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Pieds des Mots : Actu 2010 - 2011

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LES PIEDS DES MOTS
         Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...


Avril 2013

Paul Badin

Choses fuyantes

poème

 collages : Vincent Courtois

 

               Nous ne devrions jamais cesser de donner aux choses fuyantes la brève couronne, la brève scintillation des mots. Même si, ce faisant, nous ne faisons que suspendre des joyaux sur un front inexistant, un abîme 

(Philippe Jaccottet à Gustave Roud,

       Correspondance 1942-76, Gallimard, 2002) 

à Rüdiger Fischer


III. Mnémé (la mémoire) 1

Un art de vivre ?

   Peut-être, cette poussière de petits riens, glanés au coin des rues, certains dégustés jusqu’à la moelle, ordonnés tant bien que mal en un chemin d’étoiles

   Le temps, au moins, du passage

 

   Lieux privilégiés où la ferveur humaine féconde ses joyaux

   Ils se traversent dans le ravissement

   D’où cette sensation de manque lorsqu’à regret on les quitte

 

   Par quels obscurs sentiers de mémoire des impressions enfouies reviennent-elles soudain à l’émergence des mots ?

   Quelle chape a bien pu les comprimer si longtemps ?

   Quoi donc les libère maintenant ?

 

   Que restera-t-il de ces cinquante livres de poèmes, deux mille pages, cinqante mille lignes et vers, plus, quand leur auteur ne sera plus ?

   Mais que reste-t-il du pain doré du boulanger, une fois consommé ?

   Peut-être, dans l’air, un soupçon de légèreté neuve ou l’obsédante trace d’un panache odorant 

 

   Églises romanes en Poitou, petits galets de foi semés par l’exaltation chrétienne en route pour Compostelle ou les Croisades, ultime rempart contre les vagues infidèles venues du Sud

 

   Il entend encore sa mère crier lorsque, en un fracas assourdissant, la foudre s’abattit sur un peuplier tout proche, à l’instant même où il ouvrait la porte d’entrée ; il avait sept ans

   Depuis, il a peur de l’orage ; trauma, refus du paroxysme, résurgence d’amour filial à travers l’invincible foudre ? 

 

   L’unique orange des noëls d’après-guerre





   
La profusion de fruits exotiques, plus tard, entre les Tropiques, ne fut pas plus idyllique 

   Saint-Pierre d’Aulnay, Notre-Dame de Celles-sur-Belle, Saint-Nicolas de Meillezais, Saint-Hilaire de Melle, Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, l’Abbaye aux Dames de Saintes, Notre-Dame de Surgères

   Et toujours la même sobriété, ici l’humble condition de pécheur au service solennel de la foi, comme partout ailleurs

   L’art roman fêtera bientôt mille ans d’Europe
   Puissions-nous convoquer aujourd’hui semblable ferveur !
   Mais vers quel horizon oublié, renouvelé ? L’universelle fraternité ?

   Le patrimoine culinaire de son enfance, ses cinq piliers du goût :
-la flamiche, tourte aux poireaux venue du nord sous l’exode du père
-les tomates farcies et leur opercule de chapelure : il aidait beaucoup
-le pot-au-feu, la moelle de l’os religieusement étalée sur le pain
-les juteuses tartes aux fruits de saison : il goûtait du doigt
-le fameux « quatre heures » : tartines de crème de lait entier en direct
 des vaches de la ferme, le régal des retours d’école

   En Russie, chaque église en cache plusieurs autres ; tournant après carrefour, leur symphonie florale entraîne l’œil dans des débauches de dévotions colorées

   Nombre d’entre nous, garçons d’origine souvent modeste, étions enfants de chœur
   Le surplis officialisait l’apprentissage du latin et du chant choral, la découverte de la Bible et des missions d’Afrique, la réflexion spirituelle et l’engagement associatif
   Heureux d’avoir reçu, de tout cela, en temps utile, la juste part

   Juchés sur leurs hauts cubes de prière, coupoles et bulbes bleu étoilé (dédiés à Marie), or (la gloire de Dieu), rouges (Christ), verts (Saint-Esprit, Sainte Trinité), gris (saints, prophètes) ou multicolores (Saint-Basile, sur la Place Rouge), toujours différents en nombre et taille et répartition, reflets des joutes de la beauté en terre orthodoxe


   C’est l’aîné qui allait chercher le lait, le bidon de trois litres à la main
   En récompense, il avait le droit de lécher la casserole, une fois le lait bouilli et la crème précautionneusement transférée dans son bol

