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Pieds des Mots : Actu 2010 - 2011

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LES PIEDS DES MOTS
         Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...


DECEMBRE 2013

Fanon aurait alors pu dire « qu’ils dégagent tous ! »

par Mustapha Kharmoudi.

C’est au début des années 70 que j’avais découvert, pour la première fois, les écrits de Frantz Fanon. Je me souviens : j’étais chez les parents d’une amie, une maison de campagne, ouverte  à un incessant va-et-vient d’intellectuels et de militants. « On dirait le Sud », comme dit la chanson…
C’était un automne pluvieux, déprimant et romantique à la fois : on restait calfeutrés toute la journée ou presque : qui emmitouflés dans leur chambre non chauffée, qui affalés dans des fauteuils difformes devant une cheminée aussi gourmande que hasardeuse. Généreuse aussi par les saucisses et par les patates qu’elle nous offrait.

Les aînés refaisaient le monde, et nous autres jeunes, on se faisait les dents sur eux, à constamment dénigrer aussi bien leurs pensées que leurs maîtres à penser.

À l’époque, deux thèmes monopolisaient largement notre attention : - Les « nouveaux » droits dont les brèches avaient été fraîchement ouvertes par Mai 68 : tels les droits des femmes (pilules, avortements,  mixité, etc.), la place  de la  jeunesse, ou encore les droits des « immigrés »
- Sur le plan international, c’était surtout l’interminable guerre du Vietnam qui occupait l’essentiel de l’actualité. Toutefois, juste après, peut-être à cause de ma présence ou seulement parce que l’un des adultes y avait fait son service militaire, venait la guerre d’Algérie et ses tragiques conséquences (aussi bien en France qu’en Algérie même), et partant le monde arabe, et en particulier le conflit israélo-arabe…

Dans cette maison, elle-même à l’allure soixante-huitarde, un peu brinquebalante, il y avait, à mes yeux, le plus inestimable des trésors : des livres par centaines. Et pas n’importe lesquels : c’étaient des livres engagés dirions-nous, en tout cas des livres qui me convenaient parfaitement,  qui répondaient aux questions qui brûlaient sur le feu de ma jeunesse hâtive, mais aussi à des questions pertinentes que je ne me posais pas encore. Partout des livres ! Et tous, victimes d’une navrante maltraitance.

Puis à un moment, à un énième apéro, quelqu’un m’avait pris de haut en lançant :
- Sur l’Algérie, tout a été dit par Fanon !
- Fanon ? avais-je rétorqué soudain fragilisé.
- Frantz ! Frantz Fanon ! Tu ne connais pas Fanon ?
- Non ! Avais-je dit pensant que ce devait être encore un auteur allemand.
- « L’an 5 de l’Algérie », « Les Damnés de la terre ! », non ?
- On l’a ici, « les damnés de la terre », avait ajouté le maître de maison du fond d’un fauteuil  sans fond. Et il s’était levé comme obéissant à quelque injonction, et s’était mis à chercher le livre en question, martyrisant au passage tout ce qui tombait nerveusement sous sa main. Il faut dire que les livres envahissaient tout : on en trouvait çà et là dans le jardin, à même l’herbe sauvage, tout mous, tout trempés par la rosée de la nuit ; ils s’entassaient négligemment sur la table basse du salon, parfois même sous un cendrier débordant de mégots, ou encore sous des bouteilles de bière vides bien qu’encore bavantes.

Je me souviens que ça me navrait de tous les voir maltraiter ces minuscules et fragiles « malles » du savoir. À mes yeux, aux yeux de l’enfant que j’avais été auparavant, les livres c’était l’ouverture vers l’imaginaire et l’inaccessible, vers les rêves qui me faisaient avancer dans la vie. Fils de gens misérables, des denrées rares, et il y en avait, le livre était la plus rare de toutes. On aurait dit que les Marocains obéissaient à quelque rite quasi-religieux qui leur interdisait de lire.
À part bafouiller quelques rimes coraniques sans rien en comprendre.
Oui, que ce fut dans ma maison, dans les enceintes de l’école primaire, du collège ou du lycée, il n’y avait jamais eu de bibliothèque. Rien : des centaines voire des milliers de lycéens sans la moindre étagère de livres. Quelle honte ! Encore aujourd’hui, à l’âge avancé que j’ai maintenant, à chaque fois que j’y repense, je me dis exactement cela :
quelle honte ! En pensant bien sûr à l’État qui dilapidait des fortunes pour assouvir les fantasmes d’un roi aussi capricieux que brutal.
Et en pensant aussi aux équipes éducatives, soi-disant éducatives, qui étaient dans l’incapacité d’organiser le moindre petit prêt de livres. Je me souviens de la fois où l’on avait reçu un don de livres qui avait disparu aussitôt que de « charitables » âmes françaises nous l’avaient livré… euh… leur avaient livré…

