LE PONT
Je suis un pont. Je suis raide et froid. Mes pieds sont enracinés
en un point et mes mains empoignent le roc de l'autre côté.
En dessous de moi, coule l'abîme.. Ma force et mon énergie sont
unies pour m'aider à rester accroché. Un homme passe sur mon
dos de temps en temps. Il est vêtu de noir. Il a un visage fatigué
et une longue barbe. Il n'est pas très grand mais, il est massif et
imposant pour son âge. Il passe sur moi avec ses dures semelles. Je
sens les talons sur chacune de mes vertèbres. La lourdeur de son pas
parcourt le long de ma colonne. Il a aussi une longue canne. Avec celle-ci,
il me flanque un bon coup dans les côtes. Je ne m'effondrerai
pas. Rendu de l'autre côté, il laisse échapper un long
rire rauque derrière sa barbe et il disparaît. Le temps passe
comme ça sans que je m'en aperçoive.
Une petite fleur a timidement poussé près de moi. J'en étais
indifférent mais, j'ai quand même jeté un petit coup
d'oeil. Après quelques temps, ses jolies couleurs et ses formes m'ont
fait redéfinir tout ce que j'avais jugé beau jusqu'ici. J'ai
pourtant détourné le regard pour me re-concentrer sur mes obligations.
Son arôme m'a fait détourner le regard une seconde fois. J'ai
reconnu un être simple, délicat et dans lequel je me reconnaissais.
J'ai écrasé mon orgueil et je l'observais de plus en plus souvent.
Je me délecte de chaque instant de bonheur qu'elle m'apporte. Même
si ma conscience me torture, j'ai pris l'habitude de l'observer de plus en
plus souvent. On dirait que plus, je l'observais, plus elle s'ouvrait et
plus elle se livrait à moi.
L'homme est revenu un matin. Il m’a piétiné férocement
mais, je me sens plus fort et plus solide que jamais. Cette jolie petite
fleur me donne l'impression que je suis infaillible. Elle est de plus en
plus en moi.
Un matin pluvieux, ma petite fleur m'a montré des signes de fatigue.
Elle a tout doucement commencé à faner. Elle a doucement retourné
son regard de l'autre côté. Surpris, je me suis posé
des milliards de questions. Je tentais de comprendre et j'essayais de faire
détourner son regard dans ma direction. Je sais que le bonheur est
éphémère et qu'il n'est pas éternel mais, ce
ne peut pas être la fin. J'étais pris dans un état de
tourmente. Qu'est-je fait?
L'homme est sorti de l'ombre sans que je l'aperçoive. Il a d'abord
posé son pied dans le bas de mon dos. Une douleur atroce a parcouru
mon épine dorsale. Il a avancé très tranquillement pour
que je sente chaque pas m'écraser le dos. La douleur était
pire que jamais. J'ai reconnu mes faiblesses en un instant. À son
troisième pas, ma main droite a glissé. Je me suis fracassé
tout en bas dans l'abîme.
C'était pourtant une si jolie petite fleur.
Nicolas Chaput
Amateur de fiction et de boutons à quatre trous, Nicolas aime bien
passer du temps devant un café, une bière, un ami (e) ou dans
le pire des cas, devant un professeur. Du haut de ses trois pommes, il se
retrouve parfois, bien malgré lui, à grifonner sur une feuille
de papier.