GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois...  juin 2014

  Libre parole à…     Karim  Cornali                    et                    Rémy Soual

    
                

 Dialogue autour de « L’esquisse du geste »
de Rémy Soual
 




Karim
Salut Rémy,
Je viens de relire ton premier recueil, L'esquisse du geste, qui ne ressemble pas à un premier recueil si j'en juge par la qualité de l'ouvrage. Un peu plus d'une quarantaine de pages, où chaque vers est pesé, chaque mot est à sa place, chaque virgule, chaque passage à la ligne, chaque interligne ont leur raison d'être. Le style est épuré, dense, plein de respirations, rythmé, sensible et intellectuel à la fois. Lyrique et sobre. On ne triche pas! L'œuvre a été sculptée avec minutie et engagement de tout ton être. Je vois un joaillier qui a entre ses mains une pierre précieuse brute qu'il est allé chercher au plus profond sous sa montagne, - car il savait depuis des années qu'elle s'y trouvait -, et qu'il taille dans le labeur jusqu'à la faire parler pour l'offrir à son lecteur. La pierre brille à chaque page et c'est un événement littéraire et humain que ce recueil que tu as décidé de publier toi-même pour en prendre le plus grand soin.
Dis-moi l'ami, es-tu sorti transformé de l'écriture de ce recueil?


Rémy
Cher Karim,
Ce recueil est un premier recueil en ce sens que je l'ai longtemps porté en moi pour dire ce qui est premier à mes yeux. Longtemps, la solitude dans le silence m'a été insupportable parce que j'envisageais le silence comme un vide, et lorsque j'ai tracé les premiers mots de ce premier recueil, j'ai alors pensé pour la première fois le silence comme un plein que la parole ne peut réduire, mais qui est déjà porteur d'une parole qui soit l'alliée du silence, plus qu'une parole, un geste que je me suis appliqué à tracer, c'est-à-dire une parole faite acte, et un geste plein, un geste de plénitude, un geste juste, arraché à tous les moments d'errances des gestes manqués qui sont notre lot quotidien, et parce qu'il est entier, ce geste demeure un appel au monde, à le découvrir, une invitation au voyage. Ce premier recueil représente donc un geste fondateur dont je suis, je crois, la perpétuelle transformation, la perpétuelle reformulation et remise en jeu puisqu'il s'agit d'un geste de réappropriation de soi, de reconquête du sens et d'ouverture au monde. L'image qui m'est venue pour le formuler est celle du sillon tracé dans le sable, et je n'ai depuis cessé de prolonger ce sillon en traçant des sillons que j'espère à la hauteur du premier, mais après tout, qu'importe, je trace toujours le même geste, je laboure mon champ qui est un champ des possibles dont les récoltes importent moins que le geste créateur qui les justifie.



Ce que tu dis me ramène à ces vers de la première page de ton recueil :

           étends le silence jusqu’au geste,
           le geste jusqu’au voyage…

Et à la 32ème page :

           Le silence jusqu’au geste,
           le geste jusqu’au voyage,
           le voyage jusqu’au…

Ces trois petits points de la 32ème, où mènent-ils ?
Et la poésie est-elle pour toi un geste de reconquête du sens ?


R.
Le silence, le geste, le voyage forment les trois temps de mon recueil, en sachant qu’il y a des passages de l’un à l’autre : le silence précède le geste qui invite au voyage. À la trente-deuxième page, j’ai fait suivre un quatrième temps qui appartient au lecteur, et à ce que la poésie est sur le bord de dire. Une des clés de ces trois points de suspension est livrée à la page qui précède, il s’agit du visage de la rencontre qui est le terme du voyage, visage de la femme désirée comme visage du lecteur quel qu’il soit, et vers lequel les mots du recueil cheminent. La poésie est à mes yeux ce geste d’ouverture au lecteur et de reconquête du sens. Nous vivons une époque où les gestes sont réduits à l’anecdotique alors qu’ils peuvent toucher à l’essentiel. J’ai voulu dans ce recueil donner la parole au geste qui puisse être un geste de savoir-faire porté par l’amour du métier, un geste inédit porté par l’amour de la création ou un geste de caresse porté par l’amour entier… Pour reprendre le mot forgé par Bernard Noël, je crois que nous sommes à l’époque de la
« sensure », où les gestes, les mots sont vidés de leur sens, et je crois aussi à la formidable capacité de l’acte poétique de reconquérir du sens dont nous sommes en quelque sorte spoliés.


