GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois de novembre 2010

  Libre parole à… EMMANUEL BERLAND

Du poète nait l’émotion, de son émotion propre surgit parfois votre propre émotion. Chez Emmanuel Berland il s’agit d’un monde d’émotions ayant ses racines dans une jeunesse et une adolescence particulières. Il vous est donné de lire, ici, son récit des premières années de vie.  Bouleversant d’émotions et de vérité. C’est un authentique cadeau qui nous est fait.

Poète, musicien, chanteur, directeur d’une association hélices poésie, il est tout cela à la fois. Emmanuel Berland est un élément essentiel dans le paysage poétique d’aujourd’hui. (Michel Ostertag)


EMMANUEL BERLAND : Hors d’âge

J’ai grandi dans une maison de retraite. Mes copains, je le sentais, n’aimaient pas trop venir jouer chez moi, malgré le grand jardin, la fuite sur les multiples murs le long des propriétés voisines, malgré les fruits du verger, la cave remplie de matelas où l’on pouvait sauter comme sur de la paille. L’énigme de ces vieillards, leurs regards, leurs langages dérangés, les odeurs peut-être, la présence obstinée de ces grands-parents en surnombre que je prenais par la main, les remplissaient d’une tristesse inconnue et dangereuse. Tant de métaphysique, sans doute, les gênait. Leurs parents les avaient sûrement mis en garde contre une telle promiscuité qui n’était pas de leur âge. De loin en loin, le petit-fils du médecin, le mioche d’une employée venaient partager les miettes de mon paradis.

C’étaient de vieux êtres qu’il y avait chez moi. Il me prenait l’envie de me blottir dans leurs bras, qu’ils me consolent de leurs vieilles mains rugueuses. Je gouvernais parmi eux, je devais avoir 4 ou 5 ans. Mes parents dirigeaient cette petite maison de retraite, propre, fleurie, familiale. Mon pouvoir s’étendait au plus profond du beau jardin énigmatique.

Parfois dans l’escalier, avec mon frère, on voyait passer des suaires, et il fallait se taire. Au fond du jardin, la morgue, une petite pièce rectangulaire qui n’avait pas d’usage la plupart du temps, parfois était fermée à clef. Alors il fallait s’en écarter.

Je connaissais toutes les fiches des pensionnaires par cœur. Une mince cloison partageait, dans le fichier, ceux qui vivaient de ceux qui n’étaient plus. Pour ces derniers, je veillais particulièrement à ce que la date de sortie fût notée. Une ligne de plus en définitive.

La mort fut étonnamment proche et fréquente. Les recoins obscurs et incompréhensibles s’élançaient de partout. J’aime à penser que toutes ces âmes ont fait liasse, qu’invisiblement elles matelassent et protègent le site de notre maison.

Chaque chambre était lourde d’âmes trépassées. Je sais qu’elles sont en suspension autour des marronniers et ne crains pas d’être ridicule en affirmant qu’elles m’ont abandonné quelques lueurs que j’ai transcrites sans les comprendre.

J’ai tracé mes premières routes de mots, du plat de la main noircie, à leurs pieds, béquilles et pantoufles, cannes usées.

Je faisais des signes invisibles à mon vieil ami aveugle, tout de blanc barbu, aux gros yeux vitrés comme des calots. Je bougeais mes doigts en silence devant lui, m’émerveillant de sa placidité. Un soir, à ma stupeur, à ma honte, il me confondit en souriant sans méchanceté : il avait détecté mes salamalecs et m’en demandait la raison. Je fuis et ne vins plus le voir que rarement, à son grand désespoir. Quand il mourut, le tourment que je ressentis me tourmente encore.

Quand ils avaient de la visite, ils prenaient leurs enfants pour père et mère. Et les enfants, déjà grisonnants, pleuraient. Cela me donnait de la sagesse. Je n’ai plus eu le sens de la hiérarchie des âges : vieillir était couru d’avance, après l’été interminable de la vie, que je me proposais de passer à écrire des livres infinis.

Au fond du parc, il y avait trois cerisiers. Chaque branche était une phrase, partant à l’aventure du ciel. Sous l’effet du vent, toutes les perspectives se déplaçaient en même temps : j’avais un texte neuf.

Plus loin, sur une motte de terre, j’ai construit un autel en briques. Plusieurs moitiés de chemins y menaient. Je venais la nuit, je faisais des promesses que je n’ai pas encore tout à fait tenues : être proche, chaleureux, responsable, tourné vers l’avenir, pas d’échec, m’exercer continuellement, investir totalement dans l’œuvre, quel qu’en soit le prix, m’entourer des meilleurs… 

Il y avait là un vieux professeur de calligraphie qui faisait un unique tour de pelouse quotidien. Mais quel tour ! Écarts, sauts, assouplissements ! Toute une gymnastique mystérieuse bruissait de son ancienne écriture dans l’espace qui nous faisait rire et me fascinait.

Un jour, j’ai vu que mon grand-père était un pensionnaire parmi d’autres. Lui jadis si rude, montagne de certitude et de chaos ukrainien, il pépiait. Il perdait sa langue maternelle et il pleurait. Il était devenu fragile et tendre. Il nous appelait dès qu’il nous voyait à la grille. Dans sa chambre il voulait qu’on l’embrasse. On n’osait pas, eu égard à la brute rieuse qu’il avait été. Je sais maintenant que ce n’était pas pour sortir du lot qu’il nous mandait ainsi. Ils font tous cela. Ils veulent qu’on les embrasse, qu’on les berce. Ils sont des enfants dont les parents se détournent.

