GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011

   Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture...etc.

Ce mois novembre 2015

  Libre parole à… Dana Shishmanian

         La Poésie narrative...

Il est de réputation notoire que la poésie ne « raconte » pas, ce n’est pas un récit, c’en est même tout le contraire. Inutile de nous lancer ici dans le « ce qu’est » la poésie, si elle n’est pas un récit… ce serait utopique, ou prétentieux, ou tout simplement trop banal, tant tout ce qui peut s’envisager à ce sujet a déjà été dit : depuis longtemps, et sur tous les registres, de la polémique à l’exaltation quasiment mystique !… Bien loin de ça, mon propos est de prendre à rebours tous ces beaux discours et de mettre les pieds dans le plat, en déclarant au contraire que la poésie raconte, et que si elle ne raconte pas, elle ne présente aucun intérêt ! En tout cas, pas pour moi…

Au-delà de la contrariété, ou bien pour la déjouer, vous pensez peut-être savoir où je veux en venir, et me guettez au tournant en vous disant que je retomberais vite dans la liste à la Prévert de ce qu’est la poésie : oui, elle raconte, soit, mais alors, des événements intérieurs… des états d’âme… des aventures de l’esprit. Or de là, il n’y a plus qu’un pas jusqu’à invoquer une longue kyrielle d’exemples !…

Pourtant, bien que cela puisse être vrai (mais le contraire aussi…), un tel énoncé fausserait mon propos, car mettrait trop l’accent sur le « quoi » : alors même qu’il s’agit d’événements intérieurs (et non extérieurs), ou d’aventures de l’esprit, ce n’est pas l’objet qui compte, c’est l’action même. Une action qui est toute contenue dans le sujet, autant qu’elle le circonscrit à son tour. La poésie vit justement par le fait qu’elle fait vivre le surgissement du verbe, son mouvement premier :
si elle « raconte », c’est qu’elle porte son « histoire » en haleine, même pas le temps de l’exposer… juste le geste de t’agripper par le col pour te faire comprendre que quelque chose d’extraordinaire est survenu… que cela vient juste de t’arriver à toi-même autant qu’à l’auteur, car lui, c’est toi – et c’est sur ce transfert instantané de subjectivité que se base le processus subtil d’osmose qu’on appelle lecture.


Le poète qui t’interpelle ainsi, c’est comme le messager de Maratho: il arrive haletant et crève sous tes yeux, n’a presque pas le temps de te parler, il en esquisse juste le geste, balbutie quelque chose à peine intelligible, et pourtant il t’a tout raconté par son état même, en deux mots et en mille autres choses autant concrètes qu’ineffables qui se dégagent de lui et te font comprendre toute une histoire… que chacun pourrait raconter autrement, s’il se donnerait la peine, mais personne, plus jamais, ne le ferait comme lui, le marathonien !... Ce que chaque écouteur comprend, c’est d’ailleurs son propre secret… charge à lui, s’il peut en faire de même, d’annoncer sa propre victoire à d’autres, en rendant son âme avec son dernier souffle, le moment venu.

C’est ainsi que j’accueille la poésie… comme le message hélé et haché d’un coureur en fin de course, et si elle ne se raconte pas ainsi à moi, elle n’est plus pour moi qu’un échange de vues, de mondanités, d’impressions, d’arabesques du langage… elle ne me dit, ne me raconte rien du tout !...


Alors, les poètes que j’aime me comblent de leurs histoires non dites, que je devine et réécris dans mon esprit, comme autant de Marathons personnels. Et s’est ainsi que la nappe phréatique agit pour l’élargissement de l’âme du monde…

J’aimerais évoquer dans ce sens quelques unes de mes rencontres complices sur le seuil inchoatif du « raconter », or il se trouve que j’ai puisé ces «histoires» dans des recueils de poétesses aux Éditions du Cygne: peut-être, juste une coïncidence... 