Mais mettons cela de côté pour l’instant, j’y reviendrai tout à l’heure, avec Fanon, justement.
Et revenons à cette « chasse » aux livres, qui devenait de plus en plus effrénée. On avait donc fini par dénicher une belle prise : « les damnés de la terre ». Pour moi ça sonnait comme «Guerre et Paix » ou « Les misérables », enfin comme ces ouvrages qui vous écrasent déjà rien qu’avec leur titre…

Fanon s’était donc subrepticement glissé dans ma soirée, et dans une bonne part de ma nuit. Et sa pensée allait durablement s’installer dans ma vie, tel un « couteau suisse » de la question coloniale. 
Et en l’occurrence, le mot « couteau » sied aussi bien à son propos qu’à ses propos…
Mais nous n’y sommes pas encore : ce jour-là, le « couteau » c’était mon âme qu’il lacérait: j’étais profondément choqué par la violence verbale de Fanon.
Oh n’allez pas croire que j’étais une petite nature. Non, à l’époque j’avais déjà lu nombre d’ouvrages sur la question coloniale ; j’étais déjà au fait justement de « La question » algérienne;  je savais que les B52 américains déversaient je-ne-sais-quoi sur le ciel du Nord Vietnam, à provoquer sciemment des pluies diluviennes qui faisaient céder les digues et causer la mort de milliers de paysans. Je savais que des soldats portugais pouvaient jouer au ballon avec la tête d’un « nègre ».

Depuis que j’étais arrivé en France, depuis que j’avais eu accès à une certaine pensée libre, à une certaine presse libre, rien ne m’échappait de l’horreur coloniale et néocoloniale.
Pas même ces ignobles et honteux coups d’Etat d’Afrique noire et d’Amérique latine qui portaient au pouvoir et la répression aveugle comme mode de gouvernement et des militaires aussi stupides que sadiques. Tout cela, bien entendu, sous la supervision machiavélique des puissances occidentales «démocratiques ».

Afin, bien sûr, que le cours des matières premières continue de couler à flot… On peut dire que j’étais donc un homme averti. Cependant, les mots de Fanon me paraissaient outranciers.
Peut-être était-ce dû au fait que j’étais marocain, et que les Marocains avaient une vision «atténuée» aussi bien de la question coloniale que de la décolonisation. Après tout, il n’y avait pas eu, à proprement parler, une guerre de libération au Maroc.
L’orientaliste Jacques Berque m’avait confié un jour qu’il avait quitté un Maroc relativement calme au début des années 50 pour un séjour en Egypte, et que, à son retour, la question de l’indépendance était déjà quasiment réglée.
Quoi qu’il en soit, dès mon entrée à l’école, j’avais suivi un enseignement a priori bilingue mais où, en vérité, la langue française se taillait la part du lion : à part la langue arabe et l’instruction civique… euh… l’instruction islamique, tout le reste revenait à la langue de Molière : maths, histoire-géographie, sciences, etc. Mes enseignants, et surtout les enseignants qui ont marqué ma vie, étaient tous ou presque des enseignants français.

