LES PIEDS DES MOTS
Où les mots quittent l'abstrait
pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...
DECEMBRE
2013
Fanon aurait alors pu dire « qu’ils
dégagent tous ! »
par Mustapha
Kharmoudi.
C’est au début
des années 70 que j’avais découvert, pour la
première fois, les écrits de Frantz Fanon. Je me souviens
: j’étais chez les parents d’une amie, une maison de campagne,
ouverte à un incessant va-et-vient d’intellectuels et de
militants. « On dirait le Sud », comme dit la chanson…
C’était
un automne pluvieux, déprimant et romantique à la fois :
on restait
calfeutrés toute la journée ou presque : qui
emmitouflés dans leur chambre non
chauffée, qui affalés dans des fauteuils difformes devant
une cheminée aussi
gourmande que hasardeuse. Généreuse aussi par les
saucisses et par les patates
qu’elle nous offrait.
Les
aînés refaisaient le monde, et nous autres jeunes, on se
faisait les
dents sur eux, à constamment dénigrer aussi bien leurs
pensées que leurs
maîtres à penser.
À
l’époque, deux thèmes monopolisaient largement notre
attention : - Les
« nouveaux » droits dont les brèches avaient
été
fraîchement ouvertes par Mai 68 : tels les droits des femmes
(pilules, avortements, mixité, etc.), la place de
la jeunesse, ou encore
les droits des «
immigrés »
- Sur le
plan international, c’était surtout l’interminable guerre du
Vietnam qui occupait l’essentiel de l’actualité. Toutefois,
juste après,
peut-être à cause de ma présence ou seulement parce
que l’un des adultes y
avait fait son service militaire, venait la guerre d’Algérie et
ses tragiques
conséquences (aussi bien en France qu’en Algérie
même), et partant le monde arabe,
et en particulier le conflit israélo-arabe…
Dans
cette maison, elle-même à l’allure soixante-huitarde, un
peu
brinquebalante, il y avait, à mes yeux, le plus inestimable des
trésors : des
livres par centaines. Et pas n’importe lesquels : c’étaient des
livres engagés
dirions-nous, en tout cas des livres qui me convenaient
parfaitement, qui
répondaient aux questions qui brûlaient sur le feu de ma
jeunesse hâtive, mais
aussi à des questions pertinentes que je ne me posais pas encore. Partout
des
livres ! Et tous, victimes d’une navrante maltraitance.
Puis à un moment, à un
énième apéro,
quelqu’un m’avait pris de haut en lançant
:
- Sur l’Algérie, tout a été dit
par Fanon !
- Fanon ? avais-je rétorqué soudain
fragilisé.
- Frantz ! Frantz Fanon ! Tu ne connais pas Fanon ?
- Non ! Avais-je dit pensant que ce devait être
encore un auteur
allemand.
- « L’an 5 de l’Algérie », «
Les Damnés
de la terre ! », non ?
- On l’a
ici, « les damnés de la terre », avait ajouté
le maître de maison
du fond d’un fauteuil sans fond. Et il s’était levé
comme obéissant à
quelque injonction, et s’était mis à chercher le livre en
question, martyrisant
au passage tout ce qui tombait nerveusement sous sa main. Il faut
dire que
les livres envahissaient tout : on en trouvait çà et
là dans le jardin, à même
l’herbe sauvage, tout mous, tout trempés par la rosée de
la nuit ; ils
s’entassaient négligemment sur la table basse du salon, parfois
même sous un
cendrier débordant de mégots, ou encore sous des
bouteilles de bière vides bien
qu’encore bavantes.
Je me
souviens que ça me navrait de tous les voir maltraiter ces
minuscules
et fragiles « malles » du savoir. À mes yeux, aux
yeux de l’enfant que j’avais
été auparavant, les livres c’était l’ouverture
vers l’imaginaire et
l’inaccessible, vers les rêves qui me faisaient avancer dans la
vie. Fils de
gens misérables, des denrées rares, et il y en avait, le
livre était la plus
rare de toutes. On aurait dit que les Marocains obéissaient
à quelque rite
quasi-religieux qui leur interdisait de lire.
À
part bafouiller quelques rimes coraniques sans rien en comprendre.
Oui, que
ce fut dans ma maison, dans les enceintes de l’école primaire,
du collège ou du
lycée, il n’y avait jamais eu de bibliothèque. Rien : des
centaines voire des
milliers de lycéens sans la moindre étagère de
livres. Quelle honte ! Encore
aujourd’hui, à l’âge avancé que j’ai maintenant,
à chaque fois que j’y repense,
je me dis exactement cela : quelle
honte ! En pensant bien sûr à l’État qui dilapidait
des fortunes
pour assouvir les fantasmes d’un roi aussi capricieux que brutal.
