LECTURE  CHRONIQUE


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Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus

REVUE ET ANTHOLOGIE
présentées
par

Dana Shishmanian

Nous avons signalé dans la Revue de mai la parution de l’anthologie Ouvrir le XXIème siècle. 80 poètes québécois et français, coéditée par Danny-Marc et Jean-Luc Maxence, pour les éditions Le Nouvel Athanor (hors-série des Cahiers du Sens), et Robert Giroux, pour les éditions québécoises Triptyque. (annonces)

Signalons également la parution en juin 2013 de la revue annuelle de poésie du Nouvel Athanor, Les Cahiers du Sens, dédiée cette année à un thème protéiforme : La colère.

Les deux volumes, presque du même format et proches en nombre de pages, forment ensemble un beau diptyque de la poésie contemporaine francophone. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une anthologie, pour ce qui est du premier, et pas non plus d’une revue, pour ce qui est du second ; en effet, les textes des 40 poètes québécois et 40 poètes français sélectionnés pour Ouvrir le XXIème siècle sont pour la plupart inédits et non tirés de volumes parus, alors qu’inversement, les poèmes des Cahiers du sens 2013 sont parfois tirés de volumes parus et non inédits : le concept du genre n’est donc pas forcément respecté. Et c’est tant mieux.

Au choix d’anthologiste (entomologiste) enfermé dans une bibliothèque (musée d’histoire naturelle), s’oppose, pour cette « anthologie » québécoise et française,  une cueillette sur place pour l’occasion, comme lors d’une visite amicale dans les jardins secrets des auteurs, tous contemporains. Et symétriquement, au choix d’un revuiste (potentat occasionnel) coincé dans une librairie virtuelle (maison d’accueil de subjectivités en quête de reconnaissance) s’oppose, pour cette « revue », au sens propre, de la poésie annuelle, une amicale réception de dons, quelle qu’en soit la provenance, faits de bon cœur par des auteurs plus ou moins connus, plus ou moins reçus des critiques – s’il en existe encore ! – et plus ou moins ignorés du grand public…

Comme dans une communauté de l’esprit, les auteurs se passent le mot pour nous offrir leurs poèmes, avec la complicité des éditeurs, eux-mêmes poètes et participants à ce « jeu aux perles de verres ». Et c’est un régal que de lire ces textes, qui nouent dirait-on, d’une rive à l’autre de la francophonie, des liens secrets, tirant leur force d’un ancrage profond dans l’universel.

D'une rive à l'autre, même frisson d'inquiétude...
Il y a, à travers la grande diversité de styles et d’esthétiques présumées des uns et des autres, et au-delà des expérimentations formelles ou des expressions nues de sentiments forts et explosifs, comme un frisson commun d’inquiétude, d’angoisse, de sentiment ultime de fin du monde ou du moins, de fin de l’humanité ; et subsidiairement, de manière obsessionnelle, un questionnement existentiel, vital, sur la mission du poète, sur la valeur de la parole, sur le sens même du geste d’écrire. Ce sont, incontestablement, les deux thèmes majeurs de l’un comme de l’autre de ces volumes qui illustrent, en cette année 2013, une sorte de nouveau millénarisme, hélas bien légitime dans le monde à la dérive qui est devenu le nôtre.

Il est saisissant de constater avec quelle poignante constance presque tous les auteurs de ces deux volumes ressentent et expriment ce sentiment apocalyptique de déperdition de l’humain, et s’interrogent sur l’écriture comme s’il s’agissait d’une suprême mission, sinon de sauvetage, du moins de témoignage. Que ce soit de manière directe, en référence à des événements ou des faits de société, ou indirectement, à travers un vécu personnel qu’on devine en filigrane, les poètes réaffirment ainsi, dans le contexte de cette modernité dé-constructrice, la vocation ancestrale des prophètes.

Une foi s’instaure, mais pas dans un quelconque salut… pas dans une croyance, solution miraculeuse, ou nouvelle utopie sociale, non ; une foi fervente dans l’acte de conscience et de création, ici et maintenant, une foi entêtée dans le geste même de donner naissance au poème, comme réduction ultime à l’essentiel. Un geste qui engage au risque de sa vie. Le poète, finalement, inscrit avec son sang de paroles les traces de l’humaine aventure, pareillement abjecte et sublime, jusqu’au bout, et c’est en cela même qu’il croit, capitaine sur un bateau en naufrage : en son devoir d’écriture.

