· L’Avare de Molière
· L’argent de Zola
· Philosophie de l’argent de Georg Simmel
Intitulé de l’intervention: Ors et misères.
Elomari Elalaoui Abderahman
Professeur agrégé de littérature française.
Enseignant du Français-Philosophie aux CPGE Errachidia. Maroc.
Samedi 06 mars 2010.
Le poète belge flamand Emile Verhaeren (1855-1916) écrivait:
Ô l'or ! Sang de la force implacable et moderne;
L'or merveilleux, l'or effarant, l'or criminel,
L'or des trônes, l'or des ghettos, l'or des autels;
L'or souterrain dont les banques sont les cavernes
Et qui rêve, en leurs flancs, avant de s'en aller,
Sur la mer qu'il traverse ou sur la terre qu'il foule,
Nourrir ou affamer, grandir ou ravaler,
Le coeur myriadaire et rouge de la foule.
Verhaeren, La Multiple Splendeur, 1906, p.111
Cet extrait aussi court que suggestif condense bien les figures possibles de l’or.
Cependant, si Verhaeren
évoque ici l’or au singulier contrairement à une certaine
tradition poétique, l’intitulé l’évoque au
pluriel. Au fait, une jolie coïncidence fait que le TLF propose
comme 1ère entrée de ce mot au pluriel la
définition suivante: «décoration dorée ou peinture contenant une certaine proportion d'or.
» Cette acception est ensuite illustrée au moyen d’une
phrase empruntée à Zola: « Au plafond, les ors
prodigués, les vitres niellées d'or et les rosaces d'or
semblaient un coup de soleil. » (Zola, Bonh. dames, 1883, p.770)
Les « ors »
désignent donc l’apparat de l’or plus que son essence. Et c’est
de cela qu’il est parfois, voire souvent, question dans les œuvres au
programme de Français-philosophie des CPGE scientifiques.
Par ailleurs, dans une 2ème entrée, le même dictionnaire donne du mot « ors » la signification suivante: « les diverses nuances de couleur que peut prendre l'or.
» Il n’est donc pas étonnant que dans les œuvres au
programme, l’or se présente sous diverses couleurs et formes. Se
justifierait donc l’emploi du pluriel « ors » dans l’intitulé.
Les couleurs de l’or dans les œuvres sont comme celles de ce
métal assez bariolées et assez variées. Les
« ors » de l’intitulé sont, de ce fait, les formes, les couleurs et les figures de l’or.
Quant aux « misères » le TLF les définit comme: « condition(s) pénible(s) de nature physique, matérielle ou morale », « état de faiblesse (morale) de l’être humain », « ennuis de santé, (et) douleurs physiques. »Et le dictionnaire d’ajouter que « faire des misères à quelqu’un » c’est lui « causer des ennuis.»
Dans cette intervention, la misère sera associée à
la tentation de l’or, à la quête de l’or, à
l’acquisition de l’or ou à la perte de l’or. Et ce sont
justement ces thèmes qui serviront de fil rouge à
l’étude que nous allons effectuer sur les trois œuvres.
Toutefois, les figures positives de l’or seront évacuées.
Seront aussi éludés les récits ordinaires de la
misère de par la clarté de leurs manifestations et la
facilité de leurs repérages.
Il sera plutôt
question de la tragédie de la culture moderne où la
valeur des choses prend le pas sur celle des personnes et où
l’économie monétaire est à la fois un facteur de
libération factice de l’individu et un moyen de son
assujettissement.
Zola ne s’interroge-t-il pas à la page 467 de L’Argent: «
puisque la même boue humaine reste dessous, toute la civilisation
se réduit-elle à cette supériorité de
sentir bon et de bien vivre? » La misère humaine est partout. La misère est même l’essence de la condition humaine.
L’intervention s’intéressera dans un premier lieu aux figures
misérables de l’or. Autrement dit aux misères
provoquées par l’or. Et dans un second lieu aux figures
aurifères de la misère illustrées par des
situations où la misère des uns est source de profit pour
les autres
I - Les figures misérables de l’or ou ses pouvoirs de métamorphoses.
L’or est un bien (au sens aussi de richesse) qui peut faire du mal.
Ainsi, à la page 283 de L’argent, Caroline Hamelin faisant une réflexion sur l’argent dit que « tout le bien naissait de lui, (et) qu’ (…) il faisait tout le mal. »
Apparemment les figures féminines sont les plus concernées par cette ambivalence.