Fanon donc ne passait guère. J’avais beau essayer par la suite de le lire et le relire, son scalpel restait trop tranchant à mon goût, et il m’était pénible d’accepter sa posture, son « point de vue » quasi-physique. Non pas la radicalité de son analyse, car j’éprouvais déjà un rejet quasi définitif du monde de l’oppression dans lequel s’enlisait lamentablement le destin des pauvres, et partant le destin de l’homme dans sa totalité.
J’avais déjà l’âge de saisir combien un froid cynisme s’insinuait jusque dans le corpus même des valeurs universelles.
En particulier, j’avais déjà, depuis fort longtemps, rejeté (vomi serait plus approprié), la vie violente (quel euphémisme !) des sociétés arabes, des sociétés des hommes arabes, devrais-je dire pour être précis…
Mais c’était le style Fanon, ses propos exacerbés, ses mots acerbes, voire même insultants que je trouvais inacceptables. Songez donc, je cite : « […] Tout Français en Algérie actuellement est un soldat ennemi ». Etait-ce une incitation à l’abattre ? Ou encore « […] Tout Français en Algérie entretient avec l’Algérien des rapports basés sur la force ». Exclusivement ?


Ce n’est que plus tard, bien plus tard que j’allais apprendre un fait fondamental pour le jeune que j’étais : Frantz Fanon était un noir. Pensez donc !
Évidemment, dans ma tête, cela changeait tout. La perspective quasi-physique de mon regard et de ma perception prenait tout à coup une autre forme, une autre dimension : ce que pouvait penser Fanon me concernait soudain, jusque dans mes pensées et dans mes sentiments politiques les plus intimes.

Auparavant il y avait des Sartre, et non des moindres, en qui je pouvais m’identifier, à qui  je pouvais m’affilier. Un peu bâtardement certes, mais tout de même il me plaisait de partager un tant soi peu leur univers idéologique et politique. Il faut dire que je n’avais guère sous la main des penseurs arabes en adéquation avec mes attentes et mes révoltes…
Alors, un noir qui parle ainsi à ma conscience de jeune, de fils de pauvres sorti fraîchement d’un pays sous-développé, d’une société archaïque, un écrivain noir qui parle à mes sentiments de révolté, d’écorché vif…
Je l’avais alors relu – je devrais dire dévoré — avec un regard renouvelé, et avec  quelques années d’expérience militante et intellectuelle.

Et soudain tout me convenait dans ses écrits. Le style en premier. Ce qui me heurtait quelques années auparavant semblait aller comme un gant à mes convictions, à mes propres états d’âme.

Il y avait de la révolte qui irriguait ses écrits : quelque chose qui me disait que les colons n’étaient en fin de compte que des colons, des colons au sens plein du terme, à  savoir des hommes au comportement et au tempérament esclavagiste. Fanon explique qu’aux yeux du colon, « l’homme colonisé n’est pas humain », mais, « comme il lui faut tout de même s’arranger autant que se peut avec la conscience des droits de l’homme, le colon en vient à considérer l’indigène comme irresponsable », au sens d’un enfant qui ne peut s’assumer lui-même, encore moins assumer ses actes. Alors le colonisé affirme – la main sur le cœur ? – qu’il faut éduquer le nègre, qu’il faut éduquer le bicot, car « le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison [quand bien même avait-il eu accès à la raison bien avant l’Europe – c’est moi qui commente], incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction.» 
Là, c’est au niveau de l’analyse. Mais il y avait aussi, chez Fanon, cette sorte d’insolence qui transpirait de tous ses mots : Fanon me disait que non seulement les colons n’étaient que des colons, mais pire, qu’ils ne pouvaient être que des colons.
J’entendais alors que les colons n’étaient que des colons « pitoyables », certes des citoyens d’une république aux accents universels, mais néanmoins de pauvres types, prisonniers de la condition coloniale autant sinon plus que les hommes qu’ils asservissaient…
La responsabilité de la situation coloniale prend alors une étrange tournure : « l’immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l’histoire de la colonisation, à l’histoire du pillage, pour faire exister l’histoire de la nation, l’histoire de la décolonisation ».
Serait-on tenté de ne voir là que des lieux communs ? On aurait tort car il est dit ici plus que ce qu’on peut y lire de prime abord.
Pour moi à l’époque, et encore maintenant, ces propos indiquent que le colonisé est responsable de sa condition de colonisé puisqu’il lui suffirait de vouloir que ça s’arrête pour qu’effectivement ça s’arrête. Qu’importe que le colon soit d’accord ou non.