   L’icône, croisement – unique – de l’art et de la foi : la Sainte Face de Rostov, la Vierge de Vladimir - ou Vierge de tendresse – émeuvent les visiteurs, siècle après siècle
   Rencontrer une fois au moins leur intense regard !
   On baisse les yeux devant tant de limpidité puis on implore, les yeux dans les yeux, leur immense compassion. Parfois, des larmes coulent

   Ce qui nous fut incrusté dans l’enfance nous modèle à jamais
   Essuie ton assiette, avait coutume de dire la mère à son fils, injonction née du rationnement de nourriture, vite devenue inutile

   Comme le chien marque son territoire, l’ado, en nous, délimite le sien, aisément reconnaissable à la chaîne des tubes rock and roll :
   Beatles, Pink Floyd, Velvet underground, The who, Jimmy Harrison, Simon and Garfunkel, Joan Baez, Bob Dylan, Leonard Cohen…

   Depuis, il y a au moins une assiette impeccable à la fin du repas

   Avec l’âge, la mémoire s’effiloche mais ces chanteurs s’enclenchent dans la tête comme sur un juke-box, gravés, indélébiles

   Même en plein brouillard, leurs musiques ressurgissent par bribes

   On lui apprit qu’on ne doit pas sucer son couteau avec sa langue, parce qu’on peut se couper, parce que ça ne se fait pas
   Et lui, il l’a toujours vu faire par les ouvriers proches de son père

   Angkor, capitale du royaume khmer, exceptionnelle concentration de temples, de palais
   Toutes les cathédrales de France assemblées en un carré de vingt kilomètres de côté, suggérait André Malraux qui succomba d’ailleurs à la tentation
   L’épreuve du temps, la présence de la forêt, la pression des immenses fromagers, le patient travail des archéologues sur chaque pierre sculptée… renforcent l’inoubliable impression

   Besoin de couper le cordon des travaux et des heures, de s’isoler dans l’île, d’élire le rire des mouettes pour unique compagnon

   Et ces kilomètres de fresques taillées dans la pierre, immense bas-relief sculptant le Mahâbhârata et le Râmâyana sur les quatre faces du palais. Ici et là, des doigts fervents ont poli la pierre
   Un très haut lieu sacré du monde
   Huit siècles plus tard, pourtant, Pol Pot, l’enfer khmer rouge…

   Difficile de s’abstraire des affres de l’époque, si complexe et meurtrière, bouillonnante et égoïste, aventurière et consumériste
   À peine un timide rayon s’est-il installé que l’angoisse sourd, qu’un gouffre se creuse, parfois vite refermé, jamais comblé

   Cette sensation d’artifice qui saisit le voyageur à son retour dans les cités modernes :
   Sur son seuil, sans ostentation, le menuisier de l’île Kiji (Carélie, Russie nord-ouest) taillait, un à un, des aisseaux de tremble pour restaurer la toiture de la célèbre église aux vingt-deux bulbes argentés

   Il accusait son contradicteur d’angélisme, lui, ce bloc épais de raideur militaire
   Ces deux là ne s’entendraient jamais

   Gestes précautionneux, élégants, gestes simples, traditionnels, par lesquels cet orfèvre des toitures s’accordait aux rythmes naturels, à la beauté des lieux, au chœur confiant, bien que menacé, des habitants

   Vingt-quatre mois déjà ! Les Syriens, leurs enfants, tombent comme des mouches sous les bombes, la torture : plus de soixante mille morts 
   Chaque vie, infiniment précieuse… Pourtant le massacre continue

   Cités verre et acier. Technologie et profit balaient la saveur du geste, nient le talent des mains, gangrènent la palette des savoir-faire

   Comment faire comme si de rien n’était, quand la fureur de l’hécatombe hante l’esprit, de l’aube au sommeil ?