1- L’or et la misère.
Par un quiproquo révélateur, Mariane est prise par Harpagan pour sa cassette ou son trésor.
Cette femme/trésor dévoile toutes les misères de
Cléante. Car l’amour de Mariane permet à ce dernier de
prendre conscience combien sa propre vie et celle de son père
sont misérables.
Mariane est un trésor qui ne rend pas forcément riche
mais qui fait découvrir aux autres la fragilité et
surtout le tragique de leurs situations. Parler de tragique dans une
comédie où les obstacles sont surmontés à
la fin paraît bizarre. Néanmoins, les écueils que
sont l’avarice d’Harpagan et la prodigalité ainsi que la fausse
générosité de Cléante persistent.
Et c’est Mariane qui aura fait découvrir à ces deux individus la misère de leurs êtres.
2- L’or et la distinction.
Pour G.Simmel, l’argent accroît les phénomènes
d’imitation et de distinction et accentue les effets de mode typiques
des sociétés urbanisées. C’est bien le cas de
Saccard qui passe une nuit avec Madame de Jeumont moyennant 200.000
francs juste pour imiter l’empereur et juste pour se distinguer lors
d’une soirée mondaine. Cela dévoile sa condition
misérable de simple homme d’argent et mine de l’intérieur
sa conception selon laquelle: « un homme capable de mettre beaucoup d’argent à une femme (a) …dès lors une fortune cotée. » L’argent, p. 322.
3- L’or et l’humiliation.
La situation misérable de Saccard est mieux
révélée par Madame Conin qui « s’offre
» à tous ceux qui lui plaisent et se refuse à
Saccard malgré la somme colossale qu’il lui propose.
Le tragique de Saccard
s’affiche quand il croit bâtir l’essence de son existence sur la
possession de l’argent. Saccard prend ainsi conscience de l’ampleur du
tragique de sa situation puisqu’il n’est pas libre: « comment
! L’argent ne donnait pas tout? Voilà une femme que d’autres
avaient pour rien, qu’il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix
fou ! » L’Argent, p.324-325.
La notion du superadditum dont jouissent les riches chez Simmel est
remise en question ici. Celle qui est libre, celle qui choisit, c’est
celle qui n’a pas d’argent ou plutôt celle qui n’en veut pas. Le
cynisme de Saccard est mis en échec. En langage simmelien, la
prestation b fournie par B reste sans aucun attrait pour A.
L’échange ne peut donc pas avoir lieu.
4- L’or et la déchéance.
La figure de la déchéance est par excellence la baronne
de Sandorff. Fille de baron qui s’est suicidé après sa
ruine en Bourse, elle est gagnée par un penchant atavique au
jeu. Elle dégringole des mains d’un procureur
général à ceux d’un spéculateur boursier,
puis à ceux d’un courtier ancien commis de son père qui,
comble de misère, se permet de la gifler.
Nous remarquons donc que la tentation des ors et des fortunes est
intrinsèquement liée à la misère
matérielle, physique et morale. Elle finit par trahir la
misère de la condition humaine.
II - Les misères aurifères.
Si les ors sont
derrière toutes ces figures de misère humaine, cette
dernière n’en demeure pas moins un filon d’or dans les trois
œuvres au programme.
1. Le vampirisme aurifère.
Pour Simmel « le caractère abstrait de l’argent se convertit en réalités pratiques. »
Pour Zola, ce sont les « réalités
» qui se transforment en or. Ainsi tout est bon pour gagner de
l’argent. Pour la Méchain et Busch, le quartier de Naples, les
sociétés en liquidation judiciaire, les histoires
scabreuses de Léonide et du comte de Beauvilliers, de Saccard et
Rosalie et leur enfant Victor sont des mines en or à exploiter.
La Méchain et Busch « avai(en)t le goût des plaies (et du sang).» L’Argent, p.43
Ces deux prédateurs cupides, charognards et corbeaux de la
finance adorent le sang et la mort. Bien entendu, la mort est
symbolisée par la faillite des sociétés
cotées en Bourse.
2. La mort, le sang et la boue aurifères:
« L’horrible argent qui salit et dévore », « rend fou et canaille, oh ! Canaille dans le très grand. »
L’argent p. 279 et 276.