Et en
pensant aussi aux équipes éducatives, soi-disant
éducatives, qui étaient dans l’incapacité
d’organiser le moindre petit prêt de
livres. Je me souviens de la fois où l’on avait reçu un
don de livres qui avait
disparu aussitôt que de « charitables » âmes
françaises nous l’avaient livré…
euh… leur avaient livré…
Mais
mettons cela de côté pour l’instant, j’y reviendrai tout
à l’heure,
avec Fanon, justement.
Et
revenons à cette « chasse » aux livres, qui devenait
de plus en plus effrénée. On avait donc fini par
dénicher une belle prise : «
les damnés de la terre ». Pour moi ça sonnait comme
«Guerre et Paix » ou « Les
misérables », enfin comme ces ouvrages qui vous
écrasent déjà rien qu’avec leur
titre…
Fanon
s’était donc subrepticement glissé dans ma soirée,
et dans une bonne
part de ma nuit. Et sa pensée allait durablement s’installer
dans ma vie, tel
un « couteau suisse » de la question coloniale.
Et en
l’occurrence, le mot « couteau » sied aussi bien
à son propos qu’à ses propos…
Mais
nous n’y sommes pas encore : ce jour-là, le «
couteau » c’était mon âme qu’il lacérait:
j’étais profondément choqué par la
violence verbale de Fanon.
Oh
n’allez pas croire que j’étais une petite nature. Non, à
l’époque j’avais
déjà lu nombre d’ouvrages sur la question coloniale ;
j’étais déjà au fait
justement de « La question » algérienne; je
savais que les B52 américains
déversaient je-ne-sais-quoi sur le ciel du Nord Vietnam,
à provoquer sciemment
des pluies diluviennes qui faisaient céder les digues et causer
la mort de
milliers de paysans. Je savais que des soldats portugais pouvaient
jouer au
ballon avec la tête d’un « nègre ».
Depuis
que j’étais arrivé en France, depuis que j’avais eu
accès à une
certaine pensée libre, à une certaine presse libre, rien
ne m’échappait de
l’horreur coloniale et néocoloniale.
Pas
même ces ignobles et honteux coups d’Etat
d’Afrique noire et d’Amérique latine qui portaient au pouvoir et
la répression
aveugle comme mode de gouvernement et des militaires aussi stupides que
sadiques. Tout cela, bien entendu, sous la supervision
machiavélique des
puissances occidentales «démocratiques ».
Afin,
bien sûr, que le cours des matières premières
continue de couler à
flot… On peut dire que j’étais donc un homme averti. Cependant,
les mots de
Fanon me paraissaient outranciers.
Peut-être
était-ce dû au fait que j’étais marocain, et
que les Marocains avaient une vision
«atténuée» aussi bien de la question
coloniale que de la décolonisation. Après tout, il n’y
avait pas eu, à
proprement parler, une guerre de libération au Maroc.
L’orientaliste
Jacques Berque m’avait confié un jour qu’il avait quitté
un
Maroc relativement calme au début des années 50 pour un
séjour en Egypte, et que,
à son retour, la question de l’indépendance était
déjà quasiment réglée.
Quoi
qu’il en soit, dès mon entrée à l’école,
j’avais
suivi un enseignement a priori bilingue mais où, en
vérité, la langue française
se taillait la part du lion : à part la langue arabe et
l’instruction civique…
euh… l’instruction islamique, tout le reste revenait à la langue
de Molière :
maths, histoire-géographie, sciences, etc. Mes enseignants, et
surtout les
enseignants qui ont marqué ma vie, étaient tous ou
presque des enseignants
français.
Fanon
donc ne passait guère. J’avais beau essayer par la suite de le
lire
et le relire, son scalpel restait trop tranchant à mon
goût, et il m’était
pénible d’accepter sa posture, son « point de vue »
quasi-physique. Non pas la
radicalité de son analyse, car j’éprouvais
déjà un rejet quasi définitif du
monde de l’oppression dans lequel s’enlisait lamentablement le destin
des
pauvres, et partant le destin de l’homme dans sa totalité.
J’avais
déjà l’âge de saisir combien un froid cynisme
s’insinuait jusque dans le corpus même des valeurs universelles.
