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Pieds des Mots : Actu 2010 - 2011

Omar M'habra par Ali Iken -  Khadija Mouhsine - Mohamed Loakira ... et plus

LES PIEDS DES MOTS
           Le principe de cette rubrique
       est de nous partager l'âme d'un lieu,  réel ou imaginaire,  où votre coeur est ancré... ou une aventure.... un personnage...
      Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...


septembre  2016

COULEUR DE SEPTEMBRE
Dominique Zinenberg

&
RIEN QU'AUJOURD'HUI
Mireille Diaz-Florian

Couleur de septembre

Au matin le bleu du ciel avec ses flaques blanches, son duvet, ses volutes
Amphores pareilles au doigt de rose et tel un passé rémanent.
Je souris.

Plus tard au marché le soleil tape et tape
livrant les poivrons claironnant, les raisins blonds et pourpres,
cris des enfants dans les travées ou des marchands à leur étal.
Je souris.

Puis dans l’après-midi
un camaïeu de gris
perlant jusqu’à la mine
étau noir, grimant d’un loup
le temps
c’est l’orage, flèche sanguine,
je bois les gouttes tièdes et hume l’air indien
au goût violent comme des lèvres
et bleu de Prusse le vent sifflant dans les arbres dorés
ou cramoisis de feuilles sèches
saturées de rides.
Je souris.

Et soudain un arc-en-ciel s’ouvre
d’acides citrons verts et jaunes, d’oranges amères
picotant les narines et dérivant un zeste
d’illusions.

Je souris.

Dominique Zinenberg

&&
Rien qu'aujourd'hui

Elle s’est éveillée bien avant de percevoir les bruits familiers du couloir. Il fait nuit. Une ombre fine dessine les contours des immeubles. Elle ne veut pas bouger. Le moindre mouvement provoque l’assaut des douleurs. Sentir seulement le frémissement de l’air au plexus. Garder l’immobilité. Elle pense : le corps en offrande. Se voit ainsi : plage de sable durci et pourtant dans un creux de rocher, une flaque d’eau et de lumière mêlée. Elle est cette étendue infinie d’avant la marée. Elle attend la ruée de la douleur. Elle la connaît. Elle participe de ce rythme implacable des houles. Elle regarde l’anfractuosité où palpite sa vie. Elle a souri. Bien avant la première vague, on  devine la montée de l’eau. Le sable tremble. Elle cherche la trace de ses pas. Elle a aimé plus que tout marcher dans le sable, à la frontière de l’écume mousseuse.

Elle pense : là-bas l’aube va naître. Elle ne sait au juste de quoi est porteuse cette phrase, sinon qu’elle la savoure à peine pensée. Ces temps-ci, les mots s’approchent d’elle plutôt qu’elle ne les prononce. Enfin c’est l’impression qu’elle a. Cela se passe dans les moments où la solitude existe dans son évidence même. Ce n’est pas le fait d’être seule dans la chambre. Non. Elle peut ressentir cela, même en présence d’une infirmière, d’un ami. Le lieu peut également changer ; le lit, la véranda, le jardin. Il y a soudain un lien entre ce qu’elle est dans l’instant et les mots qui surgissent. Elle ne peut dire : venus de nulle part, tant elle les a lus, portés, questionnés, écrits. Simplement, voilà qu’ils lui sont donnés et qu’elle les laisse résonner dans son silence, le sien vraiment, dans cette solitude d’elle. 

Elle a commencé à bouger les doigts de sa main valide. Elle n’a pas mal. Elle prend plaisir à suivre le chemin du mouvement dans l’avant-bras, puis le bras et l’épaule. Elle note la fluidité de son geste, cette sensation heureuse d’aboutissement, sans douleur, sans crispation. Elle continue à pianoter. C’est un jeu. Elle a besoin du jeu pour s’engager dans cette nouvelle journée. Elle joue à deviner le prénom de l’aide-soignante à la façon qu’elle aura de tourner la poignée de la porte, ou le prénom d’un interlocuteur avant de décrocher le combiné, ou…

Sur la ville, le ciel garde le halo nocturne, mais on pressent la venue du jour. Ce mot est associé uniquement à l’idée de lumière, sans référence aucune au calendrier. Le temps désormais a pour mesure l’intensité de la lumière, ses variations. Il y a surtout l’émotion qui surgit à la voir croître ou diminuer. Elle pense : deux choses me permettent d’être là, la lumière et les amis. Ce pourrait être la même attente, la même surprise parfois. Dans tous les cas, une forme de certitude. Et surtout, le bouleversement d’une présence. Ainsi vient le jour, à son chevet. Elle explore un temps la douceur du mot. Elle l’écoute vibrer. A mon chevet.

Tout à l’heure, l’infirmière va s’approcher du lit. Les mouvements seront brusques, la voix faussement enjouée, les gestes techniques précis, nécessaires. Elle a appris à s’éloigner de ce corps que l’on soulève légèrement, allégé qu’il est désormais de toute chair. Elle sait regarder la plaie, répondre aux encouragements de la soignante qu’il convient de rassurer, dissimuler les réactions qui troubleraient soudain son regard. La matinée sera entièrement consacrée aux manipulations de ce corps, elle, absente.

Elle a fermé les yeux. Elle sait qu’il lui reste un long moment avant l’entrée de la première aide soignante. Cela est bon de garder en elle le frémissement du jour à venir. Sous les paupières closes, la lumière est encore plus douce. Nulle somnolence. Juste la présence à soi, l’évidence d’exister, là, dans l’attente de la lumière. Parfois quelques images surgissent de la longue traversée qui l’a menée, après les mois d’hôpital, jusqu’à cette chambre. Certains parlent de convalescence. Elle aime de ce mot la douceur des sons. Le sens en reste approximatif. Elle se sait en route avec une halte. Ici. Aujourd’hui. Elle a oublié jusqu’à l’intention de revenir chez elle. L’enjeu est le voyage. Le lieu importe peu.

