaire, de l’espace-temps qui sépare, sinon celui de la
disparition peut expliquer sa présence ? Il s’en faut d’un rien, d’un
cheveu pour que l’écart ou l’étanchéité ne soient plus. C’est le Temps, bien sûr. (Est-il pareil
chez vous ?) Il faudrait arriver plus tôt que lui ; vous voyez
ce que je veux dire, rien qu’un tout
petit peu avant.
***
La partie « Poèmes » comprend
treize textes, tous titrés. Les sept premiers sont courts, resserrés autour
d’un thème indiqué par le titre. « Repos dans le malheur » est
une sorte de prière au malheur à qui le poète s’adresse afin qu’il suspende
son action : Le Malheur, mon
grand laboureur/Le Malheur, assois-toi, / Reposons-nous un peu toi et moi ».
Avec « La jeune fille de Budapest » (3ème poème) c’est
plutôt le sentiment amoureux qui est suggéré, presque à la manière de Paul Éluard
dans L’amour la poésie, avec ce
premier vers en particulier Dans la
brume tiède d’une haleine de jeune fille, j’ai pris place. Mais
« L’amoureuse » d’Éluard prend possession de celui
qu’elle aime « Elle est debout
sur mes paupières/ Et ses cheveux sont dans les miens… » alors que
le rapport est inversé avec Michaux qui s’installe dans « une haleine
de jeune fille ». Les sensations sont légères tant que la jeune
fille est présente, puis dans le renversement final, c’est le manque qui
est un poids : Ses bras ne pèsent
rien … Obstacle si léger sur ma poitrine comme tu t’appuies maintenant/ Tu
t’appuies tellement, maintenant que tu n’es plus.
Avec « Sur le chemin de la Mort », le poète met en scène, comme
au sortir d’un rêve, sa mère allant vers la mort. Le paysage du passage est
une banquise, l’atmosphère est comme de la ouate et Ensuite elle fut prise par l’Opaque. C’est sans doute l’un des
poèmes les plus tendres et élégiaques de la série.
Le dixième poème s’intitule « Télégramme de Dakar ». Titre
paradoxal puisque c’est le poème le plus long du regroupement. Il dit
l’Afrique grâce à la répétition frénétique du mot « baobab » si
bien que cela crée non seulement un effet sonore comme celui que ferait un
tambour, des percussions, mais le mot devient une sorte d’onomatopée et
relance le rythme du tam-tam. A cette obsession de l’arbre qui envahit le
texte comme ils semblent avoir envahi le lieu, répond le mot
« Noir » qui renvoie aux personnes, comme à la nuit. Fulgurance de
certaines images Têtes noires sans
défense avalées par la nuit. […] la nuit leur vole encore leurs gestes. /
Village de visages noirs/ village d’un instant/ village passe/ Baobab Baobab/ Problème toujours là, planté. / Pétrifié –
exacerbé / arbre-caisson aux rameaux-lourds/ aux bras éléphantiasiques, qui
ne sait fléchir. L’Afrique est chant, secousse, saccade, et le poème de
Michaux est déjà du rap, si fort dans cette nuit absolue et dont le cœur
bat à tout rompre.
***
Le dernier volet avant Un
certain Plume, c’est « Difficultés »
(1930) Il s’amorce avec « Le Portrait de A. » Naissance d’un
personnage. La vie de A., une de ces
vies insignifiantes, et pourtant Océan, Océan, et qui chemine, et où
va-t-il ? Et mystère son moi. Un enfant-boule (Une grande langueur, une grande
lenteur ; une rotation puissante. Une inertie, une maîtrise, une
assurance. Ce quelque chose de particulièrement stable qu’on rencontre
assez souvent, dans les vices, ou dans les états maladifs.) La
biographie de A. est fragmentée. De courts
paragraphes séparés par des astérisques épinglent non pas des événements
mais une trajectoire spirituelle traversée par la chute d’Adam (A) et par
la mystique christique. Réflexions plutôt que narration. Dans l’ensemble, les livres furent son
expérience. Une avalanche de livres et quelquefois le miracle d’une
quasi révélation. Tout à coup, grand
bonheur, une phrase… un incident… un je ne sais quoi, il y a là quelque
chose… Un pas en avant vers un embryon d’accomplissement. A la lecture,
s’ajoutera plus tard à l’âge de vingt ans la nécessité des voyages. Mais de
façon concomitante le voyage est assimilée à la
souffrance. Souffrir, souffrir,
apprends bien toutes les façons puisque ce sera ta vie. Non pas seulement
toutes, les honteuses surtout, puisque ce sera là ta vie. Autobiographie
déguisée en biographie, certes, mais cette distance par le biais de la
troisième personne permet une vision synthétique de soi qui introduit la
notion d’insuffisance. Il a pris pour
toujours l’idée implacable de son insuffisance.
