Karim
Salut Rémy,
Je viens de relire ton premier recueil, L'esquisse du geste, qui ne
ressemble pas à un premier recueil si j'en juge par la
qualité de l'ouvrage. Un peu plus d'une quarantaine de pages,
où chaque vers est pesé, chaque mot est à sa
place, chaque virgule, chaque passage à la ligne, chaque
interligne ont leur raison d'être. Le style est
épuré, dense, plein de respirations, rythmé,
sensible et intellectuel à la fois. Lyrique et sobre. On ne
triche pas! L'œuvre a été sculptée avec minutie et
engagement de tout ton être. Je vois un joaillier qui a entre ses
mains une pierre précieuse brute qu'il est allé chercher
au plus profond sous sa montagne, - car il savait depuis des
années qu'elle s'y trouvait -, et qu'il taille dans le labeur
jusqu'à la faire parler pour l'offrir à son lecteur. La
pierre brille à chaque page et c'est un événement
littéraire et humain que ce recueil que tu as
décidé de publier toi-même pour en prendre le plus
grand soin.
Dis-moi l'ami, es-tu sorti transformé de l'écriture de ce
recueil?
Rémy
Cher Karim,
Ce recueil est un premier recueil en ce sens que je l'ai longtemps
porté en moi pour dire ce qui est premier à mes yeux.
Longtemps, la solitude dans le silence m'a été
insupportable parce que j'envisageais le silence comme un vide, et
lorsque j'ai tracé les premiers mots de ce premier recueil, j'ai
alors pensé pour la première fois le silence comme un
plein que la parole ne peut réduire, mais qui est
déjà porteur d'une parole qui soit l'alliée du
silence, plus qu'une parole, un geste que je me suis appliqué
à tracer, c'est-à-dire une parole faite acte, et un geste
plein, un geste de plénitude, un geste juste, arraché
à tous les moments d'errances des gestes manqués qui sont
notre lot quotidien, et parce qu'il est entier, ce geste demeure un
appel au monde, à le découvrir, une invitation au voyage.
Ce premier recueil représente donc un geste fondateur dont je
suis, je crois, la perpétuelle transformation, la
perpétuelle reformulation et remise en jeu puisqu'il s'agit d'un
geste de réappropriation de soi, de reconquête du sens et
d'ouverture au monde. L'image qui m'est venue pour le formuler est
celle du sillon tracé dans le sable, et je n'ai depuis
cessé de prolonger ce sillon en traçant des sillons que
j'espère à la hauteur du premier, mais après tout,
qu'importe, je trace toujours le même geste, je laboure mon champ
qui est un champ des possibles dont les récoltes importent moins
que le geste créateur qui les justifie.
Ce que tu dis me ramène à ces vers de la première
page de ton recueil :
étends le silence jusqu’au geste,
le geste
jusqu’au voyage…
Et à la 32ème page :
Le silence
jusqu’au geste,
le geste
jusqu’au voyage,
le voyage
jusqu’au…
Ces trois petits points de la 32ème, où mènent-ils
?
Et la poésie est-elle pour toi un geste de reconquête du
sens ?
R.
Le silence, le geste, le voyage forment les trois temps de mon recueil,
en sachant qu’il y a des passages de l’un à l’autre : le silence
précède le geste qui invite au voyage. À la
trente-deuxième page, j’ai fait suivre un quatrième temps
qui appartient au lecteur, et à ce que la poésie est sur
le bord de dire. Une des clés de ces trois points de suspension
est livrée à la page qui précède, il s’agit
du visage de la rencontre qui est le terme du voyage, visage de la
femme désirée comme visage du lecteur quel qu’il soit, et
vers lequel les mots du recueil cheminent. La poésie est
à mes yeux ce geste d’ouverture au lecteur et de
reconquête du sens. Nous vivons une époque où les
gestes sont réduits à l’anecdotique alors qu’ils peuvent
toucher à l’essentiel. J’ai voulu dans ce recueil donner la
parole au geste qui puisse être un geste de savoir-faire
porté par l’amour du métier, un geste inédit
porté par l’amour de la création ou un geste de caresse
porté par l’amour entier… Pour reprendre le mot forgé par
Bernard Noël, je crois que nous sommes à l’époque de
la
« sensure », où les gestes, les mots sont
vidés de leur sens, et je crois aussi à la formidable
capacité de l’acte poétique de reconquérir du sens
dont nous sommes en quelque sorte spoliés.
K.
« Nous vivons une époque où les gestes sont
réduits à l’anecdotique » dis-tu. C’est bien ce que
je constate de mon côté. Parler créativité,
poésie, peinture, philosophie, etc. avec des gens de son
entourage peut relever parfois de l’exploit. A-t-on souvent une
conversation sérieuse avec son employeur, son collègue de
travail, sa famille, à propos de ce qui fait l’essentiel d’une
vie ? Peut-on être soi-même en toute circonstance et avec
quiconque ? Mais comment en sommes-nous arrivés là ?
