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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

JANVIER 2016

 
Diharsce, Jean
 Laranco,
Patricia
Goujon Nicole
Pichet Jean
Cohen Albert
Jacques Brel
Rainer Maria Rilke
Hélène Dorion





JEAN  DIHARSCE


 
Jean Diharsce, poète français, choix Éliette Vialle

*
quand le monde soudain te paraît trop étroit
l'étouffé des silences et de leurs convenances
le trop plein obligé
l'insipide immobile
la camisole en force de ce temps trop commun
que les mots rebondissent comme autant de non sens
que tout autour de toi à des relents de haine
tu te dis que là-bas
à portée de la main
à portée de demain
tu trouveras la mer
comme une renaissance
et les bras d'une femme

/09 décembre 2015


**


comme des bras ouverts où l'on vient se nicher
un port
au bord de l'espérance
au bout de la tourmente
dire à quelqu'un je t'aime
comme on met pied à quai
prendre force de terre
attendre la marée

/11 décembre 2015

***

et je n'ai rien à moi
que moi
et encore
je m'en vais te l'offrir
comme un balancement
une main qui se perd
une vague qui frôle
le vent en tire-langue
des idées
un sourire
des fonds de poche vides
ma vie en mots
juste pour donner rien
dans toutes mes tourmentes
j'ai tant besoin de toi
rien que pour mieux comprendre
ce que je ne suis pas

/ déc 2016

   PATRICIA LARANCO

Patricia Laranco, choix Dana Shishmanian
 CARAPACES

 Ici, les maisons ressemblent à des tortues,
 à des reptiles au corps recouvert
 d’écailles ;
 des écailles partout, sur les toits, sur les murs,
 des écailles qui tassent les formes et les unissent
 étroitement à la terre, au roc dur,
 aux plis, aux scarifications
 de la vallée.

 Ici, les maisons semblent de terre et de boue,
 de roc, elles ont une couenne ramassée,
 aussi épaisse, aussi lézardée que le corps
 de crocodiles qui dorment sur les marais,
 d’arbres, dont l’écorce se cabre
 et se fendille.

 
Ici, les maisons sont de croûte,
 ainsi que des iguanes rugueux des eaux de Galápagos
 ou des pains rustiques à l’étal du boulanger
 parcourus de profonds sillons, de plaies terreuses.
 Vous ne pénétrerez pas leurs secrets sauriens
 qui respirent, à votre insu
 sous les carapaces.

 **

LE PAIN

Le pain, et son goût un peu râpeux, un peu rocailleux dans la bouche; sa rugosité poussiéreuse qui investit la caverne du palais, de même que la surface toujours un peu surprise de la langue, aussi sèche qu’un chemin aride du sud au plus fort de l’été ; sa façon presque âpre de s’accrocher, par rêches copeaux, aux muqueuses buccales et au gosier que, bien souvent, il lacère des replis montueux, crouteux, torturés de son écorce, ou alors de ses tessons irréguliers, dentelés, dentés, presque aussi aigus que des bris de verre !

Le pain, tout labouré d’ornières-gouffres et d’épines dorsales renflées; le pain dont je ne célèbrerai jamais assez les frustes bourrelets, les cordillères. Le pain, ce haut pays dressé - qui sait pourtant tant s’adoucir! Le pain, de chaleur odorante et de pétrissages charnels; de peau saurienne craquelée et de captivités onctueuses; croûte, solidité blonde et resserrée de roc en surface, doux cœur de mie dedans; en secret.

Le pain, cette improbable alliance de sensualité et de tellurisme !

**
Ces deux textes figurent parmi les inédits (ne provenant pas de recueils précédents) inclus dans le volume anthologique Patricia Laranco, Portrait. Bibliographie. Anthologie, paru au Nouvel Athanor, 2ème trimestre 2015 (collection « Poètes trop effacés »), et signalé dans nos Annonces de juin. Comme tout ce qu’elle écrit, ils sont imprégnés d’une force primaire, modelée par un art consommé et exquis du langage.
*
Qu’il me soit permis de citer également un extrait du Portrait que lui dédie, en guise de préface, l’écrivain et éditeur Jean-Luc Maxence : « À nos yeux de vieux éditeur aguerri à force d’interroger les caves embourbées de la "clandestinité maraudeuse", la poésie "larancienne", brute de décoffrage, comme une pierre volontairement non taillée par désespoir, faite de faux accords et de syncopes, de trouvailles de langage et d’éclairs inattendus, a sa place en ce début de vingt-et-unième siècle parmi les plus rares, parce que les moins faisandées, les moins sophistiquées, miraculeusement éloignées du "charabia" des conformismes. »

Nombreuses présences à Francopolis, dont dernièrement,
le Salon de lecture et la Sélection d’octobre 2014.