Isabelle Poncet-Rimaud

Voici, pour commencer, Isabelle Poncet-Rimaud  qui nous fait toucher, avec des mots plongeurs,  l’eau profonde du soi, où s’animent des êtres inconnus que le poète réveille :

Faut-il être puits à descendre
jusqu’à la caresse de l’eau
pour que s’animent
toutes les présences enfouies ?

Des épreuves extrêmes se devinent sur les passages cachés entre les mondes, des parcours initiatiques empruntés au travers de l’écriture :

Rien qu’une fenêtre
ouverte sur l’autre versant.
Celui qui transgresse l’adversité,
tait le bruit sec des os qui claquent
sous le fouet des morts proches,
soulève le coin de la nuit
sur le souffle calme d’un horizon
à raviver.
Rien qu’une fenêtre ouverte
et tes pas trouveront la force
de franchir la porte.

Ces aventures-là, qui nourrissent les poèmes, sont de celles qui anéantissent le moi – et ce n’est pas là un prix à payer, mais un aboutissement :

Perdre trace de soi
dans les images du monde.
Rien dissous
dans le néant vivant.
Empreinte cellulaire
d’une absence
programmée.

Ce qui reste à l’être de chair que nous sommes, à l’âme dans le corps ici et maintenant, c’est le tracé des vies qui nous ont été chères, haché par les mots du poème :

Père aux cheveux d’automne
que dort à jamais le lit d’octobre
– antichambre des absences –
père couché dans mon livre d’images,
je te feuillette
au gré des solitudes,
au vent parfumé
des rires d’antan,
sous les frissons
du silence,
en rappel du manque.
Père de l’envers des saisons,
tu remontes le temps
sur le radeau des morts.

Le poète nous apprend finalement un signe de reconnaissance, telle une parole de passage, prometteuse de richesses à desceller dans le recueillement de l’intime :

Poésie,
le doigt du mot
sur la bouche
du silence

***


Dominique Zinenberg

La poésie de Dominique Zinenberg  éclot comme par génération spontanée, tant la fraîcheur et l’immédiateté des sensations, des sentiments élémentaires, du simple dire de tous les jours, sont poignants et vous saisissent avec autant de force que de douceur.


La voilà, « la mendiante d’un baiser », assoiffée, fatiguée, insatiable, qui éparpille, sur les traces
de ses pérégrinations hasardeuses parmi les miracles éphémères d’une saison, des fragments d’âme et de parole dont le sort nous est comme confié : tantôt ils « hurlent (…) / Pareils à des démons », tantôt ils éclairent  « divaguant dans le bleu de l’œil de l’ange », pour finalement agoniser comme rabougris par quelque vent glacial venu couper court au rêve d’une nuit d’été. 

Toute une histoire d’amour, de déchirement, de perte et de retrouvailles autant inattendues qu’imaginaires se devine, traversée par une vraie obsession de la soif et du vide qui creuse
comme des puits dans la chair délicate des poèmes.

Dans la moiteur de la nuit
Le cerne du désir
Creuse son vide.

En chemin, l’été
N’est que soif
Et poussière.

Ô le silence
Quand l’été glisse
Au fil de l’eau !

Contours argentés
Troncs tordus d’oliviers
Criant leur soif.

Même un baiser
Est un pas,
Est un cri.

On enjambe la mort
D’un pas
Trébuchant.

A quoi servirait
La plainte ?
Perdure l’attente.

Le cœur resserré
Dans l’attente
Comme un lien.

La faille de l’été
Soudainement présente
Comme un deuil.

Comme on reste lent
A comprendre
Que l’on tombe !

Nous n'offrons plus
Qu'un puits vide
Vers l'avenir.

C’est si triste
Un haïku
Qui meurt !

Le recueil est composé de haïkus comme cousus entre eux avec les ficelles invisibles, en des variations minimalistes à l’infini, dans un désir de complétude inassouvi à jamais – et on a l’impression que ce tissu de l’écriture n’est après tout que ce qui reste du voile du monde,
déchiré un peu partout, effiloché, mais clignotant encore plus comme si les éclats noirs
des abîmes lui conféraient une beauté tragique, autant absolue qu’éphémère.


