Rien
qu'aujourd'hui
Elle
s’est éveillée bien avant de percevoir les bruits
familiers du couloir. Il fait nuit. Une ombre fine dessine les contours
des immeubles. Elle ne veut pas bouger. Le moindre mouvement provoque
l’assaut des douleurs. Sentir seulement le frémissement de l’air
au plexus. Garder l’immobilité. Elle pense : le corps en
offrande. Se voit ainsi : plage de sable durci et pourtant dans un
creux de rocher, une flaque d’eau et de lumière
mêlée. Elle est cette étendue infinie d’avant la
marée. Elle attend la ruée de la douleur. Elle la
connaît. Elle participe de ce rythme implacable des houles. Elle
regarde l’anfractuosité où palpite sa vie. Elle a souri.
Bien avant la première vague, on devine la montée
de l’eau. Le sable tremble. Elle cherche la trace de ses pas. Elle a
aimé plus que tout marcher dans le sable, à la
frontière de l’écume mousseuse.
Elle
pense : là-bas l’aube va naître. Elle ne sait au juste de
quoi est porteuse cette phrase, sinon qu’elle la savoure à peine
pensée. Ces temps-ci, les mots s’approchent d’elle plutôt
qu’elle ne les prononce. Enfin c’est l’impression qu’elle a. Cela se
passe dans les moments où la solitude existe dans son
évidence même. Ce n’est pas le fait d’être seule
dans la chambre. Non. Elle peut ressentir cela, même en
présence d’une infirmière, d’un ami. Le lieu peut
également changer ; le lit, la véranda, le jardin. Il y a
soudain un lien entre ce qu’elle est dans l’instant et les mots qui
surgissent. Elle ne peut dire : venus de nulle part, tant elle les a
lus, portés, questionnés, écrits. Simplement,
voilà qu’ils lui sont donnés et qu’elle les laisse
résonner dans son silence, le sien vraiment, dans cette solitude
d’elle.
Elle a
commencé à bouger les doigts de sa main valide. Elle n’a
pas mal. Elle prend plaisir à suivre le chemin du mouvement dans
l’avant-bras, puis le bras et l’épaule. Elle note la
fluidité de son geste, cette sensation heureuse d’aboutissement,
sans douleur, sans crispation. Elle continue à pianoter. C’est
un jeu. Elle a besoin du jeu pour s’engager dans cette nouvelle
journée. Elle joue à deviner le prénom de
l’aide-soignante à la façon qu’elle aura de tourner la
poignée de la porte, ou le prénom d’un interlocuteur
avant de décrocher le combiné, ou…
Sur la ville, le
ciel garde le halo nocturne, mais on pressent la venue du jour. Ce mot
est associé uniquement à l’idée de lumière,
sans référence aucune au calendrier. Le temps
désormais a pour mesure l’intensité de la lumière,
ses variations. Il y a surtout l’émotion qui surgit à la
voir croître ou diminuer. Elle pense : deux choses me permettent
d’être là, la lumière et les amis. Ce pourrait
être la même attente, la même surprise parfois. Dans
tous les cas, une forme de certitude. Et surtout, le bouleversement
d’une présence. Ainsi vient le jour, à son chevet. Elle
explore un temps la douceur du mot. Elle l’écoute vibrer. A mon
chevet.
Tout à
l’heure, l’infirmière va s’approcher du lit. Les mouvements
seront brusques, la voix faussement enjouée, les gestes
techniques précis, nécessaires. Elle a appris à
s’éloigner de ce corps que l’on soulève
légèrement, allégé qu’il est
désormais de toute chair. Elle sait regarder la plaie,
répondre aux encouragements de la soignante qu’il convient de
rassurer, dissimuler les réactions qui troubleraient soudain son
regard. La matinée sera entièrement consacrée aux
manipulations de ce corps, elle, absente.
Elle a fermé
les yeux. Elle sait qu’il lui reste un long moment avant
l’entrée de la première aide soignante. Cela est bon de
garder en elle le frémissement du jour à venir. Sous les
paupières closes, la lumière est encore plus douce. Nulle
somnolence. Juste la présence à soi, l’évidence
d’exister, là, dans l’attente de la lumière. Parfois
quelques images surgissent de la longue traversée qui l’a
menée, après les mois d’hôpital, jusqu’à
cette chambre. Certains parlent de convalescence. Elle aime de ce mot
la douceur des sons. Le sens en reste approximatif. Elle se sait en
route avec une halte. Ici. Aujourd’hui. Elle a oublié
jusqu’à l’intention de revenir chez elle. L’enjeu est le voyage.
Le lieu importe peu.
