Le Salon de lecture

 

Des textes des membres de l'équipe ou invités surgis aux hasard de nos rencontres...








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Aglaé Vadet

Textes & dessins




Nous trois, © Aglaé Vadet


 





Fantaisie

Béate attitude
Heureux ceux qui ont pris un sacré coup de poésie sur la tête
Et qui ont des bleus partout
Ceux qui ont piétiné les douze pieds du grand Alexandre
Les pédicures de l'âme
Masseront leurs chevilles
Ceux qui ont assassiné des sonnets
Mis des pansements sur les césures
Brisé des vers blancs
Les mauvaises chutes parachutées
Nous fourirons de leurs fins
Bienheureux les poissons dans l'eau
Assis sur leurs branchies
Une grande inspiration
Jetons l'encre
Rame, rime, rhum,
Juste un zest minuscule
De déraison majuscule






 

 



Transgression

J'aime la mer vue du train. Elle est plus grande et plus belle que l'année dernière.

J'éclate avec l'ongle les petites boules lisses et fermes du goémon, si elles s'affaissent sans faire de bruit, je suis bien déçue.

Je hume la forte odeur des sardines séchant au soleil sur des claies, et celle de la colle de poisson dont on se sert pour fabriquer les cordes de chanvre et les voiles.

J'extirpe doucement la fleur mauve des luzernes pour suçoter la base blanche un peu sucrée.

J'attends le premier repas de mon père en vacances pour me gaver de langoustines.

J'ai peur des grosses araignées de mer que mon frère pose sur mon lit juste à la hauteur de mes yeux, quand je me réveille.

Un matin, je pars à la pêche en bateau avec deux vieux pêcheurs et je n'ose pas leur dire que j'ai envie de faire pipi.

Je vais en visite à l'école du village, et je suis bouleversée car les élèves écrivent avec des lettres droites tandis qu'à Paris j'ai appris à écrire en lettres penchées.

Je redoute en fin de journée le moment sur la plage où le contact de mon maillot mouillé et froid m'oblige à quitter mes copains.

Je suis enfouie dans un gros édredon rouge et je répète chaque phrase du " Notre Père " après une vieille bretonne toute ronde et très souriante.

Je ne renonce pas à goûter chaque jour les prunelles violettes dont cependant l'âpreté me paralyse l'intérieur de la bouche à chaque fois.

J'essaie de décoller les berniques sur les rochers, quelquefois j'y arrive et je les goûte, c'est bon mais tous les doigts de ma main droite sont éraflés.

Je ne dois pas franchir la petite place au bout de la rue avec mon vélo rouge, c'est l'ordre des grands,
J'obéis.
Un jour à midi, je suis seule… je roule…je roule…je suis au bout de la rue...
Sans une hésitation je traverse la place irradiée de soleil.
J'éprouve un bonheur total, absolu.
Jamais retrouvé.





 



Fermer pour toujours

Fermer pour toujours la maison
Sans pleurnicher ni oublier
" la Cerisaie " flotte en mémoire
Une larme de rose, un poil de noir

quarante ans de joie et de pleurs
Fichus moments, gros bouquets d'fleurs
Les fous rires au p'tit déjeuner
Les coups d'blues du dimanche soir
Les mômes à poil sur la pelouse
Sous les orages de fin d'été
Flaque de soleil au pied du mur
Complicités dans la soirée
Les deux filles enfin douchées
Le cumulus est épuisé

Eclaboussés de couleurs fortes
Des tableaux accrochés partout
Et partout des montagnes de livres
Empilés au sol, n'importe où
Regarder en rigolant
Le film idiot du dimanche soir
Sous la couette du lit géant
Dans la bonne odeur des parents
La vie

....

En douceur le rock des ados
Succède au jazz des aînés
Brassens à l'unanimité
Beaucoup d'gâteaux
Beaucoup d'bougies
Les happy birthdays, cadeaux
La vie...

