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GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010
Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet |
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GUEULE DE MOTS
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR...Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage... libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture. etc
Du poète nait
l’émotion, de son émotion propre surgit parfois votre propre émotion. Chez Emmanuel Berland il s’agit d’un monde
d’émotions ayant ses racines dans une jeunesse et une adolescence
particulières. Il vous est donné de lire, ici, son récit des premières années
de vie. Bouleversant d’émotions et de
vérité. C’est un authentique cadeau qui nous est fait.
EMMANUEL BERLAND : Hors d’âge
J’ai grandi dans
une maison de retraite. Mes copains, je le sentais, n’aimaient pas trop venir
jouer chez moi, malgré le grand jardin, la fuite sur les multiples murs le long
des propriétés voisines, malgré les fruits du verger, la cave remplie de
matelas où l’on pouvait sauter comme sur de la paille. L’énigme de ces
vieillards, leurs regards, leurs langages dérangés, les odeurs peut-être, la
présence obstinée de ces grands-parents en surnombre que je prenais par la
main, les remplissaient d’une tristesse inconnue et dangereuse. Tant de
métaphysique, sans doute, les gênait. Leurs parents les avaient sûrement mis en
garde contre une telle promiscuité qui
n’était pas de leur âge. De loin en loin, le petit-fils du médecin, le
mioche d’une employée venaient partager les miettes de mon paradis. C’étaient de vieux êtres qu’il y avait chez
moi. Il me prenait l’envie de me blottir dans leurs bras, qu’ils me consolent
de leurs vieilles mains rugueuses. Je gouvernais parmi eux, je devais avoir 4
ou 5 ans. Mes parents dirigeaient cette petite maison de retraite, propre,
fleurie, familiale. Mon pouvoir s’étendait au plus profond du beau jardin
énigmatique. Parfois dans l’escalier, avec mon frère, on
voyait passer des suaires, et il fallait se taire. Au fond du jardin, la morgue, une petite pièce
rectangulaire qui n’avait pas d’usage la plupart du temps, parfois était fermée
à clef. Alors il fallait s’en écarter. Je connaissais toutes les fiches des
pensionnaires par cœur. Une mince cloison partageait, dans le fichier, ceux qui
vivaient de ceux qui n’étaient plus. Pour ces derniers, je veillais
particulièrement à ce que la date de sortie fût notée. Une ligne de plus en
définitive. La mort fut étonnamment proche et fréquente.
Les recoins obscurs et incompréhensibles s’élançaient de partout. J’aime à
penser que toutes ces âmes ont fait liasse, qu’invisiblement elles matelassent
et protègent le site de notre maison. Chaque chambre était lourde d’âmes
trépassées. Je sais qu’elles sont en suspension autour des marronniers et ne
crains pas d’être ridicule en affirmant qu’elles m’ont abandonné quelques
lueurs que j’ai transcrites sans les comprendre. J’ai tracé mes premières routes de mots, du
plat de la main noircie, à leurs pieds, béquilles et pantoufles, cannes usées. Je faisais des signes invisibles à mon vieil
ami aveugle, tout de blanc barbu, aux gros yeux vitrés comme des calots. Je
bougeais mes doigts en silence devant lui, m’émerveillant de sa placidité. Un soir,
à ma stupeur, à ma honte, il me confondit en souriant sans méchanceté : il
avait détecté mes salamalecs et m’en demandait la raison. Je fuis et ne vins
plus le voir que rarement, à son grand désespoir. Quand il mourut, le tourment
que je ressentis me tourmente encore. Quand ils avaient
de la visite, ils prenaient leurs enfants pour père et mère. Et les enfants,
déjà grisonnants, pleuraient. Cela me donnait de la sagesse. Je n’ai plus eu le
sens de la hiérarchie des âges : vieillir était couru d’avance, après
l’été interminable de la vie, que je me proposais de passer à écrire des livres
infinis. Il y avait là un vieux professeur de
calligraphie qui faisait un unique tour de pelouse quotidien. Mais quel
tour ! Écarts, sauts, assouplissements ! Toute une gymnastique
mystérieuse bruissait de son ancienne écriture dans l’espace qui nous faisait
rire et me fascinait. Comme eux j’alignai des mots qui ne veulent
rien dire, mais pour ma part en essayant d’atteindre une sorte de beauté
impossible… La faux n’est pas aiguisée, La Florissante, qui cuisinait, retroussait ses grosses manches et riait : Je sais faire le Bourguignon et les frites, je sais nourrir les hommes !
Moi je ne savais que jouer de l’harmonica pour les distraire. Longtemps
j’ai cru que la bienveillance qu’ils manifestaient à mon
égard venait de l’harmonica, alors soit, ils ne l’entendaient
pas, soit ils souffraient, sans se plaindre, des sons stridents qu’ils
ne devaient pas trouver à leur mode. Sans doute me savaient-ils
gré de sauter avec les chiens, faire danser les ours en peluche
avec de vrais lapins… et mon frère, en un spectacle interminable
auquel il leur était donné d’assister, frères,
sœurs de la beauté perdue, muets et noirs assis côte
à côte pour un dernier été.
J’avais l’intention de recueillir tous leurs mots de la fin, mais je me suis rendu compte qu’en cet établissement, ils avaient outrepassé le territoire des mots. Adolescent, je logeais toujours là. Très tard, vers 11 heures, je dévorais une baguette entière en écoutant VAN DER GRAAF GENERATOR, MAGMA, MUSE ou GENESIS. La maison avait résonné une bonne partie de la nuit du crépitement de la vieille machine à écrire Brother Deluxe. Je descendais à la cave, mes catacombes, et je branchais la basse qui faisait vibrer les pots de chambre entassés sur les étagères. J’étais un être impossible. Une femme travaillait là. Elle dormait au fond de la cour. Tapi derrière l’if, je guettais son ombre nue. Un soir je suis entré chez elle. L’air était lourd de sueur et de cigarettes. La peau de ses seins était chaude. Par un soupir elle s’abandonnait, puis elle sombrait dans la tristesse : chaque nuit, c’était pareil. Assis à la petite table, j’écrivais de longs textes, puis je retournais dormir auprès d’elle. Ses yeux verts, le jour, quand je la croisais sans rien laisser paraître, étaient d’une particulière brillance qui me fascinait. C’est
dans les flancs de cette maison où travaillent les femmes que
j’admire le plus au monde, où tant d’êtres ont vécu
et sont morts heureux, que j’ai décidé, à 17 ans,
d’être le poète amant du monde et du temps, de diffuser
sans cesse, que des inconnus deviennent mes frères et sœurs,
etc.
Je reste fidèle aux émotions aux serments d’écriture qui se sont noués alors.
Cent-trentenaires
et ils ont toute cette joie au terme d'une très longue
vieillesse lancer le disque convaincre et frissonner
d'impatience
ils écoutent autre chose et ils rencontrent chaque jour
des personnages sous le même ciel dont la tige centrale n'a pas
définitivement ployé
C'était une
maison peu ordinaire, conçue pour laisser
réagir la vie, une vaste structure sous les
marronniers, toujours blanche, même en silencieuse et
grande
je suis
malheureux ici, mais pour me faire peur
d'équinoxes d'où j'aurais
chassé et dialogué avec
les bêtes brunes Mais comme on
couve une musique d'amour céleste la maison avait
une couverture étanche pour chaque
pauvre âme en train de devenir obscurité jusqu'à ce que
tombe son jour parfait elle la
protégeait, et le vieux parent s'en allait de ce se refaisait des
ailes lumineuses, picorait sous forme de colombe l'herbe
invisible *** Bibliographie
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