Il est difficile de parler individuellement des auteurs, ils sont nombreux, et il est  encore moins aisé de les regrouper par affinités, vu leur extrême diversité ; mais je ne peux résister à la tentation – et j’avoue que je cède ainsi au plaisir tout personnel de lectrice – de citer quelques bribes qui m’ont le plus touchée. Ce faisant, je fais ma propre cueillette, mon parcours à moi dans des jardins voisins, tout en remerciant Danny-Marc et Jean-Luc Maxence pour ces deux splendides bouquets de « fleurs du mal » de notre temps…

Voilà donc mon florilège, puisse-t-il inciter nos lecteurs à aller explorer eux-mêmes !


Ouvrir le XXIème siècle / Québec :


 
« … la femme se penche vers l’homme, son langage lui est étranger, il possède les racines de toutes les langues, elle marche péniblement, enjambe les cadavres encore chauds qui déchirent le silence du désert, un sanglot de détresse à peine retenu, aura-t-elle la force de renaître du désert de l’oubli, les mots se révoltent, se font la guerre, le réel se détraque, l’odeur de cendres…, elle s’enfouit, à la pointe des baïonnettes, de la tombe à ciel ouvert, laisse s’échapper des grains d’espoir (…) »

(Claudine Bertrand, Désert innommable 1)


« On est allé à perte de soi, on a jeté ses mains sur la table, elles bougent toutes seules,  elles palpitent déjà à d’autres poignets. On a des mains de femme, des mains de tueur, des mains qui maquillent le visage crépusculaire des morts. On refait une beauté à la déesse Désespoir, sa chair est tendre comme un fruit, on va la dévorer d’un coup de dent à midi, dans la lumière plus grade que le monde. »

(Pierre Nepveu Dénouement)


« Qu’est-ce que la réalité / sinon un glissement incessant / dans des versions plus terribles du présent ? [petits heurts en série] (…) La réalité nous tient dans son poing fermé / le souffle fait pénétrer l’espoir [souffler sans le poing] / sinon, l’imagination disparue / nous n’avons plus de cœur ou d’esprit / et la raison s’effondre sous le poids du réel / Nous voulons une irréalité / propice à l’éclosion d’être singuliers / et au glissement de l’un dans l’autre [souffler dans les doigts écartés] »

(Michaël La Chance, Qu’est-ce que la réalité ?)


« rouge, le monde / ainsi que tu le vois // depuis qu’on t’a fait / découvrir //  les contes / aux dieux armés / de foudre et de colère// mais rien n’a changé / depuis la violence / des langues mortes // rien n’a changé // ni l’humiliation / ni la honte // c’est toujours la loi / des dieux fous // qui répandent le malheur / sur la terre / comme au ciel // détresse, tu dis / détresse / chaque soir // à l’heure où les guerres / en direct // frappent l’écran / de tes yeux // villes trahies / par la souffrance //   martyr le poème / quand il n’espère plus / sanctifier les mots // seulement raconter / la vie / pas à pas // des foules qui osent / marcher / sur la peur // tu ignores comment / cela se peut / le courage // mais cela / se peut // tel un cataclysme / déchirant le silence // cela se peut / tu le répètes / à voix basse // comme s’il te restait / encore / un peu de foi »

(Louise Dupré, Les trous de ton cœur)


« En ces lourdes soirées où les images / sur l’écran distillent la haine / ton visage repose contre ma poitrine, et je berce / avec lui les failles qui broient nos mondes / de rêves répétés dans la haute tour du temps, l’agonie du feu / tantôt encore remplissait de ses flèches / la cheminée où traînent les cendres.

