Le Salon de lecture

 

Des textes des membres de l'équipe ou invités surgis aux hasard de nos rencontres...








 

 SABINE CHAGNAUD

Le premier jour








Le premier jour n'est pas. T'es pas finie, t'as pas fini d'être née. Tes limites pas formées. Te fond le temps, te foncent dessus. Mains comme paroles et gestes tendus et froids. Tu perds, le temps le choix, tu perds ton corps, l'air qu'ils te donnent étouffe, c'est effondré comme la lumière, c'est une chute, une exclusion, sans ménagement et sans appel, tu perds tout, ils prennent ton corps extérieur, pas vu l'autre, celui qui manque toujours.

Qui fallait-il secourir ? Quelle menace, quel combat dont tu étais la perte ? C'est une sortie, c'est un heurt, une sidération, ils te cassent, ils défont ce qui de lente construction, voient pas ce qui tombe, ce démembrement, un éboulement, te dématurent, sans aucune main qui rende, sans la mère ou le père, je suis née en absence, forcément c'est une neige, une pluie, cela disperse infiniment, à ne plus savoir compter, à ne plus savoir ce qui de soi demeure, ni lieu ni heure, rien qui entoure, qui certifie.

Le geste médical est un geste aveugle, il prend, il est sans écoute, c'est un geste d'urgence, au plus pressé, une course, qui tranche, qui ne s'embarrasse pas, c'est un savoir, une supériorité, qui te retire et te mêle, te précipite, tu perds le savoir de ta peau, c'est une perte immense, qui te dissous, t'engloutis, tu es dans le corps de la foule, happée, tu es partagée entre tous, tu deviens invisible, une absence, un mirage, une enveloppe, tu abrites un vide, tu ne peux tenir ton corps sans le perdre, tu le perds à tout moment, dès qu'ils te parlent, leurs paroles sont une menace, ils te tiennent par la parole, c'est un envahissement, une ruine, une reprise de violence, elles retirent les traces, les signes, tu es une toile qui s'efface, c'est leurs mains qui reprennent, une question de tracé, de droit de propriété, elles te recouvrent, te silencent, c'est une inondation, te mélangent, couleur et son, tu perds l'odeur, tu es cette boue, un abandon.

Tu penses à cela qui est resté, c'est un élan qui te porte vers la grotte, tu y renifles le corps déchet, ce qui fut oublié. La matière est glissante, les contours fuyants, ce qui est ancré là est sans désignation.



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Le premier jour est sans silence, il est sans pierre taillée, aucun geste atteint, c'est un sommeil. Regard sur la bâtisse, ça suit le lierre jusqu'à la fenêtre la plus haute, jusqu'à l'ombre barrant le cadran solaire, ça mesure les retombées. Et ce visage de terre retournée, la place que ça laisse dans l'encadrement. Elle le reçoit, et son sourire de même teinte, matière de sable et de lenteur. Dans la chambre elle sombre, corps plié. Sa position est une fatigue, un assèchement.


Pour venir à vous je me défais de l'édifice, je n'ai plus de phrases apprises par coeur, je n'ai que des savoirs fragmentés, ce qui fait que je balbutie, un excès de blanc, je ne tiens pas l'espace, rien de sûr, jamais loin la disparition, j'attends un signal, la revanche, la prochaine levée, une extinction.


Elle laisse le corps. Intérieurement la relève, elle entend, des pas précipités, un choc de corps, sans choisir, une tournure, pliant, dépliant, les attaches des pieds, ployant, se fendillent, par là l'ouverture. Elle remonte les mains de confusion, les mains de naissance, leur tracé, dans l'air et sur la peau, ce qui sépare exactement, c'est la ligne cherchée, voulue.


Pour venir à vous j'écarte le visage penché du père, je ne lui réponds plus, un disque tourne, une ritournelle, c'est une musique pour la mère, je le laisse tourner. Pour venir à vous je m'approche d'elle, j'écarte ses eaux noires, je lave ses pieds avec mes propres eaux, je répands du parfum sur ses cheveux, ce sont des cheveux d'infante, je brise une ampoule, en sort une huile que je fais pénétrer avec des gestes lents, je masse le cuir chevelu et la plante des pieds, je l'enveloppe dans ce parfum, entre mes mains le corps devient souple, il commence à glisser, il s'échappe. J'écarte mes mains : un bruit de tissu, léger, dans l'ouvert.