La beauté s'est ouverte à minuit.
Elle n'est pas recensée, la beauté de chaque aurore.
La beauté est passe-murailles jusqu'à l'inconnaissance.
La beauté fait boomerang à midi juste.
Et l’écriture danse alors entre les bords de fentes ouvertes, avec une audace presque suicidaire, tout en gardant un je ne sais quoi de gracieux comme dans une pirouette effectuée dans l’air au dessus d’un gouffre béant. Du grand art, que ce ballet incorporel…


***



Dorianne Laux

Voici maintenant un livre qui porte, telles des nouvelles en puissance, les aventures quotidiennes d’une fée déguisée en personne-tout-le-monde : Dorianne Laux, traduite par Hélène Cardona … Ce qui est fascinant dans ce recueil, c’est l’immédiateté du réel : celui de la rue, des murs couvertes de grafitti obscènes, des magasins en tous genres, des restaurants fast food, des traversées en tous sens de petites villes perdues
où rien ne se passe mais où n’importe quoi pourrait se passer, sans que personne ne le remarque –
mais aussi le réel, autrement poignant, des nuits blanches, des rêves lucides où l’on écoute Dieu vous parler d’une voix imperceptible comme une poussière fine, des cauchemars qui vous transforment en sorcière vengeresse et meurtrière poursuivant des chats sous la lune, des heures suspendues où vous pensez devoir écrire et n’arrivez pas…

Se déversent pêle-mêle dans le recueil ces flots d’images nourris de petits événements de tous les jours, sans conséquence ou au contraire, portant les germes d’inconnues catastrophes, des souvenirs – joies, chocs émotionnels, découvertes interdites, souffrances et blessures non guéries remontant du passé immédiat mais déjà enfoui, du passé lointain qui vous fait face –, mais aussi les regards des autres, les gestes des autres, prenant possession de vous en votre absence, les orgasmes crus des amours parsemées en tout lieu, tout votre monde, famille, enfants, parents, boulot, décès, veilles…, cet amas informe de faits qui fait une vie, et qui n’est somme toute qu’un décor…

La fascination, disais-je, vient de l’immédiateté du réel, mais d’un réel qui se suspend. À force de l’avoir subi, vous êtes préparé à l’avènement. Car voilà, ce qui arrive dans ces poèmes, c’est que la narration s’arrête subitement… ou non, plutôt elle glisse… au ralenti, sur un support neutre, vide, où toutes les couleurs, les reliefs, les sens se valent et se confondent jusqu’à l’annihilation : figurez-vous le personnage d’un roman trépidant d’action se figeant tout d’un coup pour se demander, perplexe, ce qu’il vient faire là… Et c’est cette suspension qui fait le vrai événement, cet étonnement, qui crée le miracle que nous raconte la poète, à savoir, l’inénarrable moment de prise de conscience de l’envers du décor, suivi inéluctablement de la remise en marche de la machine du monde, avec toutes ses fonctions retrouvées, comme autant d’étiquettes de sa marque de fabrique… oui, mais maintenant, on sait. On l’a vue. Elle ne vous trompe plus… Entre les deux, alors même que cela a repris comme si rien ne s’était passé, il y a eu vidage de sens, et remplissage de sens : dans les mêmes récipients, mais pas avec les mêmes contenus – car le regard, le ressenti, l’intellection, ont radicalement changé ; quelque chose de capital a réellement eu lieu, un événement majeur s’est produit. C’est vous qui avez subi le changement, et cela modifie complètement votre rapport aux autres.

Dans ce sens, le poème Après douze jours de pluie est emblématique du recueil entier, ainsi que de ce que je tente de faire comprendre, ici, par « poésie narrative » - tout en étant, en soi, un chef d’œuvre : qu’il me soit permis de le citer en entier.