 Elle a appris tout au long de ce parcours à mesurer ce qu’elle pouvait s’octroyer en matière d’inquiétude. Elle n’ose prononcer le mot désespoir. Elle en connaît la puissance dévastatrice, pour s’être sentie, trop souvent, happée dans son gouffre. Elle peut désormais collaborer aux propositions qui lui sont faites pour envisager sa sortie, ses déplacements en fauteuil, les installations à prévoir dans son appartement. Elle écoute attentivement les suggestions des amis. Elle s’étonne parfois de leur ténacité à prendre soin d’elle, observe avec attendrissement leur maladroite certitude. Elle approuve, sourit. Elle rend grâce. Enfin.

La ville se met à bruire. Les oiseaux ont entonné leur chant. Dans les immeubles voisins, les fenêtres vont s’éclairer. Elle le devine. Allongée, elle voit un pan de ciel, que délimite le cadre de la fenêtre. Mais elle connaît le tempo de sa ville, sa manière de s’éveiller. C’est finalement ce qui l’a rassurée, à l’hôpital, percevoir la pulsation de la ville. Etre à la campagne, dans  l’endroit qu‘elle a fait sien, oblige à une autre posture. Le village est dans un creux de verdure et de brume. La forêt est proche, puissante. Le silence y est d’une autre densité. La première lueur est aussitôt saluée par les chants d’oiseaux comme le crépuscule traversé de hululements. Le passage d’une seule voiture laisse une trace prolongée. La ville soutient tous ses bruits sur une basse continue. La nuit la restitue continûment en sourdine. L’insomnie y devient supportable.

Elle commence à bouger doucement. Elle observe le  léger soulèvement respiratoire qui s’accorde peu à peu au désir du mouvement. Puis elle aborde les étapes qui feront de ce réveil l’expérience quotidienne à traverser. Elle en connaît le trajet, les risques, la patience. Elle pense au rythme de la nage qu’il lui fut donné de connaître dans de rares instants où le corps ne fait qu’un avec l’élément.


Elle pense : on pourrait dire cela d’un texte de philosophie, où, avec la même rareté, on perçoit une harmonie entre l’architecture d’une pensée et la présence du lecteur. Les lieux pourraient être les mêmes de la mer vineuse et de la philosophie. Elle lit peu désormais. Elle relit surtout. Les pages choisies sont à portée de main. La plupart du temps, elle n’a pas besoin de les lire. Elle les entend en elle. Elle aime à en réciter les lignes qui l’ont accompagnée toute sa vie, à en percevoir l’éclat. Le texte est présent au réveil comme la lumière qui s’amplifie.

La douleur s’est immiscée lentement avec les premiers gestes. Elle la guette. Elle connaît les passages menaçants qui exigent l’acceptation. La moindre résistance renforce l’assaut. Au terme de respiration, elle préfère celui de pneuma. Il dit précisément cela du souffle et de l’esprit. Elle s’est approprié son chuchotement pour rencontrer sa douleur. Elle la conçoit, la dirige, l’écoute. Un bref instant, cela peut paraître insupportable. Le cri s’arrête au bord des lèvres. Puis vient l’accord. Elle est dans cette douleur. Elle vit.

Dans les dernières semaines à l’hôpital, elle a eu parfois la tentation de se laisser glisser en douceur jusqu’au seuil  de l’inconscience. De s’abandonner. A chaque fois, elle a souri de sa naïveté. Cela ne lui ressemble pas. Elle veut accomplir ce voyage. Tout le voyage. C’est une autre façon d’explorer, voilà tout. La métaphore de la lecture est en ce sens adéquate. Elle se souvient de cette aventure qui lui fut donnée de lire. Lire dans le sens d’interroger le texte et de mesurer l’importance de la question, qui nourrit l’échange et fonde une vie. La sienne incorpore, au sens strict de ce terme, l’acte de lecture.  

Dans cette chambre d’où la nuit se retire, elle sait que le temps lui est donné pour prendre conscience de ce don. Elle a tout au long de son enseignement tenté de faire partager cela. Encore maintenant avec une soignante, un ami, elle aime à rappeler la force de ce questionnement que le texte a nourri. Quelques bribes suffisent. C’est un jeu. Elle observe dans leur regard la gravité qui surgit nécessairement. Elle sourit. Elle s’émerveille. Enfin.

Elle s’est tournée vers la fenêtre. Une teinte bleutée a  envahi le ciel. Le jour  advient. Un autre jour. Le service du petit-déjeuner a commencé dans les premières chambres. Elle  écoute le cliquètement du chariot. Une fois achevé le rituel des soins, elle restera dans le fauteuil, près de la fenêtre ouverte. La musique de la ville se fera plus forte. Ce sera le temps de lire une page De Michel Foucault de préférence. Une seule page. Elle poursuivra la conversation débutée, il y a quelque temps déjà avec ce compagnon de route. Des amis appelleront, passeront. Aujourd’hui.

Mireille Diaz-Florian


Dominique Zinenberg
& Mireille Diaz-Florian
septembre 2016

Le principe des Pieds des mots,

 Table des chroniques "Gueule de mots" et  "Pieds de mots"
               
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Créé le 1er mars 2002- rubriques 2010