Et jamais je ne veux perdre le goût / de cet amour qui imbibe nos mains. »

(Hélène Dorion, extrait de Cœurs, comme livres d’amour, 2012)


« (…) bras ballants je me tiendrai / devant le dieu de la poésie // avec l’humilité des survivants / qui ont fait avec ce qu’ils avaient // qui font avec ce qu’ils ont (…) // Je ne verrai pas d’avantage / que ce que j’ai toujours vu // le fond noir // la tâche floue / des vérités diluées // à peine la couleur du sang / qui anime celle de l’ancre // j’aurai la mémoire divisée / peut-être // prête à renaître / dans le rayonnement fossile // des ciels écrits »

Monique Deland, Rayon X)



« Je commence à aimer la décadence de notre superbe inutilité

Et toutes nos recettes pour nous faire à l’âme de faux liftings (…)

Je commence à aimer la fin qui se moque de nous (…)

En fait je n’ai rien d’autre que cette parole comme une plaie ouverte (…)

Nous avons tous des démons à brûler

Prenons notre temps ça fait durer l’enfer (…)

À cause de tout ça et de bien d’autres choses un poète

En est devenu un et le dit aux autres qu’il aime

En ces temps-là un poète plus décadent que permis

Apprenait à siffler le chant du serpent »

(Jean-Paul Daoust, Le chant des serpents)



« Ainsi va la vie / J’ai tracé un cercle sur le béton / J’ai écrit des signes / Pas lisibles pour le commun des mortels / Mais qui pour moi veulent dire : / ATTERRIR ICI AU CENTRE (…) Pendant qu’on le trace, on est parfois dans le cercle / Ça a beau être dangereux / C’est quand même la meilleure façon / De tracer le cercle / En se plaçant au centre / À bout de bras / En se prenant soi-même comme pivot / C’est là qu’on met sa vie en danger / Sans le savoir // Mais moi, je le sais / Si je ne le savais pas, je ne parlerais pas »


(Louis-Philippe Hébert, L’objet qui tombe du ciel)

 

 

 Ouvrir le XXIème siècle / France :


« Si tu prends le temps de lire un poème / Si tu prends ce temps d’aimer / Ta vie n’est plus perdue // Le silence t’offre sa phrase / La fragilité, sa force // Tu te tiens Nu dans l’attente / Infiniment passager / Dans la seule inquiétude // Il reste encore le temps / D’être plus que le temps (…)

Il n’y aura pas de répit avant le terme / Mais ce seul souffle saccadé et urgent / Cerné par le gel et qui tentera / Un mètre de plus encore et malgré tout / Pour porter la vie au plus loin de la vie / Même quand il se fait très tard / Même à l’heure définitive (…)

Tu multiplies le dernier instant »

(Guy Allix, Le temps d’aimer)

 
 

« Il y a bien une lucarne, là-haut / Mais l’échelle s’est absentée / Et des herbes muettes /Envahissent le chemin.

Il y a bien des hirondelles, là-haut / Et le tracé invisible d’un signe / Dessiné à tire d’ailes / Mais la coulée des orages vacille

Eh bien ! / Il en faut du courage, au Dit du Poème / Pour s’emparer encore d’un morceau de monde. (…)

Il faudra bien que tout se taise / Pour qu’un son de pierre / Encore retentisse / De nos rêves exilés / Dans la mémoire des abeilles »

(Matthieu Baumier, à la mémoire d’Olivier Larronde)



« Mais si je refuse la carte d'abonnement au malheur d'être / C'est  par une intuition
d'enfance / Qui persiste aux heures humaines les plus sombre / Chose minuscule qui s'est
défaite de la religion / Ce manteau qui n'est plus nécessaire (...)
Je ne fais pas profession de savoir / Et je ne veux rien savoir / Et je ne veux rien nommer /
Si ce n'est que la froidure n'est pas là / Pour faire mourir le feu qui est en moi
»

(André Prodhomme, L'oiseau-géant)


« Un Autre est là qui murmure. Sa bouche ressemble à celle d’un devin qui baise la poussière et se méfie des dieux. Car le ciel n’a point de fils. Seulement l’éclat d’un grand Vide. (…)

Le Sage n’a que faire des hommes, la solitude le comble. Le Poète hésite et passe sans cesse de l’éloignement volontaire au cœur fiévreux de la mêlée. Le Guerrier qui a remisé les armes ne sait où s’en aller respirer. (…)

