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GUEULE DE MOTS
Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un
visage...
Cette
rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser
LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR...
libre
de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts
littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons
d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa
vie parallèle
à l'écriture...etc.
Ce mois novembre 2015
Libre parole à…
Dana Shishmanian
La Poésie narrative...
Il est de réputation notoire que la
poésie ne « raconte » pas, ce n’est pas un
récit, c’en est même tout le contraire. Inutile de nous
lancer ici dans le « ce qu’est » la poésie,
si elle n’est pas un récit… ce serait utopique, ou
prétentieux, ou tout simplement trop banal, tant tout ce qui
peut s’envisager à ce sujet a déjà
été dit : depuis longtemps, et sur tous les registres, de
la polémique à l’exaltation quasiment mystique !… Bien
loin de ça, mon propos est de prendre à rebours tous ces
beaux discours et de mettre les pieds dans le plat, en déclarant
au contraire que la poésie raconte, et que si elle ne raconte
pas, elle ne présente aucun intérêt ! En tout cas,
pas pour moi…
Au-delà
de la contrariété, ou bien pour la déjouer, vous
pensez peut-être savoir où je veux en venir, et me guettez
au tournant en vous disant que je retomberais vite dans la liste
à la Prévert de ce qu’est la poésie : oui, elle
raconte, soit, mais alors, des événements
intérieurs… des états d’âme… des aventures de
l’esprit. Or de là, il n’y a plus qu’un pas jusqu’à
invoquer une longue kyrielle d’exemples !…
Pourtant, bien que cela
puisse être vrai (mais le contraire aussi…), un tel
énoncé fausserait mon propos, car mettrait trop l’accent
sur le « quoi » : alors même qu’il s’agit
d’événements intérieurs (et non
extérieurs), ou d’aventures de l’esprit, ce n’est pas l’objet
qui compte, c’est l’action même. Une action qui est toute
contenue dans le sujet, autant qu’elle le circonscrit à son
tour. La poésie vit justement par le fait qu’elle fait vivre le
surgissement du verbe, son mouvement premier :
si elle « raconte
», c’est qu’elle porte son « histoire » en haleine,
même pas le temps de l’exposer… juste le geste de t’agripper par
le col pour te faire comprendre que quelque chose d’extraordinaire est
survenu… que cela vient juste de t’arriver à toi-même
autant qu’à l’auteur, car lui, c’est toi – et c’est sur ce
transfert instantané de subjectivité que se base le
processus subtil d’osmose qu’on appelle lecture.
Le poète qui
t’interpelle ainsi, c’est comme le messager de Maratho: il arrive
haletant et crève sous tes yeux, n’a presque pas le temps de te
parler, il en esquisse juste le geste, balbutie quelque chose à
peine intelligible, et pourtant il t’a tout raconté par son
état même, en deux mots et en mille autres choses autant
concrètes qu’ineffables qui se dégagent de lui et te font
comprendre toute une histoire… que chacun pourrait raconter autrement,
s’il se donnerait la peine, mais personne, plus jamais, ne le ferait
comme lui, le marathonien !... Ce que chaque écouteur comprend,
c’est d’ailleurs son propre secret… charge à lui, s’il peut en
faire de même, d’annoncer sa propre victoire à d’autres,
en rendant son âme avec son dernier souffle, le moment venu.
C’est ainsi que j’accueille la
poésie… comme le message hélé et haché d’un
coureur en fin de course, et si elle ne se raconte pas ainsi à
moi, elle n’est plus pour moi qu’un échange de vues, de
mondanités, d’impressions, d’arabesques du langage… elle ne me
dit, ne me raconte rien du tout !...
Alors, les poètes que j’aime me comblent de leurs histoires non
dites, que je devine et réécris dans mon esprit, comme
autant de Marathons personnels. Et s’est ainsi que la nappe
phréatique agit pour l’élargissement de l’âme du
monde…
J’aimerais évoquer dans ce sens quelques unes de mes rencontres
complices sur le seuil inchoatif du « raconter », or il se
trouve que j’ai puisé ces «histoires» dans des
recueils de poétesses aux Éditions du
Cygne: peut-être, juste une coïncidence...