En
particulier, j’avais déjà, depuis fort longtemps,
rejeté (vomi serait plus approprié), la vie violente
(quel euphémisme !) des
sociétés arabes, des sociétés des hommes
arabes, devrais-je dire pour être
précis…
Mais
c’était le style Fanon, ses propos exacerbés, ses mots
acerbes, voire
même insultants que je trouvais inacceptables. Songez donc, je
cite : « […]
Tout Français en Algérie actuellement est un soldat
ennemi ». Etait-ce une
incitation à l’abattre ? Ou encore « […] Tout
Français en Algérie entretient
avec l’Algérien des rapports basés sur la force ».
Exclusivement ?
Ce n’est
que plus tard, bien plus tard que j’allais apprendre un fait
fondamental pour
le jeune que j’étais : Frantz Fanon
était un noir. Pensez donc !
Évidemment,
dans ma tête, cela changeait tout. La perspective quasi-physique
de mon regard
et de ma perception prenait
tout à coup une autre forme, une autre dimension : ce que
pouvait penser Fanon me concernait soudain, jusque dans mes
pensées et dans mes
sentiments politiques les plus intimes.
Auparavant
il y avait des Sartre, et non des moindres, en qui je pouvais
m’identifier, à qui je pouvais m’affilier. Un peu
bâtardement certes,
mais tout de même il me plaisait de partager un tant soi peu leur
univers
idéologique et politique. Il faut dire que je n’avais
guère sous la main des
penseurs arabes en adéquation avec mes attentes et mes
révoltes…
Alors,
un noir qui parle ainsi à ma conscience de jeune, de fils de
pauvres
sorti fraîchement d’un pays sous-développé, d’une
société archaïque, un
écrivain noir qui parle à mes sentiments de
révolté, d’écorché vif…
Je
l’avais alors relu – je devrais dire dévoré — avec un
regard renouvelé,
et avec quelques années d’expérience militante et
intellectuelle.
Et
soudain tout me convenait dans ses écrits. Le style en premier.
Ce qui
me heurtait quelques années auparavant semblait aller comme un
gant à mes
convictions, à mes propres états d’âme.
Il y
avait de la révolte qui irriguait ses écrits :
quelque chose qui me disait que les colons n’étaient en fin de
compte que des
colons, des colons au sens plein du terme, à savoir des
hommes au
comportement et au tempérament esclavagiste. Fanon explique
qu’aux yeux du
colon, « l’homme colonisé n’est pas humain », mais,
« comme il lui faut tout de
même s’arranger autant que se peut avec la conscience des droits
de l’homme, le
colon en vient à considérer l’indigène comme
irresponsable », au sens d’un
enfant qui ne peut s’assumer lui-même, encore moins assumer ses
actes. Alors le
colonisé affirme – la main sur le cœur ? – qu’il faut
éduquer le nègre, qu’il
faut éduquer le bicot, car « le peuple colonisé est
idéologiquement présenté
comme un peuple arrêté dans son évolution,
imperméable à la raison [quand bien
même avait-il eu accès à la raison bien avant
l’Europe – c’est moi qui
commente], incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la
présence
permanente d’une direction.»
Là,
c’est au niveau de l’analyse. Mais il y avait aussi, chez Fanon, cette
sorte d’insolence qui transpirait de tous ses mots : Fanon me disait
que non
seulement les colons n’étaient que des colons, mais pire, qu’ils
ne pouvaient
être que des colons.
J’entendais
alors que les colons n’étaient que des
colons « pitoyables », certes des citoyens d’une
république aux accents
universels, mais néanmoins de pauvres types, prisonniers de la
condition
coloniale autant sinon plus que les hommes qu’ils asservissaient…
La
responsabilité de la situation coloniale prend
alors une étrange tournure : « l’immobilité
à laquelle est condamné le colonisé
ne peut être remise en question que si le colonisé
décide de mettre un terme à
l’histoire de la colonisation, à l’histoire du pillage, pour
faire exister
l’histoire de la nation, l’histoire de la décolonisation ».
Serait-on
tenté de ne voir là que des lieux communs ?
On aurait tort car il est dit ici plus que ce qu’on peut y lire de
prime abord.
Pour
moi à l’époque, et encore maintenant, ces propos
indiquent que le colonisé est responsable de sa condition de
colonisé puisqu’il
lui suffirait de vouloir que ça s’arrête pour
qu’effectivement ça s’arrête.
Qu’importe que le colon soit d’accord ou non.
Qu’importe
la puissance de feu de la puissance
coloniale. Qu’importe que les colonisés en révolte
tombent par milliers sur le
chemin de la liberté…
Cependant
il y avait autre chose en Fanon qui me le rendait plus
sympathique encore, plus fraternel. C’était son analyse de la
bourgeoise
nationale qui avait dirigé le combat pour l’indépendance.
