GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011

   Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture...etc.

Ce mois mai 2016

  Libre parole à… Mireille Diaz-Florian

         JEUDI SAINT

Ce fut comme une trace, sorte de pan de rêve encore suspendu au matin, juste à l’interstice du jour naissant. Le lieu ne pouvait en rien s’y accorder, fait de mouvements pressés de piétons, avec quelques cris d’enfants au sortir d’une école, et plus loin de moi, à l’écart, l’onde souple de la circulation automobile.

Ce fut ensuite sous la verrière d’une gare, un silence que rompaient les annonces de départs et d’arrivées. Sous les panneaux, les voyageurs se tenaient silencieux, le visage levé, tendu. J’ai dès l’abord vu cette attente ailleurs, dans un temps qui n’était pas celui-là. Par instants, un groupe se détachait pour se diriger vers un quai, dont le numéro venait de s’inscrire en cristaux liquides.

J’ai senti cela comme une évidence qu’il fallait y penser. Je l’ai laissé fuir ensuite, lambeau de rêve incohérent, abandonné dans un battement de paupière, au réveil. Il restait cependant un arrière-plan à chaque chose vue, la certitude que derrière l’apparence ordinaire des choses, s’étaient glissées d’autres significations, qui littéralement venaient heurter les contours de cet espace-là.

J’ai à nouveau tenté d’oublier. Dans le kiosque à journaux, deux flux de voyageurs se contrariaient pour entrer ou sortir. Leurs gestes m’ont paru déplacés. Quelque chose d’essentiel ailleurs se déroulait, qui rendait leur présence à cet endroit, incongrue et nécessaire. Ils étaient partie prenante d’une scène qui se jouait en dehors d’eux et pour eux.
       
Le train s’est ébranlé. J’ai pensé que c’en était fini de ce pressentiment. J’ai délibérément plongé dans le sommeil que les cahots ont rendu inconfortable. J’en attendais autre chose que la constatation, en me réveillant, que rien n’avait changé depuis la trace première. Dans le défilement du paysage, il n’y avait rien qui fût susceptible d’évoquer cela. Le ciel bleuté que zébraient les ombres noires des arbres, l’accélération soudaine de la masse d’un pont, l’éloignement des villes à peine entrevues, ont, tout au contraire, inscrit dans le présent, l’exacte vibration de l ‘événement.

J’ai remonté la ruelle obscure. J’ai senti la même densité humaine, juste un peu moins fluide que précédemment, mais dans ce même état d’inconscience que donne le poids des choses ordinaires. J’ai grimpé un escalier de pierre qui débouchait sur une terrasse. Le ciel déjà pesait sur la ville. En contrebas les oliviers frémissaient à peine, de ce souffle qu’apporte le crépuscule, là-bas. Quelques cris d’enfants ont rappelé la force du présent. C’était de bon augure, comme on le dirait du vol d’un oiseau au large d’une terre inaccessible.

Dans une pièce un peu étroite, un groupe d’hommes étaient assis en cercle. Il y avait eu d’abord le bruit confus des conversations. Il s’était apaisé progressivement. Chacun, je le savais, pouvait deviner dans le regard des autres, l’importance de ce silence à venir. Des femmes se tenaient à l’écart. Elles avaient déposé sur la table, du vin et des pains encore tièdes. L’une d’elles regardait fixement l’Homme au centre. Elle attendait le signe. N’avait-elle, pas quelques années auparavant, accepté d’être là, initiatrice d’une histoire dont elle ne concevait pas nettement le dénouement, mais qu’elle savait, de tout temps, hors d’elle et en elle.

Il venait de se lever. Il a commencé à parler d’une voix un peu forte comme à l’accoutumée. Mais ce n’était pas nécessaire alors. Le silence de la ville s’était amplifié jusqu’aux remparts que l’ocre du couchant teintait encore par endroits. Tous se taisaient. Il a rompu le pain pour le partager avec tous. Il a servi le vin, lentement. Ils écoutaient sans comprendre les paroles qu’Il prononçait calmement.
Les femmes, instinctivement, ont regardé vers la fenêtre.
La nuit venait de plonger dans l’ombre, la Ville.


         pour Gueule de mots mai 2016
Mireille Diaz-Florian
          

 

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