Un soir, le cercueil de grand-mère
Ou le pimpon d'une ambulance
Un fils opéré, un trou noir,
Convalescence, regain d'espoir
La vie-souffrance
Horaires harassants en hiver
Glaçons, apéros, robes d'été
La vie légère des jours légers
Colère, regrets, mauvaise humeur
Les jours des mauvais quarts d'heure
Les cœurs tranquilles, le silence,
Grande douceur, la vie qui danse
On se taquine, on s'asticote
On s'engueule, on s'rabiboche
Ne sont pas loin les mamours
C'est la vie au jour le jour
" La Cerisaie " me souffle au coeur :
" Derrière vous, une dernière fois
Quarante ans de votre vie
Bien vivants, plutôt heureux
Ensemble...sous le même toit


 


Chaglaé, © Aglaé Vadet




Aglaé, vieux routard,
Fini la petite randonnée

,

Vide ton sac
Arrache les vertes jalousies
Les remords monotones
Les ruminations lentes
Les j'aurai du ici
Les pas encore là bas
Dehors le fric dehors les fringues
Les cadeaux sans l'amour
Snobe deux fois plutôt qu'une
Les fêtes mercantiles
Dans des temples sans dieu.
Quand enfin allégée
Tu fermeras les yeux
Une dernière fois
Sans amertume aucune
Loin des alcools sans joie
Ton âme en gambadant
Les deux mains dans les poches
S'évadera follette





 



Si tu....

Si tu veux à tout prix
Nous offrir un poème
Qu'un tout petit vocable
Soit ligne de départ
Soit un petit oignon
Ou un brin de cerfeuil
Que la rosée inonde
Car la fraîcheur des mots
Garantit le refrain

Si tu parles d'amour
Sois subtil et modeste
Murmure à peine audible
Chuchotis des amants
Pas besoin de je t'aimeuh...
Les mots que tu tairas
Seront assourdissants

Poète prends ton ut
Que ta chanson soit simple
Ne tortille pas tant, dis net ce que tu veux
Si le matin est clair et le soleil sans voile
Et que le ciel est bleu...
Dis que le ciel est bleu


 




Devant une caisse de filets de merlans

           Certaines amitiés suivent des trajectoires compliquées. J'avais rencontré Annick, pendant nos études communes d'infirmières, dans une ville française de moyenne importance. Les jeunes filles qui suivaient cette formation en deux ans, à cette époque là, sous l'œil faussement bienveillant des sœurs de saint Thomas de Villeneuve étaient, comme on dit, des jeunes filles de bonnes familles.

           La plupart d'entre elles avaient suivi plus ou moins bien des études secondaires dans une boite très privée, sans toutefois espérer un bachot et elles avaient bien raison en cela. Leurs familles avisées estimaient qu'une formation médicale même légère leur donnerait un vernis élégant et que, peut être, un jeune interne en médecine plein d'avenir apprécierait leurs charmes au passage. Dieu merci, quelques solides filles de la campagne, généreuses et sans ambitions, insufflaient à l'ensemble du groupe, bonne humeur et simplicité.

           Je me suis rapprochée très vite d'Annick, sans très bien savoir pourquoi sur le moment. Je pense que c'est son humour qui m'a séduite. Nous portions pour la dernière année, le voile d'infirmière comme dans les vieux mélo après la guerre de quatorze ; Si bien que nos cheveux à toutes deux, déjà maigres et fins de nature, furent dans un état pitoyable après quelques semaines. Nos ennuis de coiffure devinrent un sujet quotidien de jérémiades et de rigolades réunies, et nous nous croisions dans les couloirs de l'hôpital en nous interrogeant d'un ton désespéré : " Comment vont tes cheveux ? " Rire, dans un hôpital, en mille neuf cent cinquante, sous l'œil perçant des bonnes sœurs, n'était pas chose aisée. Nous avons donc choisi le plus souvent possible des stages communs, le matin, à la maternité, dans les services chirurgicaux, dans les équipes de spécialistes. L'après midi, nous avions des cours à l'école d'infirmière, que nous suivions scrupuleusement, sans nous quitter. Annick fut obligée d'interrompre ses études au début de la deuxième année, pour cause de primo infection tuberculeuse, ce qui pouvait être grave et surtout, incompatible avec une activité hospitalière. Quoique séparées par les circonstances, nous avons gardé des relations excellentes, fréquentes et toujours très gaies. C'est à cette époque là, qu'elle me dit un jour, à propos de sa mère qui faisait son ménage à longueur de journée " Ma mère, elle n'a retenu qu'une chose de son catéchisme, c'est " Tu es poussière et tu retourneras en poussière ".