 
NICOLE GOUJON


Nicole Goujon
, choix  François Minod

LES VOILES


Je me réveillerai dans le noir
Yeux ouverts, crochetés aux étoiles
Sentirai la voûte céleste me soulever, m'aspirer


Je me réveillerai, oeil incisé, endeuillé
Dans l'estompe et l'opaque
Sentirai le froid de la déchirure et la caresse d'Eole

Je me réveillerai dans le noir d'un cauchemar
Dans l'obscure transparence des laizes assemblées
Sentirai le flou de la brume que filtre la soie

Je me réveillerai dans le scintillement des toiles
Etendue dans l'infini tristesse d'un regard
Sentirai la ténébreuse immensité m'envelopper
 

Je me réveillerai dans les tourbillons de la danse
Envoûtée par les mystères pénétrant la nuit
Sentirai la volupté des chairs traverser les voiles
 

Je me réveillerai, ou peut être pas,
Enroulée dans la blancheur des fibres soyeuses
Serai sœur de la nonne, de l'encagée, de la mariée
 

Je me réveillerai, ou peut être pas,
Bercée, empaquetée dans mes linges
Entendrai la voix céleste m'appeler
Serai celle qu'on dévoile
Enfin !




JEAN PICHET


Jean Pichet, choix Dominique Zinenberg

BRÈVE RENCONTRE

L'ennui aidant, j'ai regardé

Par la fenêtre. J'ai regardé la rue,
Ses herbes, ses ruisseaux.
Les pigeons indolents sur les toits.


Une petite cour, vide
La plupart du temps. Un visage
Des plus ordinaires a retenu
Mon attention. Une voix
Douce, comme neuve,
M'a dit bonjour.

Et nous avons parlé. Du temps.
De choses insignifiantes.
Oubliées. Qui ne meurent jamais.


**
PAS GRAND-CHOSE

Ce qu'il y a parmi les branches
Presque nues est étrange.
C'est paisible. Doux aux yeux,
Et probablement d'une fragilité
À toute épreuve.

C'est immobile, silencieux.
Du moins, pour l'instant.

Je suis un peu surpris
Que les oiseaux n'en disent rien.
Ce n'est pas grand-chose
Sans doute.

De la nuit, très ancienne.
Du jour. Infiniment proche...


LA RUE SANS NOM

Rue sans nom,
Rue infinie
Aux maisons pauvres,
Petite rue ensoleillée
De femmes et d'enfants
Qui se promènent à pas légers.

Mais tout à coup, ils disparaissent,
Imprévisible rue. Et quelle blanche
Main de silence m'ouvre alors
La très vieille porte
D'un jardin aux arbres ailés?

Est-ce là qu'ils m'attendent,
Rue de nulle part?
A mon tour invisible
Parmi des ombres aux cils immenses.


* poèmes extraits de 
Une poignée de feuilles de Jean Pichet, éditions L'Arrière-Pays, 2015.

( Voir aussi  " Petite étude sur ce recueil par Dominique Zinenberg ")





ALBERT  COHEN


       Albert Cohen
, choix de Bernard

Elle n’avait aucun sens de l’ordre et croyait avoir beaucoup d’ordre.

Lors d’une de mes visites à Marseille, je lui achetai un dossier alphabétique, lui en expliquant les mystères et que les factures de gaz devaient se mettre sous la lettre G. Elle m’écouta avec une sincérité passionnée et se mit ardemment à classer. Quelques mois plus tard, lors d’une autre visite, je m’aperçus que les factures du gaz étaient sous Z.