Comme eux j’alignai des mots qui ne veulent rien dire, mais pour ma part en essayant d’atteindre une sorte de beauté impossible…

La  faux n’est pas aiguisée,
mais elle se souvient de la naissance
que l’Aigle a mise en terre, pour la durée d’un
présent
Et si le paradis émerge, une fois par feuille blanche,
elle atteint en son flanc profond, la marée vive des
bienheureux
qui vivent le ciel comme une aventure
saigne elle aussi une montre au bracelet
un  os à son reflet  etc.

La Florissante, qui cuisinait, retroussait ses grosses manches et riait : Je sais faire le Bourguignon et les frites, je sais nourrir les hommes !  Moi je ne savais que jouer de l’harmonica pour les distraire. Longtemps j’ai cru que la bienveillance qu’ils manifestaient à mon égard venait de l’harmonica, alors soit, ils ne l’entendaient pas, soit ils souffraient, sans se plaindre, des sons stridents qu’ils ne devaient pas trouver à leur mode. Sans doute me savaient-ils gré de sauter avec les chiens, faire danser les ours en peluche avec de vrais lapins… et mon frère, en un spectacle interminable auquel il leur était donné d’assister, frères, sœurs de la beauté perdue, muets et noirs assis côte à côte pour un dernier été.

J’avais l’intention de recueillir tous leurs mots de la fin, mais je me suis rendu compte qu’en cet établissement, ils avaient outrepassé le territoire des mots.

Adolescent, je logeais toujours là. Très tard, vers 11 heures, je dévorais une baguette entière en écoutant VAN DER GRAAF GENERATOR, MAGMA, MUSE ou GENESIS. La maison avait résonné une bonne partie de la nuit du crépitement de la vieille machine à écrire Brother Deluxe. Je descendais à la cave,  mes catacombes, et je branchais la basse qui faisait vibrer les pots de chambre entassés sur les étagères. J’étais un être impossible.

Une femme travaillait là. Elle dormait au fond de la cour. Tapi derrière l’if, je guettais son ombre nue. Un soir je suis entré chez elle. L’air était lourd de sueur et de cigarettes. La peau de ses seins était chaude. Par un soupir elle s’abandonnait, puis elle sombrait dans la tristesse : chaque nuit, c’était pareil. Assis à la petite table, j’écrivais de longs textes, puis je retournais dormir auprès d’elle. Ses yeux verts, le jour, quand je la croisais sans rien laisser paraître, étaient d’une particulière brillance qui me fascinait.
C’est dans les flancs de cette maison où travaillent les femmes que j’admire le plus au monde, où tant d’êtres ont vécu et sont morts heureux, que j’ai décidé, à 17 ans, d’être le poète amant du monde et du temps, de diffuser sans cesse, que des inconnus deviennent mes frères et sœurs, etc.

Je reste fidèle aux émotions aux serments d’écriture qui se sont noués alors. 

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Cent-trentenaires

 
Ils se déplacent dans l'air sans avoir à marcher

et ils ont toute cette joie

au terme d'une très longue vieillesse

lancer le disque

convaincre et frissonner d'impatience

 
Levant les bras au ciel

ils écoutent autre chose

et ils rencontrent chaque jour des personnages

sous le même ciel

dont la tige centrale n'a pas définitivement ployé

 ***


Maison de neige

C'était une maison peu ordinaire, conçue

pour laisser réagir la vie, une vaste structure

sous les marronniers, toujours blanche, même en automne,

silencieuse et grande


À genoux dans les cailloux je pensais :

je suis malheureux ici, mais pour me faire peur


Rêvant d'une mansarde environnée de vents

d'équinoxes

d'où j'aurais chassé

et dialogué avec les bêtes brunes

 

Mais comme on couve une musique d'amour céleste

la maison avait une couverture étanche

pour chaque pauvre âme en train de devenir obscurité

jusqu'à ce que tombe son jour parfait

elle la protégeait, et le vieux parent s'en allait de ce monde

 

se refaisait des ailes lumineuses, picorait sous forme

de colombe

l'herbe invisible


***

Bibliographie

  • Luma Roklaïladora, notes du terrain magique (Polder, 1984)
  • Concert en d'autres mondes (Polder, 1988)
  • Mille passages (Centre Froissart, prix Pierre Basuyau 1988)
  • Exil Céleste (Cahiers de Poésie Verte, 1990)
  • Combattant dans la flore (Le Pré de l'age, 1993)
  • Sous l'étoile des mouettes (Écho Optique, 1994)
  • Filets lancés à l'aube (Alma Galati, Roumanie, 1995)
  • L'éternité plus une voix (Hélices, 1996)
  • Cantique des couleurs (Editinter, 2000)
  • Clones de la muse (Le Pré Carré, 2000)
  • Orphée au Paradis (Poésie en Voyage, 2000)
  • Entrée de secours du paradis terrestre (Interventions à haute voix, 2001)
  • De l'hiver à l'aube (Prix Editinter 2003)
  • Nu et son fantôme (Hélices, 2006)
  • Messianiques (Joseph Ouaknine, 2009)
  • Ecorce visionnaire (Donner à voir, 2009)
  • Dans la cabane du philosophe (L'Harmattan, 2009)

         pour Gueule de mots novembre 2010
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