Là son verbe se
faisait encore plus impitoyable, et cela me ravissait.
Me
ravit encore aujourd’hui pendant que je note ces
quelques lignes.
En
l’occurrence, je pourrais ne plus citer que lui, m’abstenir de tout
commentaire
personnel tant ce qu’il avait dit suffirait amplement. Mais je ne peux
résister
au plaisir, à l’immense plaisir que me procure l’association de
la pensée de
Fanon et de mon propre état d’âme en cet instant
précis.
Je
suis
d’une génération né sous l’occupation coloniale et
qui allait grandir dans un
air d’indépendance. Bluffé par ce qu’on avait
appelé le « mouvement national »,
et qui n’était en fait qu’un opportunisme de ce que Fanon
appelle – presque
avec dérision, sinon avec mépris – bourgeoisie nationale.
Le peuple s’était
soulevé contre le colon, mais la bourgeoisie allait
détourner son combat. Cette
bourgeoisie dont Fanon nous disait qu’elle n’en était pas une en
vérité, car ce
n’était qu’un magma d’affairistes, de parasites, au «
comportement mesquin et
[à] l’imprécision doctrinale », dont le seul
objectif était « de constituer
leur propre magot et de mettre en place un système national
d’exploitation ».
Aussi,
très vite, « le peuple stagne lamentablement dans une
misère insupportable et
lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses
dirigeants ». Et
Fanon de nous expliquer que la faute incombait en
dernière analyse à
l’incapacité de la bourgeoisie nationale d’être une
bourgeoisie au sens plein
du terme. Ce n’était qu’une lamentable
«caste [qui] insulte et révolte d’autant plus que
l’immense
majorité, les neuf dixièmes de la population continuent
de mourir de faim. »
Cette
caste incapable d’offrir des perspectives de développement au
pays,
allait aussitôt se mettre à singer les comportements les
plus abjects des
colons. Elle ira jusqu’à reproduire le même racisme et les
mêmes « jugements
péjoratifs qui rappellent à plus d’un titre la doctrine
raciste dans anciens
représentants de la puissance coloniale ».
C’est
dire ! Je me souviens de ce même racisme que
ceux qui avaient mis la main sur tous les leviers du nouvel État
marocain
déversaient sur nous autres « bouseux », quand bien
même nous étions parfois
plus brillants à l’école que leur propre
progéniture…
Et plus
tard, lorsque nous nous révoltions, on disait
de nous que nous étions des scorpions et même que Hassan
II, qui en était,
s’écriait à la télé qu’il était
prêt à tuer le tiers ou les deux tiers de la
population pour sauver la partie saine, c’est-à-dire les siens,
des voleurs,
des parasites, dont Fanon disait à juste titre que face aux
menaces du peuple
en colère parce que trahi, la bourgeoise va «
entraîne le raffermissement de
l’autorité et l’apparition de la dictature », et ailleurs
il précisera que « la
transformation progressive du parti [entre-temps devenu unique parce
que la
bourgeoisie était incapable d’assumer le débat public,
dixit Fanon toujours] en
un service de renseignements»
Fanon
s’attristait sans doute lorsqu’il notait que l’on était loin de
la
bourgeoise européenne, «
dynamique, instruite, laïque » qui avait réussi
«
pleinement son entreprise d’accumulation du capital et a donné
à la nation un
minimum de prospérité ».
Pensée
prémonitoire ? Peu de temps après les «
indépendances », bien des gens se lamentaient en disant
que c’était bien mieux
du temps des colons. Manière acerbe de dénoncer cette
espèce de bourgeoisie
nationale qui s’était avérée bien plus
véreuse encore…
Et Fanon
toujours
: «quand cette caste se sera anéantie,
dévorée par ses propres contradictions
[et coups d’État, c’est moi qui commente], on s’apercevra qu’il
ne s’est rien
passé depuis l’indépendance ».
Fanon
aurait pu ajouter : « et alors le peuple réclamera
qu’ils dégagent,
tous !
***
Mustapha Kharmoudi, écrit
à La Serre
(en Ardèche, c’était si
beau !), octobre 2013
Dernières publications :
- « Maroc, voyage dans les royaumes perdus », roman
historique, éditions
l’Harmattan
- « L’humanité tout ça tout ça »
et « Ce rien de courant d’air qui fait qu’on a froid »,
théâtre, éditions
Lansman
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Frantz Fanon
par Mustapha Kharmoudi
pour
Francopolis décembre 2013
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