« Parce que c’est plus commode pour moi, m’expliqua-t-elle, je me rappelle mieux. » Les quittances du loyer n’étaient plus sous L mais avaient émigré sous Y.
« Mon enfant, il faut bien mettre quelques chose dans cet Y et d’ailleurs n’y a-t-il pas un Y dans loyer ? »

Peu à peu, elle revint à l’ancienne méthode de classement : les feuilles d’impôt retournèrent dans la cheminée, les quittances de loyer sous le bicarbonate de soude, les factures d’électricité à côté de l’eau de Cologne, les comptes de banque dans une enveloppe marquée « Assurance contre l’Incendie » et les ordonnances de médecin dans le pavillon du vieux gramophone. Comme je faisais allusion à ce désordre revenu, elle eut un sourire d’enfant coupable. « Tout cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. Mais si tu veux, je recommencerai à classer. » Je t’envoie un baiser dans la nuit, toi à travers les étoiles

 

 

dans Albert Cohen : Le livre de ma mère.






JACQUES BREL


Jacques Brel, choix Louisa Nadour

Voeux de Louisa Nadour aux amis du Comité de lecture Francopolis.

Mes chers amis du comité de lecture,
Je vous adresse les vœux que Jacques Brel envoyait en 1968 car je les trouve superbes et j'ai envie de les partager :

" Je vous souhaite des rêves à n'en plus finir et l'envie furieuse d'en réaliser quelques-uns ...

Je vous souhaite des silences, des chants d'oiseaux au réveil et des rires d'enfants...

Je vous souhaite de ne jamais renoncer à la recherche, à l'aventure, à la vie, à l'amour ...

Je vous souhaite d'être vous, fier de l'être et heureux car le bonheur est notre destin véritable ... "




RAINER MARIA RILKE


Rainer Maria Rilke, choix Mireille Diaz-Florian, en cette nuit d'avant l'année nouvelle.

En 1916, Rilke offre à l’écrivain Rudolf Kassner, son ami et confident, un cahier comprenant vingt-deux poèmes soigneusement ordonnés et recopiés de sa main, et portant le titre de Poèmes à la nuit, sorte de livre secret, ébauche d’un Cycle des nuits que Rilke ne devait jamais achever.

Extrait de la préface de Marguerite Yourcenar

« Toute une partie de son œuvre m’échappe, s’enfonce pour moi dans le balbutiement et le brouillard, car les poèmes traduits ne sont jamais que des colombes auxquelles on a coupé les ailes, des Sirènes arrachées à leur seul élément natal, des exilés sur la rive étrangère qui ne peuvent que gémir qu’ils étaient mieux ailleurs. A eux seuls, ses ouvrages en prose, ses lettres, quelques vers directement écrits en français, quelques récits de gens qui l’ont aimé, ont suffi à m’inspirer pour lui une tendresse infinie et fraternelle (…) »


Ah que tombe au toucher d’un ange
un rayon dans cette mer sur une lune
et mon cœur au-dedans, corail qui lutte en silence,
habite ses toutes jeunes branches.

La détresse que m’ajoute l’être qui œuvre
sans se laisser reconnaître, me demeure incertaine,
le courant hésite, le courant s’en va au-delà,
les profondeurs opèrent, et les obstacles.

De l’antique insensibilité de pierre
naissent des créatures soudain élues,
et sur l’éternel silence de tous les êtres
fond le vacarme d’un destin

**

Ach aus eines Engels Fühlung falle
Schein in dieses Meer aus einem Mond,
drin mein Herz, stillringende Koralle,
seine jüngsten Zweigungen bewohnt.

Not, mir von unkenntlichem Verüber
zugefügte, bleibt mir ungewiss,
Strömung zögert, Strömung drängt hinüber,
Tiefe wirkt und Hindernis.

Aus dem starren fühllos Alten drehn
Sich Geschöpfe, plötzlich auserlesen,
und das ewig Stumme aller Wesen
überstürzt ein dröhnendes Geschehn.

Rainer Maria Rilke Poèmes à la nuit Verdier
Traducteurs: Gabrielle Althen et Jean Yves masson

Ce poème à partager avec vous dans le passage des nuits: celle de Noël d'abord ( "la noche buena" disent les espagnols), la nuit d'avant l'année nouvelle ( "la noche vieja" la vieille nuit) ces textes de ce poète qui m'accompagne, souvent de jour et de nuit, pour donner à voir et à entendre, dans le cristal de la lumière et le velours de l'ombre, le frôlement des anges de la littérature. Je vous souhaite à tous une année rilkienne. Mireille