Qu’importe la puissance de feu de la puissance coloniale. Qu’importe que les colonisés en révolte tombent par milliers sur le chemin de la liberté…

Cependant il y avait autre chose en Fanon qui me le rendait plus sympathique encore, plus fraternel. C’était son analyse de la bourgeoise nationale qui avait dirigé le combat pour l’indépendance. Là son verbe se faisait encore plus impitoyable, et cela me ravissait.
Me ravit encore aujourd’hui pendant que je note ces quelques lignes. En l’occurrence, je pourrais ne plus citer que lui, m’abstenir de tout commentaire personnel tant ce qu’il avait dit suffirait amplement. Mais je ne peux résister au plaisir, à l’immense plaisir que me procure l’association de la pensée de Fanon et de mon propre état d’âme en cet instant précis.
Je suis d’une génération né sous l’occupation coloniale et qui allait grandir dans un air d’indépendance. Bluffé par ce qu’on avait appelé le « mouvement national », et qui n’était en fait qu’un opportunisme de ce que Fanon appelle – presque avec dérision, sinon avec mépris – bourgeoisie nationale. Le peuple s’était soulevé contre le colon, mais la bourgeoisie allait détourner son combat. Cette bourgeoisie dont Fanon nous disait qu’elle n’en était pas une en vérité, car ce n’était qu’un magma d’affairistes, de parasites, au « comportement mesquin et [à] l’imprécision doctrinale », dont le seul objectif était « de constituer leur propre magot et de mettre en place un système national d’exploitation ».

Aussi, très vite, « le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses  dirigeants ». Et Fanon de  nous expliquer que la faute  incombait en dernière analyse à l’incapacité de la bourgeoisie nationale  d’être une bourgeoisie au sens plein du terme.  Ce n’était qu’une lamentable «caste [qui] insulte et révolte d’autant plus  que l’immense majorité, les neuf dixièmes de la population continuent de mourir de faim. »

Cette caste incapable d’offrir des perspectives de développement au pays, allait aussitôt se mettre à singer les comportements les plus abjects des colons. Elle ira jusqu’à reproduire le même racisme et les mêmes « jugements péjoratifs qui rappellent à plus d’un titre la doctrine raciste dans anciens représentants de la puissance coloniale ».

C’est dire ! Je me souviens de ce même racisme que ceux qui avaient mis la main sur tous les leviers du nouvel État marocain déversaient sur nous autres « bouseux », quand bien même nous étions parfois plus brillants à l’école que leur propre progéniture…
Et plus tard, lorsque nous nous révoltions, on disait de nous que nous étions des scorpions et même que Hassan II, qui en était, s’écriait à la télé qu’il était prêt à tuer le tiers ou les deux tiers de la population pour sauver la partie saine, c’est-à-dire les siens, des voleurs, des parasites, dont Fanon disait à juste titre que face aux menaces du peuple en colère parce que trahi, la bourgeoise va « entraîne le raffermissement de l’autorité et l’apparition de la dictature », et ailleurs il précisera que « la transformation progressive du parti [entre-temps devenu unique parce que la bourgeoisie était incapable d’assumer le débat public, dixit Fanon toujours] en un service de renseignements»

Fanon s’attristait sans doute lorsqu’il notait que l’on était loin de la bourgeoise européenne, « dynamique, instruite, laïque » qui avait réussi « pleinement son entreprise d’accumulation du capital et a donné à la nation un minimum de prospérité ».
Pensée prémonitoire ? Peu de temps après les « indépendances », bien des gens se lamentaient en disant que c’était bien mieux du temps des colons. Manière acerbe de dénoncer cette espèce de bourgeoisie nationale qui s’était avérée bien plus véreuse encore… 
Et Fanon toujours : «quand cette caste se sera anéantie, dévorée par ses propres contradictions [et coups d’État, c’est moi qui commente], on s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance ».

Fanon aurait pu ajouter : « et alors le peuple réclamera qu’ils dégagent, tous !


***

Mustapha Kharmoudi, écrit à La Serre (en Ardèche, c’était si beau !), octobre 2013


Dernières publications :
- « Maroc, voyage dans les royaumes perdus », roman historique, éditions l’Harmattan
- « L’humanité tout ça tout ça »
et « Ce rien de courant d’air qui fait qu’on a froid », théâtre, éditions Lansman

 

Frantz Fanon
par Mustapha Kharmoudi

        pour Francopolis décembre 2013
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