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LES PIEDS DES MOTS.
Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer
dans un lieu
Julie Portalis,
Provence, sud de la France
C'était un escalier en bois, assez pentu, et
il avait fallu ajouter une barrière parce que j'étais tombée,
lorsqu'une fois j'avais voulu marcher au plus près du bord. La lumière
était accessible seulement en bas, et c'était toujours moi
qui descendais, alors que j'étais la plus petite. Aujourd'hui il
me reste les dessins que formait le bois...
Vous savez, ces images qu'on ne voit que si on est enfant ou si on l'est
resté, alors je m'allongeais et je le fixais, ce bois très
foncé, et c'était une petite fée qui apparaissait.
On a toujours peur que tout change. Je ne sais pas si la petite fée
aujourd'hui je la verrais encore. On a toujours peur que tout change, et
pourtant les lieux changent... Il y a ceux où on a été
qu'une seule fois, d'autres qu'on a cotoyé quelques temps puis oublié,
d'autres encore qu'on connait depuis une petite éternité,
et les derniers, peut-être le dernier, plutôt, qu'on a jamais
quitté que pour y revenir...
On oublie toujours les chambres d'hôtels, les halls, les ascenseurs,
la taille de la chambre et celle de la salle de bain, l'emplacement dans
le couloir ou l'étage. Ou oublie toujours, avec le temps, sauf quand
ça nous a marqué. Pourtant on y a toujours vécu, une
nuit, deux, parfois plus. On s'est approprié le lieu, on l'a détesté
ou apprécié, mais il n'en reste rien. On a rendu la clef,
on est parti. Une chambre d'hôtel, en soit, ça n'a rien d'exemplaire...
Je me souviens du minuscule hôtel à Paris, avec la fenêtre
qui ne fermait pas, c'était en février et je n'ai pas dormi
tellement il faisait froid. Je me souviens du rouge de l'hôtel de
Palerme ou de la fenêtre à la peinture craquelée de
celui de la Baule. Je me souviens de l'ascenseur de l'Ibis qui n'allait pas
assez vite, le soir du quatorze juillet.
Je ne saurais pas dire combien de fois elle a déménagé,
mais cette maison perdue dans l'Ariège restera. La table était
immense, il y avait des coussins par dizaines, un fauteuil à bascule,
la chambre rose et la chambre bleue, et des chambres aménagées,
avec de petits lits. On se cachait entre le mur et l'arbre, ça faisait
une cabane où les adultes ne pouvaient pas venir, trop grands pour
ça, les pauvres... Je me souviens aussi des trois marches pour la
terrasse et du grand jardin derrière dans lequel on faisait des roulades.
Le reste, j'ai oublié. J'étais trop petite.
Parfois, ce sont des allers-retours, on passe à peine de temps là-bas.
On a pas eu le temps de retenir la place des assiettes, on a quelques fois
même dormi par terre, avec l'oreiller du lit parce qu'on a pas réussi
à marchander plus, et décidément le sol des chambres
d'étudiants, c'est dur. Vous savez, ces studios où à
plus de cinq il faut que tout le monde se déplace pour qu'un puisse
bouger. Je me souviens aussi du sixième étage, cette petite
chambre de bonne réaménagée, avec sa table cassée
et ses couleurs tendres. Je me souviens du lit trop étroit, et de
là-bas, aussi, avec l'immense fresque chinoise... Il y a aussi ces
lieux où on a été en touristes, l'appartement à
Rome et sa salle de bain comme un couloir avec le toit en pente, ou la maison
en Toscane tellement grande qu'on a pas marché sur chaque carreau...
Je me souviens aussi de la minuscule maison en Angleterre, sans chauffage
au mois de mars, et de la fenêtre de la salle de bain ouverte, et de
la chambre bleue où on ne pouvait pas bouger, et du miroir trop haut
pour s'y voir, et de la table qui n'existait pas.
Et puis il y a ces lieux qu'on connait par coeur, faut dire qu'on les côtoie
depuis tellement longtemps... J'aimais bien, chez elle, les grands muriers,
l'escalier en colimaçon, la moquette du salon, la table ronde de
la cuisine. J'aimais bien, chez elle, ça semblait comme en dehors
du reste, et puis il faut fermer toutes les portes, presque pour consolider,
comme si un coup de vent allait tout détruire... Je n'y vais plus,
ou à peine. Mais à chaque fois le chat noir est sur un des
fauteuils. Et puis cette maison juste là, en face, cette petite maison
de poupée, avec toujours la télé en fond, et nos rêves
d'enfants accrochés au miroir... Il y a aussi cette vieille ferme
où on communiquait en hurlant par les fenêtres l'été.
Cette vieille ferme perdue au milieu des champs, avec ses couleurs, et cette
étrange vie qui y régnait. Toujours du monde, toujours des
rires, toujours...
Là-bas, il y faisait bon.
Reste encore cet appartement où on a pas tant vécu que ça,
mais où on revient. L'immeuble est déserté, et là-bas
rien ne change. On y traine notre français et du sable en quantité.
On y retrouve le chocolat à cuire, le réveil qui fait du bruit,
la pañada, les habitudes, et la mer au bout de l'horizon.
C'est cependant ici que j'ai peur que ça change trop. Que d'un coup
je ne retrouve plus mes marques. Ici, c'est la douceur du carrelage foncé
et des murs crèmes, c'est la chaleur et son ciel jamais trop bleu,
ce sont les secrets dans les tiroirs interdits, c'est toute une histoire.
C'est les dessins accrochés au cellier, c'est le tiroir à chocolat,
le sucre au-dessus du frigo, c'est la toile cirée colorée
qui n'a plus d'enfants pour la martiriser, c'est le piano noir et et la
table basse sous laquelle le chat ne va même plus, sûrement
parce qu'elle est trop grosse pour passer par les ouvertures, à présent.
C'est les terasses blanches qui brûlent l'été, c'est
les chambres toute différentes, c'est le plaisir de rentrer ici après
quelques jours d'absence...
On vous dira que les lieux les plus beaux sont ceux dans les guides. On
vous dira que les lieux les plus beaux sont ceux de l'autre coté du
planisphère. Même pas...
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février 2005
à sitefrancopcom@yahoo.com
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