A ce portrait font suite six textes
titrés : « La nuit des
embarras », « La nuit
des disparitions », « Naissance »,
« Chant de mort »,
« destinée » et « Mouvement de l’être intérieur ».
Les deux nuits sont des morts violentes, agressives, sanglantes ;
des cauchemars. Du glauque, du terrifiant. Puis vient
« Naissance » qui est multiplication de naissances infinies comme
dans la philosophie indienne de la métempsychose. S’ensuit « Chant de
mort » qui est un appel classique et
tout à coup la Mort vint et dit : « Il est temps. Viens. » La
phrase sonne comme quelque chose d’ancien, de commun, d’éculé, mais la mort
en allégorie avec son M, ne peut que ressembler aux danses macabres, à la
grande faux et ce qu’elle dit aux hommes ne peut qu’être cette invite à
venir, comme si elle ne possédait pour toute parole que ces quelques mots.
Le pénultième morceau ne s’appelle pas
« Destinée » pour rien. Le ton est épique. L’anaphore des
« Déjà » est comme le ressac de la mer sur lequel le héros
(Ulysse) ou plutôt cet anti-héros
qu’est le « je » du texte se trouve et que le destin ou la
Destinée va rattraper. Parodiant de façon subtile l’épopée d’Homère voici
ce que le narrateur dit … le malheur
à la mémoire fidèle se présenta et dit : « C’est moi, tu
m’entends, allons, rentre ! », mais l’humour qui avait
déserté les écrits précédents, tant l’angoisse prédominait, revient, tout à
coup, éclairant le passage d’un rire grimaçant de dérision. Celui qui a une épingle dans l’œil,
l’avenir de la marine à vapeur anglaise ne l’intéresse plus. Sans compter
qu’une métaphore filée liée à la coiffure se propage depuis la mi-temps du
texte jusqu’à la fin créant un effet comique irrésistible.
(Quand le malheur avec ses doigts habiles
de coiffeur empoigne ses ciseaux… épingle … comme une brosse). Du coup, la notion de
« Destinée » a le mal de mer !
« Mouvements de l’être
intérieur » clôt Lointain
intérieur. Il faut remarquer le pluriel de « mouvements » car
la vie intérieure connaît de multiples tribulations. L’être intérieur est
en butte à la colère, à la patience, à la confiance, mais aussi à la
concupiscence (qui donne lieu à une analogie avec la pâte du
boulanger : Quel boulanger
plongea jamais d’aussi énormes mains dans le pétrin ? Quel boulanger
vit-on pareillement accablé par la montagne mouvante, montante, croulante,
de la pâte ? Une pâte qui cherche le plafond et le crèvera.
L’être intérieur collabore avec la
concupiscence dans la joie ou dans la réserve. Mais toujours il est traqué
par cet envahisseur gonflant.
A cette liste s’ajoute, finalement la Peur,
la pire calamité de l’être intérieur. Quand
la Peur, langouste atroce, agrippe la moelle épinière avec ses gants de
métal…
Décidément, la noirceur de la vie gagne si évidemment l’être que le soleil se dirige d’un autre côté.
***
Voir…
cette suite publiée :
Les Oeuvres complètes de Michaux Henri...
Un barbare en Chine
(Éditions de La Pléiade)
1. - Regards sur Henri Michaux - La
Pléiade sept.2015
2. - Regards sur Henri Michaux - Écuador oct.2015
3. - Regards sur Henri Michaux - Un
Barbare en Inde. (1933-1967, 1989) nov.2015
4. - Regards sur Henri Michaux - Un
Barbare en Chine, déc. 2015
5. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine... suite, janv.2016
|
Regards sur Henri Michaux
Petite étude sur Lointain intérieur
présenté par Dominique Zinenberg
février 2016
|