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GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011
Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus |
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GUEULE DE MOTS
Cette
rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser
LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR...Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage... libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture...etc.
"Dépuceler. Le français" Je dépucelle maladroitement la langue française mot à mot avec mon accent rudimentaire, mon incapacité chronique de me rappeler la position bonne de l’adjectif ou de l’adverbe et la mystérieuse distinction entre « un » et « le ». Rancunier, mon français me trahit quand je demande des cigarettes chez le dépanneur et que le jeune commis à la peau couleur de chocolat chaud et au visage d’un ange qui se serait trompé de race à la naissance me fait un clin d’œil parce que je prononce « Bonjour! » d’une drôle de façon et porte un sac à dos – me rappelant que les cours de français, langue seconde sont plus efficaces que l’apitoiement et que les différences culturelles ne sont plus mon problème numéro un. Mon ordinateur me réprimande : « Vérifiez l’orthographe en écrivant! » Même quand j’essaie simplement d’envoyer un texto à ma propriétaire, qui me demande – non, qui me commande – de quitter : « Dès mercredi, me dit-elle lundi, je ne veux plus vous voir! » J’ai sali sa maison de parfums paysans (comment deviner que l’odeur du chou farci au porc peut être intolérable?) et du bavardage tapageur de mon enthousiasme anormal (pour presque tout, tout le temps, merde!). Entre la propriétaire et moi – plusieurs générations de bons citoyens canadiens proclament fièrement son droit de m’évincer (sans préavis) malgré le temps froid et les droits des locataires. Mais me voilà partie, mes quelques casseroles et mon étagère IKEA sur le dos comme une tortue surchargée qui se traîne les pieds d’une auberge de jeunesse à l’autre, sans une langue qu’elle pourrait appeler son chez soi. (Je voudrais être « des leurs », mais « pour l’heure », « leur » avoir fait obstacle.) Toujours en train de taper jusqu’à ce que cette harangue adressée à la propriétaire se transforme en poème (le plus grand blasphème de tous) que j’écris avec une voix empruntée à des livres mis à la retraite par la bibliothèque municipale et achetés sur Amazon pour presque rien plus frais de livraison – les auteurs déchirés entre l’exil des rayons d’une bibliothèque et la chance d’une renaissance. Le langage devient pénible et mon abruti d’écran d’ordinateur fait irréfutablement preuve de l’embrassade accidentelle entre une résidente permanente suspecte immigrée d’Europe orientale et un stratagème séculaire d’esclavage – le français fier conquérant du globe une fois encore, miracle postcolonial d’une incessante chirurgie de remplacement de l’innocence. Dieu merci pour les livres d’histoires impérialistes et la médecine moderne scientifique qui font s’évaporer la culpabilité blanche et renouvellent la virginité avec du plastique. ** ( Version
originale anglaise Deflowering. English |
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