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Isabelle
Poncet-Rimaud
Voici,
pour
commencer, Isabelle Poncet-Rimaud qui nous fait toucher,
avec
des mots plongeurs, l’eau profonde du soi, où s’animent
des êtres inconnus que le poète réveille :
Faut-il être puits à descendre
jusqu’à la caresse de l’eau
pour que s’animent
toutes les présences enfouies ?
Des
épreuves extrêmes se devinent sur les
passages cachés entre les mondes, des parcours initiatiques
empruntés au travers de l’écriture :
Rien qu’une fenêtre
ouverte sur l’autre versant.
Celui qui transgresse l’adversité,
tait le bruit sec des os qui claquent
sous le fouet des morts proches,
soulève le coin de la nuit
sur le souffle calme d’un horizon
à raviver.
Rien qu’une fenêtre ouverte
et tes pas trouveront la force
de franchir la porte.
Ces
aventures-là, qui nourrissent les
poèmes, sont de celles qui anéantissent le moi – et ce
n’est pas là un prix à payer, mais un aboutissement :
Perdre trace de soi
dans les images du monde.
Rien dissous
dans le néant vivant.
Empreinte cellulaire
d’une absence
programmée.
Ce
qui reste à l’être de chair que nous
sommes, à l’âme dans le corps ici et maintenant, c’est le
tracé des vies qui nous ont été chères,
haché par les mots du poème :
Père aux cheveux d’automne
que dort à jamais le lit d’octobre
– antichambre des absences –
père couché dans mon livre d’images,
je te feuillette
au gré des solitudes,
au vent parfumé
des rires d’antan,
sous les frissons
du silence,
en rappel du manque.
Père de l’envers des saisons,
tu remontes le temps
sur le radeau des morts.
Le
poète nous apprend finalement un signe de
reconnaissance, telle une parole de passage, prometteuse de richesses
à desceller dans le recueillement de l’intime :
Poésie,
le doigt du mot
sur la bouche
du silence
***
Dominique Zinenberg
La
poésie de Dominique Zinenberg éclot comme par
génération spontanée, tant la fraîcheur et
l’immédiateté des sensations, des sentiments
élémentaires, du simple dire de tous les jours, sont
poignants et vous saisissent avec autant de force que de douceur.
La
voilà, « la mendiante d’un baiser »,
assoiffée, fatiguée, insatiable, qui éparpille,
sur les traces
de ses
pérégrinations hasardeuses parmi
les miracles éphémères d’une saison, des fragments
d’âme et de parole dont le sort nous est comme confié :
tantôt ils « hurlent (…) / Pareils à des
démons », tantôt ils éclairent « divaguant dans le bleu de
l’œil de l’ange », pour
finalement agoniser comme rabougris par quelque vent glacial venu
couper court au rêve d’une nuit d’été.
Toute
une histoire
d’amour, de déchirement, de perte et de retrouvailles autant
inattendues qu’imaginaires se devine, traversée par une vraie
obsession de la soif et du vide qui creuse
comme des puits dans
la
chair délicate des poèmes.
Dans la moiteur de la
nuit
Le cerne du désir
Creuse son vide.
En chemin, l’été
N’est que soif
Et poussière.
Ô le silence
Quand l’été glisse
Au fil de l’eau !
Contours argentés
Troncs tordus d’oliviers
Criant leur soif.
Même un baiser
Est un pas,
Est un cri.
On enjambe la mort
D’un pas
Trébuchant.
A quoi servirait
La plainte ?
Perdure l’attente.
Le cœur resserré
Dans l’attente
Comme un lien.
La faille de l’été
Soudainement présente
Comme un deuil.
Comme on reste lent
A comprendre
Que l’on tombe !
Nous n'offrons plus
Qu'un puits vide
Vers l'avenir.
C’est si triste
Un haïku
Qui meurt !
Le
recueil est composé de haïkus comme cousus entre eux avec
les ficelles invisibles, en des variations minimalistes à
l’infini, dans un désir de complétude inassouvi à
jamais – et on a l’impression que ce tissu de l’écriture n’est
après tout que ce qui reste du voile du monde,
déchiré un peu partout, effiloché, mais clignotant
encore plus comme si les éclats noirs
des abîmes lui
conféraient une beauté tragique, autant absolue
qu’éphémère.
