Quand je me suis retrouvé devant le comptoir, le
porte-monnaie à la main, pris entre deux tabourets hauts comme
des escabeaux, je me suis senti mal à l'aise. Pourtant, je
savais où j’étais. J’avais fait le déplacement
exprès pour venir ici : j’étais descendu à la
bouche de métro la plus proche, changé une fois et me
voici à attendre le petit café noir que j’avais
commandé à l’une des deux femmes qui m’ont tout juste
regardé tant elles étaient appliquées à
essuyer les verres et à les placer au-dessus d’elles.
On n’entre pas dans ce café-restaurant comme on
entrerait dans n’importe quel autre café, c’est évident.
L'immense plaque de marbre fixée sur le mur de façade
vous a changé en voyeur, a déposé en vous une dose
d'histoire et pas de celle que l'on qualifie de petite, non, ici, il
s'agit de la grande !
Une fois installé devant le zinc, ce qui me
gênait c'était de sentir derrière moi le buste de
Jean Jaurès, en plâtre vieilli, posé sur une
espèce de commode à petits tiroirs où
étaient disposés pour le service cuillers et couteaux.
J'étais au café du Croissant, à
l'angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant, en plein cœur
de l'ancien quartier de la presse et de l'imprimerie.
Une grande plaque posée à
l'extérieur avertit le public qu'ici s'est joué un des
plus grands drames de l'histoire de France : l'assassinat de
l'apôtre de la paix, Jaurès, le 31 juillet 1914, deux
jours avant la déclaration de guerre, de cette guerre qui fut
l'énorme tuerie que l'on sait. C'était, il y a un
siècle, jour pour jour.
Voilà, je me retourne plusieurs fois, regarde
autour de moi, la salle, les quelques photos en noir et blanc qui sont
accrochées aux murs, ce groupe d'étrangers qui n'en finit
pas de déjeuner, ils parlent une langue que je crois
reconnaître, l'allemand, ils donnent l'impression de ne rien
savoir de ce passé historique du lieu, la fille qui est assise
juste à la place où s'était mis l'homme politique
ne prête aucune attention au décor historique ; elle parle
avec ses convives comme si de rien n'était. S’ils étaient
descendus dans un tout autre resto, au hasard de leurs promenades
à la découverte de la capitale, aurait-elle eu le
même comportement, qui peut l’affirmer ? À moins que ce
soit moi qui leur prête des intentions qu'ils n'ont pas !
Je paie et avant de repartir, je ne peux
m’empêcher de m’approcher du buste et de lire le journal
l’Humanité et son titre choc : Jaurès a été
assassiné !
C’était le soir, il était assis ici même, le dos
tourné vers la rue, la fenêtre ouverte, il faisait
tiède, nous étions en juillet, quand un type a
passé son bras armé d’un pistolet et a tiré deux
balles dans la tête du directeur et fondateur du journal
l’Humanité. La pièce est jouée ! Tous ces
efforts d’un homme de bonne volonté anéantis par une
simple balle de revolver. Le tireur s’appelait Villain… Un nom
prédestiné… Il avait 29 ans et était natif de
Reims. Une question saugrenue traverse mon esprit : Juste avant
d'être abattu, qu'avait-il mangé ce soir-là,
Jaurès ? Son dernier repas avait-il été copieux,
au moins excellent ? Je ne sais pas, il faudrait lire les documents de
l’époque, faire une recherche historique…
J'ouvre la porte, me voici sur le palier à
côté de la grande plaque de marbre, je détourne la
tête, je ne vais pas la relire, je le sais par cœur, le texte !
J’ai comme un goût de malaise dans la tête, je traverse la
rue, me retourne une dernière fois devant la devanture et je
m’éloigne l’esprit troublé par ce passé pas si
lointain quand même, on peut le dire, mais subitement
présent par je ne sais quelle magie : une plaque, un buste, des
photos, une date, un nom, tous les ingrédients semblent
réunis ici pour forcer le présent à faire une
place au passé.
En rentrant chez moi, je plonge dans mes livres comme
pour vérifier mes impressions, alléger mon sentiment
d’angoisse car ce plongeon dans un passé tragique m’a
déstabilisé.
Cet endroit est à aborder avec prudence,
recueillement et connaissance des choses du passé. Prendre un
« petit noir » est d’habitude anodin, mais pas ici. Cette
simple démarche prend une proportion considérable !
Il y a comme du bruit et de la fureur qui finissent de traîner
dans ce quartier…
Raoul Villain fut emprisonné jusqu'en avril
1919, puis jugé et gracié. Il mourut en 1936, à
Ibiza tué par les républicains espagnols au moment de la
guerre civile espagnole. On ne sut jamais s’il avait été
reconnu par les soldats comme étant le meurtrier de
Jaurès ou non. Il était ultranationaliste et ne voulait
qu'une chose faire la guerre à l'Allemagne et s'opposait donc au
pacifisme de Jaurès. Il avait été reconnu malade
mental au moment de son procès.
Pourquoi l'a-t-on gracié, la maladie mentale
à elle seule, justifie-t-elle son geste ?
Les juges ont-ils pris en compte cela au point de le gracier ? Le
mystère reste entier.
Michel
Ostertag
septembre 2014