Pourquoi cette « sensure » ? L’humanité a-t-elle
connu des époques où nous avions des gestes de pleine
liberté ? Les historiens sont-ils en mesure de nous
éclairer sur une période de l’histoire où
l’humanité s’est déployée avec grâce ?
Faudrait-il qu’un poète ou un artiste pose son regard sur
l’histoire des civilisations pour nous éclairer ? Les
poètes sont-ils assez sages pour cela ? Et puis, a-t-il
existé ou existe-t-il aujourd’hui des sociétés
dans lesquelles la dimension poétique de l’homme a eu ou a toute
sa place ? Il ne s’agit pas dans cette conversation de répondre
à toutes ces questions, tu rebondis sur ce que tu veux, mais je
pense effectivement que les poètes sont là pour nous
permettre de rester connecté au réel, celui qui nous fait
danser et qui nous rend heureux.
R.
Je crois pour ma part que malgré le dessaisissement du sujet
humain dont nous sommes parfois, trop souvent, les victimes, il y a une
capacité de résistance dans l’être humain. La
poésie est une part de cette résistance à l’œuvre,
parce qu’elle nous rend pleinement humain. Pas seulement la
poésie qu’on écrit dans les livres, qu’on étudie
à l’école, dont on peut s’entretenir lors de la
publication d’un premier recueil, mais la poésie qui peut
être dans le regard de celui ou de celle qui ne s’en laisse pas
conter face aux logiques de désenchantement du monde, et qui
renoue avec cette lueur, cet éclat souverain encore sensible
à la beauté menacée du monde. Dans l’interrogation
soulevée par l’œil lucide, il y a un tremblement où
l’autorité de l’ordre établi, au moins pour celui ou
celle qui porte un tel regard, vacille. La poésie, aux heures
les plus sombres, est la gardienne de ces regards : « Les yeux
seuls sont encore capables de pousser un cri. » écrit
René Char sous l’occupation. Il est le gardien de ce cri des
yeux face à l’horreur (Les Feuillets d’Hypnos, 104).
K.
Aujourd’hui, écrire des poèmes c’est résister
à l’uniformisation de la pensée, aux modes, aux
mass-médias, au pop-corn à tout-va, à la recherche
du gain à tout prix, à la réduction du réel
à : j’ai réussi ma vie car j’habite un pavillon, j’ai un
costume trois pièces, un chien, trois perroquets, trois enfants,
une femme sur hauts talons aiguilles, un barbecue dernier cri, une
tondeuse à gazon, un immense écran plasma… C’est
résister à toutes les horreurs dont sont capables les
hommes, notamment en temps de guerre. C’est résister à
tellement
de choses. Dans le monde dans lequel on vit, écrire des
poèmes est un véritable acte de résistance. Mais
à
bien y réfléchir il ne s’agit pas que de cela, c’est
avant tout vivre, tout simplement, sans chercher à
résister, c’est être, seulement être. Mes premiers
poèmes, je les ai écrits sans chercher à
résister, j’étais juste un oiseau qui cherchait à
voler plus haut. Bien entendu, il n’y a pas que les poèmes qui
témoignent de l’enchantement du monde ; un sourire, un rire, un
regard, une parole échangée avec une personne, un moment
silencieux en bonne compagnie, de la tendresse partagée, tout
cela est fort merveilleux et nous fait voler.
R.
Si l’acte de création est acte de résistance, l’existence
aussi est résistance : résister, c’est exister pour
reprendre la formule. Tout poème d’éveil, de
rêverie comme celle de l’envol de l’oiseau est comme une
puissance de l’être qui cherche à se déployer, sans
forcer les choses, mais qui par son mouvement même est
résistance aux causes qui nous confinent. On l’observe dans
l’enseignement où l’enfant pour déployer ses ailes est en
lutte, résiste à ce régime d’uniformisation qui
voudrait le tuer dans l’œuf. L’acte de transmission aussi est acte de
résistance. Il n’y a pas de petit acte. Il n’y a pas de petit
geste. Et c’est le sens de mon premier recueil que d’esquisser ce geste
qui soit lui aussi, à son échelle, un geste de
résistance…
K.
Petit texte qui me vient sur l’instant, avant de te répondre :
Les
poètes en dialogue
se
répondent
par
des flèches de lumières
en
plein cœurs
Je reprends le fil de la conversation. Voici : a-t-on
déjà demandé à une fleur qui
s’épanouit au soleil, de résister ? Même si la vie
a la réputation d’être dure, tout n’est pas lutte !
