- Les éditions Pygmalion ont
publié, fin 2002, votre livre LA LICORNE, Symboles, mythes et
réalités. Depuis votre jeunesse, vous étudiez le
sujet, et vous avez consacré plusieurs ouvrages à
l’animal sacré, en mettant l’accent sur son origine orientale.
Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?
- Très jeune, j’ai baigné dans
l’atmosphère magique des tapisseries de La Dame à la
Licorne. Le bureau de mon père, dont les ancêtres venaient
d’Asie centrale, se trouvait non loin du musée de Cluny
(à présent du Moyen Âge.) Lycéenne, je
publiais, dans des petites revues, des poèmes que traversait la
bête énigmatique. L'écrivain slave François
Augiéras, fasciné par l’androgynie de la licorne,
m’encouragea à réaliser mes deux rêves d’enfant :
soulever un coin du voile sur les tentures du musée de Cluny,
dont nul ne semblait connaître le sens, et me rendre au Tibet.
J’étais loin de me douter, alors, que ces deux rêves se
rejoindraient un jour. Lorsque la frontière du Tibet
s’entrouvrit, en 1984, j’eus la chance d’atteindre Lhassa, et de
voyager sur les traces d’un l’animal pas aussi mythique qu’on le croit
généralement.
- Vous avez établi, depuis longtemps, un lien entre
La Dame à la licorne et le Toit du monde.
- A ma grande stupeur, oui. Ce fut grâce,
indirectement, au 16° Karmapa que j’approchai pour la
première fois en 1975. Fin 1981, je fus invitée au
Sikkim, pour les cérémonies de crémation de ce
grand yogi, la plus haute autorité spirituelle du
bouddhisme tibétain, avec le Dalaï lama et le Panchen lama.
Arrivée en pleine nuit au monastère himalayen, entre
jungle et glaciers, je fus accueillie avec une incroyable bonté
par le maître de musique du Karmapa. Lorsque je
m’éveillai, à l’aube, je fus éblouie par
l’énergie vivante, gigantesque, des deux grandes licornes de
bronze doré entourant la roue du dharma, sur la haute terrasse
du monastère de Rumtek. L'émerveillante et lumineuse
vision des licornes se découpant devant le Tibet et l’un des
monts les plus élevés du monde, après l’Everest,
ne m’a plus quittée depuis.
Le jour de la
crémation, dès l’aube, ce couple, qui semblait surgi de
l’Age d’or, veilla sur le bûcher funéraire. L’instant le
plus bouleversant fut celui où la flamme s’éleva dans le
ciel pur, et où un arc-en ciel circulaire se forma autour du
soleil – signe que le Karmapa, dont le corps avait diminué
de moitié, après sa mort, avait réalisé son
« corps d’arc-en-ciel ». Le papier à lettres des
Karmapas, beaucoup de monastères et de mandalas comportent ces
deux licornes entourant la roue de l’enseignement bouddhique – allusion
aux paroles du Bouddha dans le Parc des Gazelles, à
Bénarès.
Dans les Blue
Annals, il est dit que le 5° Karmapa se rendit au paradis de
Tushita en empruntant la forme d’une licorne. Celle-ci apparaît
parfois dans les écrits tibétains, comme le Dict de Padma
ou Vie et chants de Brugpa Kunlegs, le yogi. Il était
déjà question d'elle dans les Upanishad.
Je fus vite
frappée par le fait que la licorne de la tapisserie
intitulée « Le Toucher » est sœur de la licorne
tibétaine (se-rou). Elle n’a pas un corps de cheval
à barbiche de bouc et à sabots de cervidé,
telle qu'on la connaît, en Europe, depuis la Renaissance. C’est
une sorte de bouc angora du Cachemire, aux cornes réunies.
L’artiste eut peut-être comme modèle une licorne
vivante, car l’animal censé venir du royaume du prêtre
Jean était parfois exhibé en France; un apothicaire de la
rue de la Licorne, aujourd'hui disparue, près de Notre-Dame, en
possédait une, venant des monts d'Éthiopie. Mais
l'antidote qu'il vendait, censé neutraliser tous les poisons,
était en réalité de la poudre provenant
d'une incisive de narval ; jusqu'à l'époque de la
Révolution française, cette denrée, issue d'un
subterfuge, valait plus que le rubis et l'or réunis.
Nous savons
à présent que les chamans, depuis la nuit des temps,
réalisaient à des fins cultuelles des licornes semblables
qu’ils vénéraient, avec leurs deux cornes
torsadées.
- Votre ouvrage paraît dans une collection
intitulée « l’univers féerique ».
- La légende de l’invulnérable animal
ne pouvant être apprivoisé que par une pure jouvencelle
provient en grande partie des Jataka sanskrits, d’origine
archaïque, où sont relatées les vies
antérieures du Bouddha.
L’une d’elles,
la plus féerique, conte la merveilleuse histoire de
l’ascète « Corne Unique », qui fut subjugué
par une princesse afin d’assurer la fertilité du royaume. C’est
la métaphore de la Sagesse sauvage humanisée par l’amour
d’une femme.
Cette
allégorie fut adoptée par les premiers chrétiens,
au contact de la colonie indienne du bouillonnant creuset culturel
d’Alexandrie. Son extraordinaire succès devait donner naissance
à nos légendes médiévales de la pure
licorne ne pouvant être apprivoisée que par une jeune
vierge.
- Vous avez complété la
réédition du Dictionnaire des symboles, en 1981.
Pouvez-vous nous résumer le symbole de la licorne ?
- C’est l'un des plus beaux qui soient : celui de l’amour
universel, de la fusion des polarités, de l’esprit
d’éveil, de la justice divine, de la puissance et de la
lumière. La licorne renvoie au caducée et au corps subtil
du yogi - ida et pingala s’unissant dans le canal central (susumna)
pour faire monter la Kundalini, à partir de la muladhara
où elle était lovée. En raison de sa nature
androgyne, à la fois solaire et lunaire, les premiers
Pères de l’Église en firent la personnification de la
Vierge ou du Christ.
Ce n’est pas
par hasard si la licorne est l'un des emblèmes favoris des
alchimistes : animal de la transmutation par excellence, elle
désigne soit le mercure, soit le soufre. Comme l'écrit
Eugène Canseliet, dans Deux logis alchimiques : "La corne de
licorne était, au vrai, la Pierre Philosophale et la
médecine universelle."