   Devant le mur le mieux tagué du port, une brochette de petites vieilles et petits vieux devisent à l’ancienne, de tout, de rien
   Ils furent jeunes en leur temps, ceux-ci s’en souviennent

   Le sens de l’existence nous taraude, la mort fait peur
   En fait, ce n’est pas la mort qui fait peur, cette fin si naturelle
   C’est savoir qu’on ne règle à l’avance ni les circonstances de sa mort ni celles de ses proches : type, degré, durée des souffrances

   Ces vieux réveillent le souvenir de soirées comblées à Metsovo, Monemvasia, Kritsa… partout en Grèce, de l’Épire au Péloponnèse et dans les îles, dès que s’offrent une place publique, une fontaine, un banc, un platane et, portées par les souffles tiédis et les voix rauques du soir, la plainte d’une clarinette, la fièvre du bouzouki

  Un nénuphar jaune éclate de bonheur dans le bassin, devant la rotonde de granit poli et sa couronne de verdure
   Au sortir de la chaudière de pleurs, tous assemblés autour du corps poudreux, il fait signe
   Même la vie d’une fleur est précieuse, infiniment
   Dispersion ? Non, nouaison
   Jardin du Souvenir : G. tes cendres désormais ensemencent nos vies

   La mort, c’est aussi la peur de perdre tout ce que l’on possède

   Retrouver la terre, la frugalité saine, les gestes de partage

   Économiser l’eau ; puiser l’eau à la fontaine commune, échanger quelques mots ;  faire la vaisselle au point vaisselle, échanger quelques mots ; faire sa toilette au point toilette, échanger quelques mots

   La montagne s’y retrouve : plus proprette, plus active, plus attr’active pour ses filles et ses fils après les vagues de dépeuplement

   Économiser le feu au barbecue commun, mélanger les fumets, comparer les viandes, les modes de cuisson, échanger quelques mots
   Être, le temps de l’été, plus respectueux de la nature, moins dispendieux de ses bienfaits, partant plus fraternels

   Difficile d’évoquer une aria de Jean-Sébastien Bach, un concerto de Wolfgang Amadeus Mozart, une sonate de Ludwig van Beethoven
   On n’évoque pas la musique, elle transperce, transporte, transfigure
   Les mots restent en deçà, font de la figuration, au mieux de l’imitation

   La nuit tombe plus vite, plus fraîche, en montagne ; on s’y couche plus tôt pour s’y lever plus tôt en prévision des travaux rustiques, des longues marches toniques
   Écrans délaissés, la dictature de la pensée unique n’aigrit plus la nuit

   À bonne distance des villes, la féérie étoilée opère mieux

   La musique –  chacun arpente ses espaces comme il l’entend : l’essence de la beauté, le parfum de l’âme, le règne de l’intemporel
   Il suffit de congédier les mots, d’ouvrir les vannes du silence, aussitôt comblé, de laisser couler la mélodie, aussitôt reine

   Hauts mamelons en profusion et leur toison compacte : châtaigniers prolifiques, sombres escadrons d’épicéas, escouades de sapins, acacias sensitifs, maquis de chênes verts
    Et, inoubliablement dispersés au milieu d’eux, tous ces cimetières à carcasses blêmes de châtaigniers morts

   Un lacis de sentiers irriguait jadis la châtaigneraie, tant de murets pour témoigner… quelques-uns, souvent parsemés de ruines, que raniment les amoureux du coin et quelques randonneurs

   Jean-Sébastien Bach : la base de la musique, de Dieu le Père, côtoyé chaque dimanche, aux jazzmen noirs & blancs qui fraternisent avec lui
   L’œuvre est immense : Variations Goldberg, Passion selon Saint Matthieu, L’art de la fugue… Bach, assurément, le musicien de l’île déserte

   D’épais murets de pierres méticuleusement ajustées racontent l’énergie autrefois déployée sur ces pentes, l’effort constant, une solide joie de vivre à l’ancienne aussi. Rien à voir avec nos murs de haine

   Parmi les préférées : Sonates et Partitas pour violon seul – Hilary Ann, parfaite –, Six Suites pour violoncelle seul – Pablo Casals : à tout seigneur, tout honneur (et qui n’a pas tenté de se les mettre dans les doigts ?)
  
   Ces monts immémoriaux connurent les habitats pionniers, la sueur qui domestique la terre, les convoitises, pillages et massacres, les villages brûlés,  les champs saccagés, les recommencements confiants
   Pourtant, rien n’y semble avoir changé : tout juste se sont-ils un peu affaissés sous la ponce du temps

   Magie, la lente remontée de la bande à poudre d’or sur les flancs de la montagne, suivie du déclin du jour, puis l’exhalaison des buées et légendes du crépuscule, l’envol de la Lune, belle grosse balle énergiquement propulsée ce soir-là au-dessus du cirque et sa dentelle crénelée, avant de rejoindre, sans hâte, le versant ailé des étoiles

   La nouvelle première violoniste de l’orchestre : rien qu’à la voir jouer, on entend la musique

   Quelques rares lumignons accrochés aux pentes, en contrebas, désignent les hameaux, leurs pierres de granit, brûlantes, il y a peu, durant l’ascension

   Le plus proche, peut-être de tous les musiciens : Frédéric Chopin, le grand frère, la nostalgie sublimée sur l’arc-en-ciel du clavier
   Excès de sensibilité, envie de ressembler un peu à ce héros polonais exilé pour, à travers lui, s’enfuir un peu de ses propres limites ?