En fait, toujours quelqu’un doit mourir pour avoir de l’argent:
(Harpagan, le prince d’Orviedo, Renée la 1ère
épouse de Saccard…) ou pour en avoir perdu le baron de Sandorff,
Mazaud…)
L’argent est lié à la folie, à la mort mais
également au sang. Pour l’acquérir sous forme de dot,
Harpagan demande à la mère de Mariane de se « saigne( r ) » L’Avare, II, 5.
Pour l’avoir perdu, Harpagon affirme qu’on lui « a coupé la gorge ».L’Avare, IV, 7.
Cet élément vital qu’est le sang contamine l’argent qui a
le pouvoir miraculeux d’ôter la vie ou de la redonner.
« N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon argent. » s’écrie Harpagon dans son fameux monologue. L’Avare, IV, 7
« Même pour le rechercher,
il faut se salir, se souiller, voire être traîné
dans la boue au propre et au figuré à l’instar de Jordan
traqué par les huissiers qui « se lance (…) à la
chasse de l’argent, au travers du Paris boueux. » L’Argent, P, 344.
3. Le diable et l’or.
Pour Simmel, l’argent
est objet de fascination, marque ostentatoire de richesse, qui peut
être désiré pour lui-même.
En effet, la tentation de l’or est diabolique. Harpagon est
hanté par sa cassette. Saccard est subjugué par le
tintement des pièces d’or de la maison Kolb. Néanmoins,
l’or de par sa fascination mythologique est une matière fuyante,
multiforme, multicolore et donc insaisissable. C’est le cas de le dire
pour Saccard chez qui de « grosses sommes aussi vite perdues que gagnées » ne seraient que pure « fiction (qui) avait habité ses caisses (et) que des trous inconnus semblaient vider de leur or. » L’argent, p.21+17.
Dans ce monde fantastique, la fascination du diable est d’autant plus
tragique qu’il est lui-même aussi protéiforme et
insaisissable que l’or.
4. La misère aurifère.
Selon Simmel, « L’objet
n’acquerra de prix aux yeux d’une personne que s’il est suffisamment
proche pour susciter le désir et suffisamment
éloigné pour justifier des sacrifices. »
Cléante
n’échappe pas à cette règle. Il voit dans l’argent
un moyen de jouissance, d’amour et de liberté. Mais son
père est un avare (avarice insupportable + rigoureuse
épargne) I, 2, blasé (sécheresse étrange)
I, 2 et tyran (tyrannie) I, 2. L’or devient, par voie de
conséquence, source de misères.
Pour Saccard, « il faudrait canaliser ce flot d’or qui coulait sur Paris » L’argent, p.69 pour maîtriser le monde et mettre « Paris sous les talons
» idem, p13. Pourtant combien d’histoires misérables et de
misères sont déclenchées ou accentuées par
ce flot. De plus, l’essentiel de l’argent devrait venir de l’Orient. Et
« tout cet argent …dort à côté de tant de misère
» orientale !!! Saccard aura réussi l’alchimie de joindre
la misère occidentale à la misère orientale en
tentant l’acquisition de l’or de l’Occident et l’or de L’Orient. Car
là où il y a de l’or, il y a inéluctablement de la
misère.
5- le savoir misérable ou la misère intellectuelle:
Les rares figures
détenant un savoir intellectuel baignent dans la misère.
Le savoir et l’instruction de Georges Hamelin et de sa sœur Caroline ne
favorisent pas leur ascension sociale. Le cliché de
l’écrivain misérable est également reproduit avec
Jordan.
Le cas le plus
emblématique est peut-être celui de Sigismond. On peut
facilement le prendre pour un génie détenteur de la
science infuse. Seulement il faudrait y voir de près pour se
rendre compte de sa misère intellectuelle. Toutes ses
théories économiques, sociales, et éthiques sont
souvent nihilistes et érigées sous forme de
négations: « PLUS de concurrence, PLUS de capital, …PLUS d’affaires, … NI commerce, NI marchés, Ni bourses…. » L’Argent, p.55
L’aisance de la
négation et de la production d’un savoir différentiel ne
trahit-elle pas l’incapacité de produire un savoir nouveau et
différent ? La misère intellectuelle fait corps avec la
misère matérielle.
Conclusion :
Gilles Deleuze avance
que la naissance de la civilisation nécessite le meurtre ou le
sang, le crime ou la mort, l’argent et la prostitution. Voilà
donc tous les ingrédients d’une civilisation monétaire et
moderne qui allie si étrangement les ors et les misères
comme c’est bien le cas dans les œuvres au programme.
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