K.
« Nous vivons une époque où les gestes sont réduits à l’anecdotique » dis-tu. C’est bien ce que je constate de mon côté. Parler créativité, poésie, peinture, philosophie, etc. avec des gens de son entourage peut relever parfois de l’exploit. A-t-on souvent une conversation sérieuse avec son employeur, son collègue de travail, sa famille, à propos de ce qui fait l’essentiel d’une vie ? Peut-on être soi-même en toute circonstance et avec quiconque ? Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi cette « sensure » ? L’humanité a-t-elle connu des époques où nous avions des gestes de pleine liberté ? Les historiens sont-ils en mesure de nous éclairer sur une période de  l’histoire où l’humanité s’est déployée avec grâce ? Faudrait-il qu’un poète ou un artiste pose son regard sur l’histoire des civilisations pour nous éclairer ? Les poètes sont-ils assez sages pour cela ? Et puis, a-t-il existé ou existe-t-il aujourd’hui des sociétés dans lesquelles la dimension poétique de l’homme a eu ou a toute sa place ? Il ne s’agit pas dans cette conversation de répondre à toutes ces questions, tu rebondis sur ce que tu veux, mais je pense effectivement que les poètes sont là pour nous permettre de rester connecté au réel, celui qui nous fait danser et qui nous rend heureux.


R.
Je crois pour ma part que malgré le dessaisissement du sujet humain dont nous sommes parfois, trop souvent, les victimes, il y a une capacité de résistance dans l’être humain. La poésie est une part de cette résistance à l’œuvre, parce qu’elle nous rend pleinement humain. Pas seulement la poésie qu’on écrit dans les livres, qu’on étudie à l’école, dont on peut s’entretenir lors de la publication d’un premier recueil, mais la poésie qui peut être dans le regard de celui ou de celle qui ne s’en laisse pas conter face aux logiques de désenchantement du monde, et qui renoue avec cette lueur, cet éclat souverain encore sensible à la beauté menacée du monde. Dans l’interrogation soulevée par l’œil lucide, il y a un tremblement où l’autorité de l’ordre établi, au moins pour celui ou celle qui porte un tel regard, vacille. La poésie, aux heures les plus sombres, est la gardienne de ces regards : « Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri. » écrit René Char sous l’occupation. Il est le gardien de ce cri des yeux face à l’horreur (Les Feuillets d’Hypnos, 104).

K.
Aujourd’hui, écrire des poèmes c’est résister à l’uniformisation de la pensée, aux modes, aux mass-médias, au pop-corn à tout-va, à la recherche du gain à tout prix, à la réduction du réel à : j’ai réussi ma vie car j’habite un pavillon, j’ai un costume trois pièces, un chien, trois perroquets, trois enfants, une femme sur hauts talons aiguilles, un barbecue dernier cri, une tondeuse à gazon, un immense écran plasma… C’est résister à toutes les horreurs dont sont capables les hommes, notamment en temps de guerre. C’est résister à tellement de choses. Dans le monde dans lequel on vit, écrire des poèmes est un véritable acte de résistance. Mais à bien y réfléchir il ne s’agit pas que de cela, c’est avant tout vivre, tout simplement, sans chercher à résister, c’est être, seulement être. Mes premiers poèmes, je les ai écrits sans chercher à résister, j’étais juste un oiseau qui cherchait à voler plus haut. Bien entendu, il n’y a pas que les poèmes qui témoignent de l’enchantement du monde ; un sourire, un rire, un regard, une parole échangée avec une personne, un moment silencieux en bonne compagnie, de la tendresse partagée, tout cela est fort merveilleux et nous fait voler.



R.
Si l’acte de création est acte de résistance, l’existence aussi est résistance : résister, c’est exister pour reprendre la formule. Tout poème d’éveil, de rêverie comme celle de l’envol de l’oiseau est comme une puissance de l’être qui cherche à se déployer, sans forcer les choses, mais qui par son mouvement même est résistance aux causes qui nous confinent. On l’observe dans l’enseignement où l’enfant pour déployer ses ailes est en lutte, résiste à ce régime d’uniformisation qui voudrait le tuer dans l’œuf. L’acte de transmission aussi est acte de résistance. Il n’y a pas de petit acte. Il n’y a pas de petit geste. Et c’est le sens de mon premier recueil que d’esquisser ce geste qui soit lui aussi, à son échelle, un geste de résistance…



K.
Petit texte qui me vient sur l’instant, avant de te répondre :

            Les poètes en dialogue
            se répondent
            par des flèches de lumières
            en plein cœurs