   Un vin local, généreux, secret, hors pair, achève la lévitation
   Ivres marcheurs, possédés du bonheur, totalement déliés après la longue et acrobatique reptation dans le ravin
   Reines et rois, la nuit les a choisis. Le versant d’encre offre son royaume des songes tandis que le sang veille, fourbit son écriture

   Sous la coulée de campanules, trois ânes se rabrouent : tonitruant chahut qui n’affecte pas l’équilibre des masses ni l’onde délicate des bleus en fleurs

   La nuit, doucement, étend sa cape de murmures
   Ce que révèlent les ombres reste assujetti à d’intimes crépuscules
   Le sommeil balisé par la chauve-souris, que chacun accède à la paix qui planifie

   Trente-deux Sonates pour piano de Ludwig van Beethoven, le chemin de vie des grandes passions humaines
   Une pléiade de pianistes les interprètent superbement

Voies romaines, voies royales, voies pérégrines…
   Kilomètres méticuleusement empierrés, moellons de granit, ajustés comme pavés de luxe, bande médiane matérialisant les deux sens de circulation, caniveaux en biais réglant l’écoulement des rus, imposants blocs de bordure, murs de soutènement si nécessaire

   L’Allemand Wilhelm Backhaus, aux limites du tragique ; la Portugaise Maria João Pires, l’intériorité à fleur de peau ; l’Italien Arturo Benedetti Michelangeli, le jeu solaire ; le Libanais Abdel Rahman El Bacha, sérénité d’Orient ; l’Allemand Christian Zacharias, somptueuse palette sonore ; la Française Hélène Grimaud, bloc de volonté conquise sur cataractes ; le Canadien Glenn Gould, rigueur cérébrale : chaque note, une leçon de piano ; l’Autrichien Alfred Brendel, le juste : rien de plus, rien de moins, Beethoven tel qu’en lui-même ; tant d’autres, plus anciens, plus jeunes

   Voies bordées d’arbres parasols, parfois reconquises par le végétal, piétinées par les sangliers, bouleversées par les torrents, les éboulis et, plus récemment, massacrées au passage des motos et 4x4

   Merveilleux grands interprètes
   S’il faut à l’oreille de patientes écoutes pour déguster leurs subtiles variations, elles sont pour eux l’aboutissement d’un travail acharné

   Singulier témoignage du labeur, de la sueur des hommes
   Voies d’excellence voulues par les rois pour convoyer les fûts sélectionnés pour la Marine Royale, canaliser le flot des pèlerins en route vers Saint Jacques de Compostelle, favoriser les échanges commerciaux, mater les soubresauts protestants

   Joue, écris, peins, chante, bats-toi comme si tu allais mourir demain
   Mais qui peut soutenir un tel rythme sans y laisser sa peau ?

   Les Tableaux d’une exposition de Modest Petrovitch Moussorgsky, version originale pour piano : interprétés par le jeune David Kadouch à La Folle journée de Nantes 2012 : l’émotion à chaque touche et, d’un tableau l’autre, des foulées de sensations neuves

   Voies oubliées, quasi secrètes, parfois vandalisées… L’UNESCO ferait bien de s’en préoccuper



1. Les muses (grec : Mousa, racine : Men = penser) sont les filles de Jupiter et Mnémosyne (Mémoire). Elles demeurent dans les montagnes de l’Helicon (Boétie) et de l’Olympe (Macédoine), en Grèce.
Au début, selon Pausanias, elles sont trois (puis neuf, V° siècle avant J-C) et représentent les arcanes de l’art poétique : les poètes, qu’elles inspirent, les invoquent en commençant leurs poèmes
Elles se nomment Aoedé (chant), Mélété (méditation), Mnémé (mémoire). On les désigne aussi selon les trois cordes des lyres primitives : Nété (aigüe),
Mésé (médiane), Hypaté (grave) ; belle mise en musique de la poésie


à suivre en mai...

Paul Badin, Choses fuyantes
Partie 1 pour Francopolis

       Avril 2013, recherche Gert
 

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Créé le 1er mars 2002- rubriques 2010