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GUEULE DE MOTS


Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage

Ce mois de novembre 2005 :

                 

L'EAU


PAR
NICOLE  BALVAY - HAILLOT


Depuis peu, l’eau ne coulait plus dans l’aqueduc. Sous le soleil d’octobre, la plaine finissait de roussir, lui donnant l’impression pénible de vivre sur la Lune, et les arbres dardaient vers le ciel toujours bleu des prières qui restaient sans réponse. Il n’avait pas plu depuis six mois. 

Elle qui se réveillait naguère au son de l’eau gargouillant dans les tuyaux et qui se rendormait, bercée par ce léger murmure, n’aurait su dire depuis combien de jours la citerne du toit ne s’était pas remplie. Quelle insouciance était la sienne alors ! Mais comment une ex-citadine aurait-elle pu penser que l’eau puisse ne pas couler quand on ouvre un robinet ? Et pourtant ! Désormais, ce n’était plus le bruit de l’eau, mais le silence qui la réveillait chaque matin.

Malgré ses suppliques et le chant des femmes appelant la pluie, dans l’aqueduc romain qui jamais n’avait fait défaut, l’eau avait commencé à se tarir et la citerne était devenue muette.

La terre du jardin s’était craquelée; les fleurs et les légumes avaient flétri. Sous le soleil de plomb, il avait fallu qu’Ali ouvre la fosse septique, un bien grand mot pour ce trou qu’il avait creusé à la pelle à l’arrière des W.C. Incrédule, elle l’avait regardé faire. Debout dans les matières desséchées par cet été torride, il les avait sorties, le sourire aux lèvres. Il avait ensuite pris l’habitude, sans rien lui demander, de vider le trou de temps à autre. Que faisait-il de son butin ? Elle ne le savait pas. Pas plus qu’elle ne savait où allait Saïda avec les ordures. Tous deux disparaissaient  pour réapparaître une demi-heure plus tard, leur seau vide au bout du bras. Loin de rechigner, ils bavardaient gaiement. Pour eux, cette corvée semblait normale, dans l’ordre des choses.

Ils n’en étaient sans doute pas à leur première sécheresse. Pas elle. Dans le pays qu’elle avait quitté, la pluie était monnaie courante et rien ne l’avait préparée à cette torpeur qui l’accablait. Écrasée de chaleur, elle trouvait à peine la force de se traîner et passait le plus clair de son temps claquemurée derrière les volets clos de la maison, laissant à Saïda et Ali le soin du ménage et du jardin. 

Quelle étrange situation ! Elle qui n’en avait jamais eus employait désormais bonne et jardinier, comme tout le monde  en ville, d’ailleurs. Même Saïda ne pouvait lui offrir ses services que si une gamine, payée trois sous, s’occupait de ses cinq enfants. Elle n’aurait su que faire sans Saïda et sans Ali ! Aller au marché la dégoûtait : toutes ces mouches sur la viande, ces volailles vivantes et ces mains à la peau brune qui sortaient de leurs voiles pour la toucher, elle et le bébé. Elle était particulièrement reconnaissante à Ali de lui permettre encore l’accès aux W.C., même si la maisonnée devait se contenter d’un seul seau d’eau par jour pour en vider le contenu. Elle s’estimait chanceuse. Après tout, dans la campagne environnante, la sécheresse n’avait rien changé aux habitudes des femmes qui vivaient dans les gourbis de terre battue. Sécheresse ou pas, elles s’accroupissaient sur le sol pour se soulager, comme pour mettre au monde leurs bébés. 