Je reprends le fil de la conversation. Voici : a-t-on déjà demandé à une fleur qui s’épanouit au soleil, de résister ? Même si la vie a la réputation d’être dure, tout n’est pas lutte !
La vague qui vient du large, qui gonfle à l’approche du rivage, et qui déferle, à quoi résiste-t-elle ?
Le surfer qui se laisse porter par la force prodigieuse de la vague et qui se lève sur sa planche pour glisser comme dans un rêve, à quoi résiste-t-il à ce moment là? A rien ! Peut-être veut-il être en harmonie avec l’univers…
Et ces amants qui font l’amour avec ardeur, à quoi résistent-ils ?
Et ce poète, qui effleure le papier avec son âme, qui écrit des poèmes qui sont autant d’actes d’amour, ne me fait pas d’abord penser à quelqu’un en pleine résistance.
En ce qui me concerne, vivre, aimer, créer, n’évoquent pas immédiatement l’idée d’une résistance. Si résister, c’est exister, la formule inverse n’est pas forcément vraie.

R.
La difficulté réside dans le sens que l’on donne au mot « résistance ». On ne la conçoit le plus souvent que dans l’adversité, l’opposition, la lutte, ce qui est en grande partie vraie si l’on envisage la Résistance dans l’Histoire face aux fascismes, ou si l’on observe le combat face aux dérives de nos sociétés actuelles, au regard desquelles, pour reprendre les valeurs que tu as clamées, vivre est menacé (qu’en est-il de la vie quand on est dans la survie ?), aimer est menacé (qu’en est-il de l’amour à l’heure du chacun pour soi ?), créer est menacé (qu’en est-il de la création à l’heure du tout-marchandise ?)… Non seulement ces valeurs sont en danger, et la poésie est en péril, mais ces valeurs sont, à mes yeux, en résistance parce qu’elles décriront toujours le combat de la lumière et de l’ombre. Je crois, en outre, que l’on peut envisager la résistance non comme une réaction dans l’opposition, mais comme un mouvement premier, une action dans l’affirmation.  Je plaide pour une poésie qui étend son mouvement premier, de résistance dans ce sens personnel, à la prise en charge de la prose du monde qu’elle conjure. Mais les moments de douceurs de l’existence qui nous sont octroyés, j’y consens, vivons-les simplement.

Qui de la poésie ou de la prose l’emportera ? Faut-il envisager la poésie avec la seule et entière beauté de ces élans ou la penser dans le conflit avec ce qui la nie ? À chacun de choisir… De mon côté, j’ai choisi d’étendre L’esquisse du geste jusqu’à affronter avec les armes de la poésie ce qui la menace : la nuit de notre époque en quête de clarté dans un opus à paraître, La nuit souveraine.


***

Un extrait du recueil : L'esquisse du geste

Que les mots
ne soient pas
les pièces de monnaie
que l’on amasse
pour s’approprier le monde
mais des jets de sève brulante,
ce que la terre a dans le ventre,
des braises,
de la lave chaude,
du feu à l’état brut.

Laisse les paroles
apprises
dans la froideur
glaciale du calcul,
laisse les rengaines
du dépérissement orchestré,
laisse tout ce qui enlise
dans la mécanique
d’où ne surgira jamais
l’étincelle
qui mène au combat.

Renoue avec le laconisme
qui en dit long,
renoue avec le frémissement
qui saura briser les formules
qui enchaînent,
renoue avec le fredonnement du dedans,
avec les ritournelles intérieures
à déployer jusqu’au chant.


***
Rémy Soual est né le 30 septembre 1982 à Narbonne. Études littéraires à l'université Paul Valéry à Montpellier. Écrivain vivant dans la Haute Vallée de l'Aude. L'esquisse du geste déploie du silence un geste qui devient invitation au voyage tandis que les Linéaments de la main plongent dans la terre, se fondent avec les lignes de la nature. Du silence émerge une parole que prolonge le geste explorant la beauté du monde, étreinte appelant à la présence de la femme, dont le visage est la clé du voyage entrepris. La main qui a tracé le geste plonge alors dans la terre qui épouse sa propre fibre, racine dont les linéaments sont prolongés en lignes de vie, esquisses de forces s'inclinant vers l'autre... Dans un deuxième opus, La nuit souveraine, il étend le geste jusqu’à affronter l’obscurité de l’époque qui nous plonge dans une nuit qui, de souveraine, devient tyrannique. Le poète s’interroge alors : quelle clarté viendra dénouer la nuit ?
Pour vous procurer le recueil :

Rémy Soual
4 Impasse du Col du Portel
11500 QUILLAN
courriel


Facebook : Rémy Soual

Article dans l'Independant.fr : L'esquisse du geste


_______
K
arim Cornali
,
connu pour sa Revue de Voyage Kahel

         pour Gueule de mots juin 2014
recherche Karim Cornali 


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