Elle a appris
tout au long de ce parcours à mesurer ce qu’elle pouvait
s’octroyer en matière d’inquiétude. Elle n’ose prononcer
le mot désespoir. Elle en connaît la puissance
dévastatrice, pour s’être sentie, trop souvent,
happée dans son gouffre. Elle peut désormais collaborer
aux propositions qui lui sont faites pour envisager sa sortie, ses
déplacements en fauteuil, les installations à
prévoir dans son appartement. Elle écoute attentivement
les suggestions des amis. Elle s’étonne parfois de leur
ténacité à prendre soin d’elle, observe avec
attendrissement leur maladroite certitude. Elle approuve, sourit. Elle
rend grâce. Enfin.
La
ville se met à bruire. Les oiseaux ont entonné leur
chant. Dans les immeubles voisins, les fenêtres vont
s’éclairer. Elle le devine. Allongée, elle voit un pan de
ciel, que délimite le cadre de la fenêtre. Mais elle
connaît le tempo de sa ville, sa manière de
s’éveiller. C’est finalement ce qui l’a rassurée,
à l’hôpital, percevoir la pulsation de la ville. Etre
à la campagne, dans l’endroit qu‘elle a fait sien, oblige
à une autre posture. Le village est dans un creux de verdure et
de brume. La forêt est proche, puissante. Le silence y est d’une
autre densité. La première lueur est aussitôt
saluée par les chants d’oiseaux comme le crépuscule
traversé de hululements. Le passage d’une seule voiture laisse
une trace prolongée. La ville soutient tous ses bruits sur une
basse continue. La nuit la restitue continûment en sourdine.
L’insomnie y devient supportable.
Elle commence
à bouger doucement. Elle observe le léger
soulèvement respiratoire qui s’accorde peu à peu au
désir du mouvement. Puis elle aborde les étapes qui
feront de ce réveil l’expérience quotidienne à
traverser. Elle en connaît le trajet, les risques, la patience.
Elle pense au rythme de la nage qu’il lui fut donné de
connaître dans de rares instants où le corps ne fait qu’un
avec l’élément.
Elle pense : on
pourrait dire cela d’un texte de philosophie, où, avec la
même rareté, on perçoit une harmonie entre
l’architecture d’une pensée et la présence du lecteur.
Les lieux pourraient être les mêmes de la mer vineuse et de
la philosophie. Elle lit peu désormais. Elle relit surtout. Les
pages choisies sont à portée de main. La plupart du
temps, elle n’a pas besoin de les lire. Elle les entend en elle. Elle
aime à en réciter les lignes qui l’ont accompagnée
toute sa vie, à en percevoir l’éclat. Le texte est
présent au réveil comme la lumière qui s’amplifie.
La douleur s’est
immiscée lentement avec les premiers gestes. Elle la guette.
Elle connaît les passages menaçants qui exigent
l’acceptation. La moindre résistance renforce l’assaut. Au terme
de respiration, elle préfère celui de pneuma. Il dit
précisément cela du souffle et de l’esprit. Elle s’est
approprié son chuchotement pour rencontrer sa douleur. Elle la
conçoit, la dirige, l’écoute. Un bref instant, cela peut
paraître insupportable. Le cri s’arrête au bord des
lèvres. Puis vient l’accord. Elle est dans cette douleur. Elle
vit.
Dans les
dernières semaines à l’hôpital, elle a eu parfois
la tentation de se laisser glisser en douceur jusqu’au seuil de
l’inconscience. De s’abandonner. A chaque fois, elle a souri de sa
naïveté. Cela ne lui ressemble pas. Elle veut accomplir ce
voyage. Tout le voyage. C’est une autre façon d’explorer,
voilà tout. La métaphore de la lecture est en ce sens
adéquate. Elle se souvient de cette aventure qui lui fut
donnée de lire. Lire dans le sens d’interroger le texte et de
mesurer l’importance de la question, qui nourrit l’échange et
fonde une vie. La sienne incorpore, au sens strict de ce terme, l’acte
de lecture.
Dans cette chambre
d’où la nuit se retire, elle sait que le temps lui est
donné pour prendre conscience de ce don. Elle a tout au long de
son enseignement tenté de faire partager cela. Encore maintenant
avec une soignante, un ami, elle aime à rappeler la force de ce
questionnement que le texte a nourri. Quelques bribes suffisent. C’est
un jeu. Elle observe dans leur regard la gravité qui surgit
nécessairement. Elle sourit. Elle s’émerveille. Enfin.
Elle s’est
tournée vers la fenêtre. Une teinte bleutée a
envahi le ciel. Le jour advient. Un autre jour. Le service du
petit-déjeuner a commencé dans les premières
chambres. Elle écoute le cliquètement du chariot.
Une fois achevé le rituel des soins, elle restera dans le
fauteuil, près de la fenêtre ouverte. La musique de la
ville se fera plus forte. Ce sera le temps de lire une page De Michel
Foucault de préférence. Une seule page. Elle poursuivra
la conversation débutée, il y a quelque temps
déjà avec ce compagnon de route. Des amis appelleront,
passeront. Aujourd’hui.
Mireille
Diaz-Florian
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