           L'année suivante, nous nous sommes mariées toutes les deux, elle avec un marin, et ils formaient à eux deux un couple magnifique, et moi avec un médecin qui venait de terminer ses études. Sans être jamais devenus des amis vraiment intimes, j'ai le souvenir de quelques soirées très réjouissantes avec eux. Annick avait beaucoup d'esprit et son mari lui emboîtait le pas avec bonheur. Quand Bernard fut nommé capitaine au long cours, Annick se plaignait que son mari dirige sa famille à la baguette comme son bateau et elle lui avait cousu sur ses vêtements, y compris les pyjamas et les slips, de superbes galons dorés. Tout naturellement, pendant les voyages de Bernard, son mari, nous nous voyons plusieurs fois par semaine, et une fois sur deux elle partageait avec nous le repas du soir.

           Deux enfants sont arrivés chez nos amis et quatre chez nous, sans rompre cette amitié.
Si bien que je ne comprends pas pourquoi, lentement, insidieusement, les liens qui nous unissaient se sont desserrés, il s'est glissé entre nous une lassitude, des reproches légers, des jalousies, je dirai bien des " mauvaisetés " Très lentement, nous nous sommes moins rencontrées, puis encore moins, puis plus du tout. Nous ne nous sommes pas disputées, simplement éloignées. Nous nous connaissions depuis près de quinze ans.

           Pendant des années, même dans la rue en faisant nos courses, nous ne nous sommes jamais rencontrées. J'ai connu d'autres amies. Nous avons quitté notre quartier pour habiter une maison et un jardin hors la ville, et le temps a passé, entraînant avec lui des regrets sans doute, et des oublis, certainement. Je ne me rappelle pas si je pensais à elle, si je faisais des reproches précis à elle ou à moi. Compte tenu de nos caractères respectifs, je pense plutôt ceci : puisque nous avions moins de plaisir à nous voir, pourquoi continuer à nous rencontrer. C'était une rupture douce, une infidélité réciproque, avec des souvenirs heureux. Personne n'était coupable.

           Un matin d'hiver, plusieurs années plus tard, bien boutonnée jusqu'au cou, un panier à la main, j'ouvre la porte d'une poissonnerie du quartier commerçant du Havre, et j'entre. Quelques femmes sont là, devant l'étal, un peu serrées les unes contre les autres car la boutique n'est pas grande. Je jette un coup d'œil aux poissons, puis aux femmes à coté de moi, et mon cœur fait un bond dans ma poitrine : Annick est là, à quelques mètres de moi. Deux ou trois femmes nous séparent, choisissant soigneusement qui leurs merlans qui leur cabillaud. Il nous est impossible de ne pas nous voir. Et nous voyant il nous serait impossible de ne pas nous saluer.

           Notre gêne réciproque nous paralyse. Je voudrais disparaître sous terre. J'éprouve un malaise grandissant sans me résoudre à un acte raisonnable, soit un bonjour, c'est pourtant simple, soit une sortie du magasin nette et sans bavure. Mais je reste fichée en terre. Annick, servie avant moi, me frôle sans un mot en partant, ses filets de merlans roulés dans un journal. Où était donc notre humour ce jour là ?

           Je passe une journée très maussade. Je ne parle à personne de mon aventure du matin et mon mari, très occupé à cette époque de notre vie ne peut deviner à quel point je suis mal à l'aise. Je vais et viens dans la maison, sans rien faire de bon, je rumine, je tourne en rond comme un vieux chien malade. Je ne voyais plus Annick depuis des années, sans chagrin particulier, mais quelque chose en moi ne peut supporter la scène du matin. Je ne la digère pas. Je veux l'effacer. Je cherche une idée pour supprimer cette matinée de ma vie. Je m'allonge sur mon lit. Je suis en larmes.

" Toc, Toc,Toc "
Je descends…
- Madame Aglaé V.
- Oui
- Une petite signature, s'il vous plait…pour Interflora…
Merci Madame, au revoir Madame

Elles sont plus jolies à regarder que les filets de merlans...une brassée de roses…elle non plus, elle n'a pas supporté.






Mariane, © Aglaé Vadet

 


Aglaé Vadet



 

Créé le 1 mars 2002

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