La
beauté s'est ouverte à minuit.
Elle n'est pas
recensée, la beauté de chaque aurore.
La beauté est
passe-murailles jusqu'à l'inconnaissance.
La beauté
fait boomerang à midi juste.
Et
l’écriture danse alors entre les bords de fentes ouvertes, avec
une audace presque suicidaire, tout en gardant un je ne sais quoi de
gracieux comme dans une pirouette effectuée dans l’air au dessus
d’un gouffre béant. Du grand art, que ce ballet incorporel…
***
Dorianne Laux
Voici
maintenant un livre qui porte, telles des nouvelles en puissance, les
aventures quotidiennes d’une fée déguisée en
personne-tout-le-monde : Dorianne Laux, traduite par
Hélène Cardona … Ce qui est fascinant dans ce recueil,
c’est l’immédiateté du réel : celui de la rue, des
murs couvertes de grafitti obscènes, des magasins en tous
genres, des restaurants fast food, des traversées en tous sens
de petites villes perdues
où rien ne se passe mais où
n’importe quoi pourrait se passer, sans que personne ne le remarque –
mais aussi le réel, autrement
poignant, des nuits blanches, des
rêves lucides où l’on écoute Dieu vous parler d’une
voix imperceptible comme une poussière fine, des cauchemars qui
vous transforment en sorcière vengeresse et meurtrière
poursuivant des chats sous la lune, des heures suspendues où
vous pensez devoir écrire et n’arrivez pas…
Se déversent pêle-mêle
dans le recueil ces flots
d’images nourris de petits événements de tous les jours,
sans conséquence ou au contraire, portant les germes d’inconnues
catastrophes, des souvenirs – joies, chocs émotionnels,
découvertes interdites, souffrances et blessures non
guéries remontant du passé immédiat mais
déjà enfoui, du passé lointain qui vous fait face
–, mais aussi les regards des autres, les gestes des autres, prenant
possession de vous en votre absence, les orgasmes crus des amours
parsemées en tout lieu, tout votre monde, famille, enfants,
parents, boulot, décès, veilles…, cet amas informe de
faits qui fait une vie, et qui n’est somme toute qu’un décor…
La fascination,
disais-je, vient de l’immédiateté du
réel, mais d’un réel qui se suspend. À force de
l’avoir subi, vous êtes préparé à
l’avènement. Car voilà, ce qui arrive dans ces
poèmes, c’est que la narration s’arrête subitement… ou
non, plutôt elle glisse… au ralenti, sur un support neutre, vide,
où toutes les couleurs, les reliefs, les sens se valent et se
confondent jusqu’à l’annihilation : figurez-vous le personnage
d’un roman trépidant d’action se figeant tout d’un coup pour se
demander, perplexe, ce qu’il vient faire là… Et c’est cette
suspension qui fait le vrai événement, cet
étonnement, qui crée le miracle que nous raconte la
poète, à savoir, l’inénarrable moment de prise de
conscience de l’envers du décor, suivi inéluctablement de
la remise en marche de la machine du monde, avec toutes ses fonctions
retrouvées, comme autant d’étiquettes de sa marque de
fabrique… oui, mais maintenant, on sait. On l’a vue. Elle ne vous
trompe plus… Entre les deux, alors même que cela a repris comme
si rien ne s’était passé, il y a eu vidage de sens, et
remplissage de sens : dans les mêmes récipients, mais pas
avec les mêmes contenus – car le regard, le ressenti,
l’intellection, ont radicalement changé ; quelque chose de
capital a réellement eu lieu, un événement majeur
s’est produit. C’est vous qui avez subi le changement, et cela modifie
complètement votre rapport aux autres.
Dans ce sens, le
poème Après douze jours de pluie
est
emblématique du recueil entier, ainsi que de ce que je tente de
faire comprendre, ici, par « poésie narrative » -
tout en étant, en soi, un chef d’œuvre : qu’il me soit permis de
le citer en entier.
Je ne pouvais la nommer, cette douce
tristesse qui m’envahissait depuis des semaines.