HÉLÈNE DORION


Hélène Dorion, poétesse québécoise, choix Gertrude Millaire

Un extrait d'un éditorial, 31 décembre, paru dans le quotidien, la Presse

Oui, je choisis cette réflexion, ne serait-ce que pour (nous) me donner un coup de rame pour affronter cet océan agité... et garder la tête en dehors de l'eau. (gm)

*
Franchir le seuil d’une nouvelle année invite d’abord à s’arrêter. À entrer dans ce qui nous définit, le passage. À aller nous-mêmes sur la pointe d’aiguille du temps et, de là, regarder le portail qui s’ouvre, les chemins qui apparaissent, et ressentir profondément le vertige d’être vivant. Le temps bascule, et célébrer le recommencement, c’est d’abord réinvestir le passage, ainsi que les rites qui en marquent l’accomplissement. S’ils existent pour souligner la transition, les rites de passage cherchent implicitement à conjurer ce qui pourrait empêcher la transformation. Selon les sociétés, pratiqué de façon individuelle ou collective, le rite pourrait tout aussi bien n’être qu’un appel au recommencement.

Mais de la pointe d’aiguille où nous nous tenons, quel recommencement est encore possible ?


Injustices, inégalités, instabilités; le paysage est, hélas, bien connu. Tout doit avoir valeur marchande ou d’utilité. L’individualisme fait vaciller la notion de démocratie, et l’on cherche à nous faire croire à un horizon plat, uniforme, dépourvu d’aspérités. On bronche à peine devant les catastrophes écologiques qui représentent pourtant une menace aussi réelle que les armes atomiques, et qui, croit-on, s’inscrivent sur les pages d’un lointain calendrier que tourneront de futures et lointaines générations.
...

Devant un tel panorama, il pourrait sembler incongru de parler de recommencement. De beauté. Plus encore, de parler de littérature, d’art, de poésie. Mais nous sommes peut-être allés si loin sur certains chemins que nous pourrions maintenant vouloir nous déplacer. Aller au-dedans. Sentir un minuscule big-bang à l’intérieur de nous, et recommencer, renouer avec le plus petit, nous abandonner au plus fragile. Nous avons soif de beauté. Et il est possible que cette soif soit plus grande et plus actuelle qu’il ne semble. Au-delà des parois d’égoïsme, de peur et d’indifférence qui nous séparent des autres, nous désirons l’amour ; au-delà de tout ce contre quoi nous devons lutter à l’intérieur de nous, nous sommes capables de bonté, et surtout, capables de transformation. Chaque vie repose sur sa capacité de transformation.

Un passage s’ouvre. À chaque instant, le présent nous accueille. C’est lui le passage, lui le recommencement. Le moment où l’on cesse de s’agripper coûte que coûte à l’épave qui flotte sur l’eau, et où l’on ne doute plus de savoir nager....

Et je me surprends à imaginer que l’on ouvre la fenêtre d’un poème, ou celle d’un tableau. On y entre comme en soi-même, sur la pointe des pieds, tâtonnant un peu dans l’ombre qui ne s’éclaire qu’à mesure, incertain du chemin, incertain de l’issue. Ou bien, c’est l’éblouissement. On ne voit plus la fenêtre mais le paysage qu’elle a fait naître. Il n’a pas changé, c’est le regard qui l’a renouvelé.

L’expérience artistique nous jette au cœur du temps, dans la sensation vertigineuse d’être là, sur la pointe d’une aiguille, et ainsi ancré au monde...

...
et le tout se termine ainsi,

Le passage au Nouvel An est un moment privilégié pour chacun. Je ferme les yeux. Je porte en moi le choc d’images de l’histoire humaine, celles de ma vie, celles d’une année qui s’achève, et ces images ne cessent de renouveler le sens de ma présence au monde, le sens même du passage et de cette singulière et formidable aventure d’exister. Je revois la pointe d’aiguille sur laquelle je me tenais, il y a quelques minutes. Bientôt le seuil. On a vingt, quarante, quatre-vingts ans, une pointe d’aiguille explose : on vient de naître.

Minuit moins une, toute une vie au bout des doigts. L’oreille du monde n’est jamais tout à fait sourde à nos recommencements.


lire l'article,  sur son site HÉLÈNE DORION,  Recommencements...


Coup de coeur 
 
Éliette Vialle, Gertrude Millaire,
  , Dominique Zinenberg, François Minod
Dana Shishmanian, Bernard Nègre,
 Mireille Diaz, Louisa Nadour

  
Francopolis janvier 2016

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