Vagabonder pour l’exemple, et sourire quand il est tant de prêtres, de juges, de dignitaires qui s’arrogent le droit de régenter nos vies. L’âme sauvage et fière ne se connaît pas de maître et reste sans fatigue. »

(André Velter, Stèles des chemins creux)


 

Les Cahiers du Sens 2013 – La Colère :

« … mais tout le monde paraît heureux l’élite envoie désormais ses enfants dans des écoles de commerce des écoles de grands épiciers où ils apprendront comment rouler le monde dans la farine et ce avec quelle facilité déconcertante et papa et maman sont contents se frottent les mains c’est à qui deviendra le plus tôt possible  chien ou loup ou requin et pourra dépecer en toute honorabilité son prochain avec des crocs bien blancs chien loup requin comme autrefois curé soldat professeur ils sont  contents papa maman le dépècement du monde avec leur progéniture se trouve assuré pour quelques générations encore (…)

 
(Étienne Orsini, Dies irae)



« Civilisation de drugstore, de réussite à fonds volés, de soleils saumâtres, de guignols en balade marchandant leurs aumônes de rires et de cœurs percés : Tu as les poètes que tu ne mérites pas. (…)

Civilisation fade de magasins véreux dont les escaliers s’ennuient de toujours monter vers des rayons dorés où meurent les miroirs : Tu as les poètes que tu ne mérites pas. (…)

Civilisation, ma civilisation, que ferais-tu des poètes ? »

                                       (Jean-Pierre Lesieur, Tu as les poètes que tu ne mérites pas)


« Les arbres à la chevelure pétrole / Ce n’est pas du Sisley // La cité des Fossés-Jean et ses étoiles en cage d’armature / Ce n’est pas du Caillebotte // La ligne Colombes-Saint-Lazare et ses wagons gris / Qui puent le tabac froid et suent l’angoisse / Ce n’est pas du Monet (…)

Le langage est mon pays / Mon village dans mes gestes et mes pas // Déchirer la ville comme une carte postale / Vomir la Seine son béton et ses amygdales / Cette saloperie de banlieue »

Christophe Dauphin, Vlaminck)


« Ainsi le monde nous avait retrouvés / Ainsi nous reprochait-on quelque part / L’insouciance qui parfois s’accroche / À notre chemin / Et pourtant je n’oublie / Ni le fracas des mots / Ni le fracas des armes. / Je sais que le sang couronne toujours / La perte de l’amour. »

(Denis Emorine, Lorsque j’ai murmuré)


« Le temps des soupirs est achevé / L’appel intérieur vient de plus loin // Arrêtez les refrains du quotidien / Ils n’ont jamais eu cours dans ce lointain si brutal et si proche // Le temps des visions / Le temps de la lumière / Oui / L’appel intérieur vient de plus loin »

(Patrice Bouret, Appel, extrait de Jonas, 2012)


« Les terres sont hautes. / Ce sont de hauts glacis de silence fortifié. / Le vent y ponce la solitude, entre nuages et buissons. / C’est là qu’il vient, de temps en temps, lancer ses lassos de poussière.

Les terres sont hautes et hautaines. / Faites pour être survolées. / Regardées de plus haut, par plus haut qu’elles. / L’aigle, le vautour, le ciel le savent.  (…) »

(Patricia Laranco, Terres hautes)


« La fleur du précipice : / tu dois la préserver – car son prix / peut-être, est plus haut que le tien (…)
La fluer du sommet : / d’où tient-elle cette joie / qui te manque à jamais // sinon de la lumineuse montée vers la nuit ? »

(Alain Suied, À portée de voix 2)


   Et pour finir, ce réduit de la poésie avec son enjeu caché, inconnu, et peut-être inatteignable :

« Dedans peut-être, une lampe qui ne s’est jamais éteinte. (…)

La Poésie articule entre nous et le monde une phrase subtile, dont le pollen féconde ce que nous n’avons pas encore atteint. »

(Jean-Yves VALLAT, Constellation du Sagittaire)




Revue et Anthologie 2013
 présentées par Dana Shishmanian

Francopolis septembre 2013

Créé le 1 mars 2002

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