GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011

   Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture...etc.

Ce mois octobre 2016

  Libre parole à… Diana Manole

         "Dépuceler. Le français"


Je dépucelle maladroitement la langue française
mot à mot
avec mon accent rudimentaire,
mon incapacité chronique de me rappeler la position
bonne de l’adjectif ou de l’adverbe
et la mystérieuse distinction entre
« un » et « le ».

Rancunier, mon français me trahit
quand je demande des cigarettes chez le dépanneur
et que le jeune commis à la peau couleur de chocolat chaud
et au visage d’un ange qui se serait trompé de race à la naissance
me fait un clin d’œil parce que
je prononce « Bonjour! » d’une drôle de façon et
porte un sac à dos –
me rappelant que les cours de français, langue seconde sont plus
efficaces
que l’apitoiement
et que les différences culturelles ne sont plus mon problème numéro un.

Mon ordinateur me réprimande : « Vérifiez l’orthographe en écrivant! »
Même quand j’essaie simplement d’envoyer un texto à ma propriétaire,
qui me demande – non, qui me commande – de quitter :

« Dès mercredi, me dit-elle lundi, je ne veux plus vous voir! »
J’ai sali sa maison de parfums paysans
(comment deviner que l’odeur du chou farci au porc peut être
intolérable?)
et du bavardage tapageur de mon enthousiasme anormal
(pour presque tout, tout le temps, merde!).
Entre la propriétaire et moi –
plusieurs générations de bons citoyens canadiens proclament fièrement
son droit de m’évincer (sans préavis)
malgré le temps froid et les droits des locataires.

Mais me voilà partie,
mes quelques casseroles et mon étagère IKEA sur le dos
comme une tortue surchargée qui se traîne les pieds d’une auberge de
jeunesse à l’autre,
sans une langue qu’elle pourrait appeler son chez soi.
(Je voudrais être « des leurs », mais « pour l’heure »,
« leur » avoir fait obstacle.)

Toujours en train de taper jusqu’à ce que cette harangue adressée
à la propriétaire se transforme
en poème
(le plus grand blasphème de tous)
que j’écris avec une voix empruntée à des livres
mis à la retraite par la bibliothèque municipale
et achetés sur Amazon pour presque rien
plus frais de livraison –
les auteurs déchirés entre l’exil des rayons d’une bibliothèque
et la chance d’une renaissance.

Le langage devient pénible et mon abruti d’écran d’ordinateur
fait irréfutablement preuve de l’embrassade accidentelle
entre une résidente permanente suspecte immigrée d’Europe orientale
et un stratagème séculaire d’esclavage – le français
fier conquérant du globe une fois encore,
miracle postcolonial d’une incessante chirurgie
de remplacement de l’innocence.

Dieu merci pour les livres d’histoires impérialistes
et la médecine moderne scientifique
qui font s’évaporer la culpabilité blanche
et renouvellent la virginité avec du plastique.



** ( Version originale anglaise Deflowering. English
Tiré du recueil B & W, publié aux éditions Tracus Arte, Bucarest, 2015, pages 79-82 de l’édition bilingue (roumain/anglais). Traduit du roumain vers l’anglais par Adam J. Sorkin et Diana Manole

©
Traduction française par Robert Paquin, Ph. D.

Diana Mnole:
Écrivaine d’origine roumaine, elle a publié neuf recueils de poésie et de théâtre et est lauréate de 14 prix littéraires. Depuis son immigration au Canada, sa poésie (traduite du roumain en collaboration avec Adam J. Sorkin ou rédigée en anglais) a été publiée par des revues littéraires au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud. Ses poèmes ont également été traduits et publiés en français, en allemand, en polonais, en espagnol et en albanais, alors que ses traductions de poèmes canadiens sont parues dans d’importantes revues roumaines.


tiré du poète officiel du Parlement canadien.
http://www.bdp.parl.gc.ca/About/Parliament/Poet/poem-of-the-month-f.html

         pour Gueule de mots octobre 2016
 
Diana Manole
recherche Gertrude Millaire

 

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