Elle ose, des pieds à la tête, même si ça valse, dedans comme au dehors. Elle en fait des tranches. Elle s'évacue.
Elle prononce des prières.
Elle répète les mots. Elle trouve et puis elle perd. Elle perd et puis elle trouve. Bouche noircie, un glacier. C'est par là que ça arrive, par là que les fils tordent et que ça tranche nerfs. Juste avant le courage. Les pieds ne manquent pas.


Pour venir à vous je rejoins les frères. J'adopte leurs jeux, leurs guerres, leurs mensonges, je gagne, je m'invente, je deviens mate, rugueuse, je troue mes poches, des noeuds dans mes lacets, du noir aux coudes et aux genoux, la travée de cailloux mêlée de sang. Je quitte, je pars en déplacement, j'apprends un métier, une langue, je traverse des villes, des cartes, une géographie de chutes. Je ne m'y installe pas.


A l'intérieur elle peint et après c'est en miettes. Ça ne colle pas, elle épuise les couleurs, voilà comment. Les mots qu'il faut dire merci, les réclamations. Et puis les rires en papier, les poses en caoutchouc. Une commande sur elle et sur ses gestes. Corps de ciment. Essaie des formes, des articulations, des faux airs. Plein les joues, et dévore sa langue. Implose. Au bout du compte, rien.


Pour venir à vous je traverse des songes, aucun ne manque, la mer ne prend pas tout du naufrage, elle me laisse un réseau de tranchées, de souterrains, c'est un creusement invisible, un affleurement, une trouée, mais elle oublie de lever la menace, c'est une place au temps compté, un espace en cours d'annulation, de dilution, corps qui déjà se décompose. Pour venir à vous je dois prévenir cet anéantissement, m'opposer à la disparition, m'y opposer longtemps, je dois maintenir les traces dans l'épaisseur, au couteau, à la craie, à coups de pieds quand c'est tout ce qu'il me reste, je n'ai pas d'autre vouloir que cette tension de la peau, je suis dans cette crispation, je sens des clous sur mon visage, c'est un défi de mon oeil intérieur, un appel.


L'a plus besoin de pensées autres que ses pieds. C'est ça le courage elle dit, c'est ça. On aurait dit un grand jour avec son cortège, on aurait dit l'épée, sa taille pointue dans la poitrine.
Elle cherche en l'air, les portes des foyers c'est rien qui soit pour s'y établir, ça alimente sa course, les paroles des autres, la pierre, la seule pierre de taille à, se trouve pas.


Pour venir à vous je dois sortir de l'enclave, je dois me rompre, me dérouter, me dépeupler, me défaire, dégueniller, geste par geste, mot par mot, me dépiter, me déplier, me désarçonner, me découvrir, m'ouvrir, je suis nue, plus que nue, je m'inverse, je m'étonne, deviens sans ordonnance, me déploie, me dépose, je suis une cage ouverte, une échappée, je ne me retiens pas, je ne me lance pas à ma recherche, pour venir jusqu'à vous j'abandonne, je me laisse derrière moi, j'ai fini de me suivre.


Elle interroge, ses mains dans la chaux, elle dessine une apocalypse, sans calculs, des traits de sang. Elle y laisse ses mains.
Hors de la plainte. Son corps de planches de bois. Un vêtement pour l'autre rive.


Pour venir à vous j'abandonne mes clartés. J'avance à pas troués, je suis sans affirmation, sans prétention, je suis sans courage et sans perspectives, sans vérification, sans calcul ni mesure, je suis sans arrachement, sans étouffement, sans cri et sans image, je n'ai pas de course, pas de combat, je suis sans langage, sans conclusion, je suis en miettes, en paillettes, parsemée, clairsemée, je suis en rade, en roue libre, en crue. Bras, jambes, tronc : je défais mes attaches, un jeu de pistes, une mêlée, je bats les cartes, les plans, les matrices, délite, délie, déleste, perds mes appuis, le contrôle de mes traits, une suffisance, je suis sans gages, appuyée sur le vent, je suis tombante, un point de chute, je suis versée, jusqu'à vous, jusqu'à vos mains de brèches.



Sabine Chagnaud



Sabine Chagnaud  
pour francopolis mars 2007

Créé le 1 mars 2002

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