Les bébés ! Combien mourraient à cause de cette pénurie d’eau ? Dans la médina, on n’entendait plus braire les ânes au petit matin : la fontaine était tarie. Partout, les outres, les gourdes et les gargoulettes étaient vides. Là encore, elle s’estimait chanceuse. Plusieurs fois par semaine, le gouverneur de la province faisait livrer de l’eau aux Européens. Stationnée dans le jardin, la citerne providentielle chauffait au soleil. Telle quelle, son eau servait à la lessive, la vaisselle, la toilette. Pour la cuisine et les soins du bébé, il fallait la faire bouillir. Pour les biberons, elle avait fait venir de la capitale une cargaison de bouteilles d’eau d’Évian. Était-ce à cause des trente degrés de la chambre aux volets pourtant clos ou de l’eau peut-être mal bouillie qu’elle avait utilisée pour son bain, elle ne le saurait jamais, mais le bébé était tombé malade.

C’était arrivé un jeudi, le jour où Lukesh partait en tournée dans le bled, du côté de Sakiet. Comme d’habitude, le silence de la citerne l’avait réveillée. Peu après, les pleurs du bébé et le gargouillis de son ventre l’avait alertée. Mauvais présage ! Au fil des heures, le gargouillis s’était muté en jet continu. Trop tard pour aller chercher le pédiatre ! Impossible de compter sur qui que ce soit d’autre, surtout pas sur Saïda, qui s’était mise à se lamenter, se griffant le visage de ses doigts. Une seule ressource : le manuel de Laurence Pernoud, J’élève mon enfant, sa bible depuis la naissance du bébé et surtout depuis leur arrivée dans la plaine. 

Consciencieusement, elle avait préparé du thé noir, comme le lui avait indiqué une fois Lukesh. En Tchécoslovaquie, on croyait aux vertus thérapeutiques de ce breuvage pour guérir la diahrrée des nourrissons; dans son pays à elle, on faisait plus confiance au riz et aux carottes. Mais pourquoi pas… Minute par minute, elle avait fait couler, avec un compte-gouttes, comme le disait Laurence Pernoud, un mince filet de liquide entre les lèvres du bébé. Minute par minute, elle avait entendu fuser dieu seul savait quoi dans la couche. Elle avait persisté, aussi tenace qu’Ali, qui vidait le trou dans le jardin sans jamais se plaindre. Au bout d’interminables heures, le gargouillis suivi de ce terrible jet avait cessé, ainsi que les lamentations de Saïda. 

La nuit était tombée en même temps qu’un soupçon de fraîcheur. Quand, épuisé par sa journée, Lukesh était arrivé à plus de dix heures du soir, il lui avait simplement dit que l’enfant était sauvé. Plus tard, le ciel s’était soudain strié d’un éclair qui l’avait fendu en deux dans un craquement sec, aussitôt suivi d’un autre, puis de plusieurs autres. La pluie s’était mise à crépiter sur le toit plat. Fatiguée, mais apaisée, elle s’était endormie, le bébé dans ses bras.

Au lever du jour, quand elle s’était réveillée, l’eau glougloutait dans la citerne sur le toit et crachotait au robinet de la salle de bains. Saïda s’était précipitée dans la chambre : « Madame, Madame, l’eau ! » 

De la plaine, montaient les youyous joyeux des femmes.



Nicole Balvay-Haillot,
née en Bourgogne il y a déjà quelques lustres, Nicole Balvay-Haillot quitte la France en 1966 pour enseigner en Tunisie. En 1969, elle installe ses pénates en Outaouais, au Québec.
De 1989 à 1990, elle fait le tour du monde. En avion, en bateau, à dos de chameau ou d'éléphant et, tout bêtement, en voiture et à pied ! Cette aventure nourrit de nombreux articles, récits et nouvelles, parus dans le magazine Vidéo-Presse, auquel elle collaborera de 1983 à 1995, ainsi que trois textes radiophoniques diffusés sur les ondes de Radio-Canada.
Ses oeuvres littéraires:
"Dérive" aux éditions Remue-Ménage (prix du concours d'écriture du Salon du livre de l'Outaouais)
"L'Enfant du Mékong" Éditions Vents d'Ouest
"Parce que c'était toi, parce que c'était moi,"Ottawa, Vermillon


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