La vague qui vient du large, qui gonfle à l’approche du rivage,
et qui déferle, à quoi résiste-t-elle ?
Le surfer qui se laisse porter par la force prodigieuse de la vague et
qui se lève sur sa planche pour glisser comme dans un
rêve, à quoi résiste-t-il à ce moment
là? A rien ! Peut-être veut-il être en harmonie avec
l’univers…
Et ces amants qui font l’amour avec ardeur, à quoi
résistent-ils ?
Et ce poète, qui effleure le papier avec son âme, qui
écrit des poèmes qui sont autant d’actes d’amour, ne me
fait pas d’abord penser à quelqu’un en pleine résistance.
En ce qui me concerne, vivre, aimer, créer, n’évoquent
pas immédiatement l’idée d’une résistance. Si
résister, c’est exister, la formule inverse n’est pas
forcément vraie.
R.
La difficulté réside dans le sens que l’on donne au mot
« résistance ». On ne la conçoit le plus
souvent que dans l’adversité, l’opposition, la lutte, ce qui est
en grande partie vraie si l’on envisage la Résistance dans
l’Histoire face aux fascismes, ou si l’on observe le combat face aux
dérives de nos sociétés actuelles, au regard
desquelles, pour reprendre les valeurs que tu as clamées, vivre
est menacé (qu’en est-il de la vie quand on est dans la survie
?), aimer est menacé (qu’en est-il de l’amour à l’heure
du chacun pour soi ?), créer est menacé (qu’en est-il de
la création à l’heure du tout-marchandise ?)… Non
seulement ces valeurs sont en danger, et la poésie est en
péril, mais ces valeurs sont, à mes yeux, en
résistance parce qu’elles décriront toujours le combat de
la lumière et de l’ombre. Je crois, en outre, que l’on peut
envisager la résistance non comme une réaction dans
l’opposition, mais comme un mouvement premier, une action dans
l’affirmation. Je plaide pour une poésie qui étend
son mouvement premier, de résistance dans ce sens personnel,
à la prise en charge de la prose du monde qu’elle conjure. Mais
les moments de douceurs de l’existence qui nous sont octroyés,
j’y consens, vivons-les simplement.
Qui de la poésie ou de la prose l’emportera ? Faut-il envisager
la poésie avec la seule et entière beauté de ces
élans ou la penser dans le conflit avec ce qui la nie ? À
chacun de choisir… De mon côté, j’ai choisi
d’étendre L’esquisse du geste jusqu’à affronter
avec les armes de la poésie ce qui la menace : la nuit de notre
époque en quête de clarté dans un opus à
paraître, La nuit souveraine.
***
Un
extrait du recueil : L'esquisse du geste
Que les mots
ne soient pas
les pièces de monnaie
que l’on amasse
pour s’approprier le monde
mais des jets de sève brulante,
ce que la terre a dans le ventre,
des braises,
de la lave chaude,
du feu à l’état brut.
Laisse les paroles
apprises
dans la froideur
glaciale du calcul,
laisse les rengaines
du dépérissement orchestré,
laisse tout ce qui enlise
dans la mécanique
d’où ne surgira jamais
l’étincelle
qui mène au combat.
Renoue avec le laconisme
qui en dit long,
renoue avec le frémissement
qui saura briser les formules
qui enchaînent,
renoue avec le fredonnement du dedans,
avec les ritournelles intérieures
à déployer jusqu’au chant.
***
Rémy Soual est né le 30
septembre 1982 à Narbonne. Études littéraires
à l'université Paul Valéry à Montpellier.
Écrivain vivant dans la Haute Vallée de l'Aude.
L'esquisse du geste déploie du silence un geste qui devient
invitation au voyage tandis que les Linéaments de la main
plongent dans la terre, se fondent avec les lignes de la nature. Du
silence émerge une parole que prolonge le geste explorant la
beauté du monde, étreinte appelant à la
présence de la femme, dont le visage est la clé du voyage
entrepris. La main qui a tracé le geste plonge alors dans la
terre qui épouse sa propre fibre, racine dont les
linéaments sont prolongés en lignes de vie, esquisses de
forces s'inclinant vers l'autre... Dans un deuxième opus, La
nuit souveraine, il étend le geste jusqu’à affronter
l’obscurité de l’époque qui nous plonge dans une nuit
qui, de souveraine, devient tyrannique. Le poète s’interroge
alors : quelle clarté viendra dénouer la nuit ?
Pour vous procurer le recueil :
Rémy Soual
4 Impasse du Col du Portel
11500 QUILLAN
courriel
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: Rémy Soual
Article dans l'Independant.fr :
L'esquisse du geste