Alors j’ai nettoyé, je me suis retrouvée debout
dans une pièce avec un torchon à la main,
les oiseaux criant il est temps de partir, il est temps de partir,
et telle une vieille femme à l’hiver
de sa vie, je pouvais l’entendre, la voix
d’un homme que je n’ai jamais aimé et qui pressait
mes seins contre ses lèvres et chuchotait
Mes petites colombes, mes blancs lys blancs.
Je pourrais presque en pleurer.
Je ne me rappelle pas quand j’ai commencé
à appeler tout le monde “chéri”,
comme s’il s’agissait de mes filles,
mes amours, mes petits oiseaux.
J’ai toujours trop aimé,
ou pas assez. Hier soir
j’ai lu un poème sur Dieu et l’ai presque
cru — Dieu sirotant un café,
fumant du tabac de cerise. Je suis arrivée
à un stade de ma vie où je pourrais quasiment croire
n’importe quoi.
Aujourd’hui, en mettant de l’essence dans ma vieille voiture,
j’étais debout sans chapeau sous la pluie et le monde entier
devint silencieux — les voitures sur la rue mouillée
passant devant moi sans un son, la bouche
du pompiste s’ouvrant et se refermant d’air
tandis qu’il marchait d’une pompe à l’autre, ses traces
effacées dans la pluie — rien
sauf les petits chiffres dans leurs cadrans carrés
déferlant à côté de mon épaule, les
secondes s’écoulant,
irrépressibles, tandis que je restais debout à la station
Chevron, d’aplomb sur mes deux pieds, le pistolet
de la pompe bien empoigné, mes cheveux prenant la pluie.
Et je vis que cela n’avait aucune importance,
qui m’avait aimée ou qui j’aimais. J’étais toute seule.
L’asphalte noir, huileux, la beauté facile
du pompiste iranien, les nuages qui s’épaississaient —
rien ne m’appartenait. Et je compris
finalement, après un semestre de philosophie,
mille livres de poésie, après la mort
et l’accouchement et les cris en sursaut des hommes
qui ont clamé mon nom pendant qu’ils me
pénétraient,
j’ai finalement vu que j’étais seule, l’ai viscéralement
ressenti dans mon propre cacheur, l’ai entendu résonner
comme une cloche légère. Et les sons
sont revenus, le crissement des pneus
et des pas, toutes les cargaisons délicates
qu’ils transportaient disant merci
et oui. Alors j’ai payé et suis montée dans ma voiture
comme s’il ne s'était rien passé —
comme si tout comptait — Que pouvais-je faire d’autre ?
J’ai roulé jusque chez l’épicier
et j’ai acheté du pain de blé et du lait, une barre
de chocolat enveloppée de papier d’aluminium doré,
j’ai souri à la caissière adolescente,
avec son visage d’acné et son badge
en plastique épinglé au-dessus de sa petite poitrine,
et je connaissais son secret, sa douce peur —
Petit oiseau. Petit trésor. Elle m’a rendu la monnaie,
m’a donné mon sac en papier, un reçu
déchiré,
a refermé le tiroir de caisse avec sa hanche
et m’a souri en retour.
Et enfin, pour la fine bouche, voilà une conclusion transitoire :
Parfois, lorsque nous conduisons pendant un long trajet,
et que nous avons assez parlé, écouté
assez de musique, et que nous avons fait deux arrêts,
l’un pour manger un morceau, l’autre pour admirer la vue,
nous nous retrouvons envoûtés
par le rythme du silence. II danse entre nous
comme une corde au-dessus d’un lac.
C’est peut-être ce que nous taisons
qui nous sauve. (Assez de musique)
***
1. Isabelle Poncet-Rimaud, Le mors au cœur
(2013).
2. Dominique Zinenberg, Fissures
d’été
(2014).
3. Dorianne Laux, Ce que nous portons,
traduit de l’anglais
américain par Hélène Cardona (2014)
N.B.
Il y aura une suite : je vous donne rendez-vous au prochain
numéro… pour l’épisode suivant du feuilleton, à la
découverte de quelques autres petites histoires
dénichées dans les collections du Cygne…
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pour Gueule de mots novembre 2015
Dana Shishmanian-France
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