Je ne pouvais la nommer, cette douce
tristesse qui m’envahissait depuis des semaines.
Alors j’ai nettoyé, je me suis retrouvée debout
dans une pièce avec un torchon à la main,
les oiseaux criant il est temps de partir, il est temps de partir,
et telle une vieille femme à l’hiver
de sa vie, je pouvais l’entendre, la voix
d’un homme que je n’ai jamais aimé et qui pressait
mes seins contre ses lèvres et chuchotait
Mes petites colombes, mes blancs lys blancs.
Je pourrais presque en pleurer.

Je ne me rappelle pas quand j’ai commencé
à appeler tout le monde “chéri”,
comme s’il s’agissait de mes filles,
mes amours, mes petits oiseaux.
J’ai toujours trop aimé,
ou pas assez. Hier soir
j’ai lu un poème sur Dieu et l’ai presque
cru — Dieu sirotant un café,
fumant du tabac de cerise. Je suis arrivée
à un stade de ma vie où je pourrais quasiment croire
n’importe quoi.

Aujourd’hui, en mettant de l’essence dans ma vieille voiture,
j’étais debout sans chapeau sous la pluie et le monde entier
devint silencieux — les voitures sur la rue mouillée
passant devant moi sans un son, la bouche
du pompiste s’ouvrant et se refermant d’air
tandis qu’il marchait d’une pompe à l’autre, ses traces
effacées dans la pluie — rien
sauf les petits chiffres dans leurs cadrans carrés
déferlant à côté de mon épaule, les secondes s’écoulant,
irrépressibles, tandis que je restais debout à la station
Chevron, d’aplomb sur mes deux pieds, le pistolet
de la pompe bien empoigné, mes cheveux prenant la pluie.

Et je vis que cela n’avait aucune importance,
qui m’avait aimée ou qui j’aimais. J’étais toute seule.
L’asphalte noir, huileux, la beauté facile
du pompiste iranien, les nuages qui s’épaississaient —
rien ne m’appartenait. Et je compris
finalement, après un semestre de philosophie,
mille livres de poésie, après la mort
et l’accouchement et les cris en sursaut des hommes
qui ont clamé mon nom pendant qu’ils me pénétraient,
j’ai finalement vu que j’étais seule, l’ai viscéralement
ressenti dans mon propre cacheur, l’ai entendu résonner
comme une cloche légère. Et les sons
sont revenus, le crissement des pneus
et des pas, toutes les cargaisons délicates
qu’ils transportaient disant merci
et oui. Alors j’ai payé et suis montée dans ma voiture
comme s’il ne s'était rien passé —
comme si tout comptait — Que pouvais-je faire d’autre ?

J’ai roulé jusque chez l’épicier
et j’ai acheté du pain de blé et du lait, une barre
de chocolat enveloppée de papier d’aluminium doré,
j’ai souri à la caissière adolescente,
avec son visage d’acné et son badge
en plastique épinglé au-dessus de sa petite poitrine,
et je connaissais son secret, sa douce peur —
Petit oiseau. Petit trésor. Elle m’a rendu la monnaie,
m’a donné mon sac en papier, un reçu déchiré,
a refermé le tiroir de caisse avec sa hanche
et m’a souri en retour.
Et enfin, pour la fine bouche, voilà une conclusion transitoire :
Parfois, lorsque nous conduisons pendant un long trajet,
et que nous avons assez parlé, écouté
assez de musique, et que nous avons fait deux arrêts,
l’un pour manger un morceau, l’autre pour admirer la vue,
nous nous retrouvons envoûtés
par le rythme du silence. II danse entre nous
comme une corde au-dessus d’un lac.
C’est peut-être ce que nous taisons
qui nous sauve. (Assez de musique)

***

1.    Isabelle Poncet-Rimaud, Le mors au cœur (2013).

2.    Dominique Zinenberg, Fissures d’été (2014).

3.    Dorianne Laux, Ce que nous portons,
       traduit de l’anglais américain par Hélène Cardona (2014)



N.B.
Il y aura une suite : je vous donne rendez-vous au prochain numéro… pour l’épisode suivant du feuilleton, à la découverte de quelques autres petites histoires dénichées dans les collections du Cygne…

        pour Gueule de mots novembre 2015

Dana  Shishmanian-France           

 

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