Le
premier jour est sans silence, il est sans pierre taillée, aucun geste
atteint, c'est un sommeil. Regard sur la bâtisse, ça suit le
lierre jusqu'à la fenêtre la plus haute, jusqu'à l'ombre
barrant le cadran solaire, ça mesure les retombées. Et ce visage
de terre retournée, la place que ça laisse dans l'encadrement.
Elle le reçoit, et son sourire de même teinte, matière
de sable et de lenteur. Dans la chambre elle sombre, corps plié. Sa
position est une fatigue, un assèchement.
Pour venir
à vous je me défais de l'édifice, je n'ai plus de phrases
apprises par coeur, je n'ai que des savoirs fragmentés, ce qui fait
que je balbutie, un excès de blanc, je ne tiens pas l'espace, rien
de sûr, jamais loin la disparition, j'attends un signal, la revanche,
la prochaine levée, une extinction.
Elle laisse le corps. Intérieurement
la relève, elle entend, des pas précipités, un choc
de corps, sans choisir, une tournure, pliant, dépliant, les attaches
des pieds, ployant, se fendillent, par là l'ouverture. Elle remonte
les mains de confusion, les mains de naissance, leur tracé, dans l'air
et sur la peau, ce qui sépare exactement, c'est la ligne cherchée,
voulue.
Pour venir
à vous j'écarte le visage penché du père, je
ne lui réponds plus, un disque tourne, une ritournelle, c'est une
musique pour la mère, je le laisse tourner. Pour venir à vous
je m'approche d'elle, j'écarte ses eaux noires, je lave ses pieds
avec mes propres eaux, je répands du parfum sur ses cheveux, ce sont
des cheveux d'infante, je brise une ampoule, en sort une huile que je fais
pénétrer avec des gestes lents, je masse le cuir chevelu et
la plante des pieds, je l'enveloppe dans ce parfum, entre mes mains le corps
devient souple, il commence à glisser, il s'échappe. J'écarte
mes mains : un bruit de tissu, léger, dans l'ouvert.
Elle ose, des pieds à
la tête, même si ça valse, dedans comme au dehors. Elle
en fait des tranches. Elle s'évacue.
Elle prononce des prières.
Elle répète
les mots. Elle trouve et puis elle perd. Elle perd et puis elle trouve. Bouche
noircie, un glacier. C'est par là que ça arrive, par là
que les fils tordent et que ça tranche nerfs. Juste avant le courage.
Les pieds ne manquent pas.
Pour venir
à vous je rejoins les frères. J'adopte leurs jeux, leurs guerres,
leurs mensonges, je gagne, je m'invente, je deviens mate, rugueuse, je troue
mes poches, des noeuds dans mes lacets, du noir aux coudes et aux genoux,
la travée de cailloux mêlée de sang. Je quitte, je pars
en déplacement, j'apprends un métier, une langue, je traverse
des villes, des cartes, une géographie de chutes. Je ne m'y installe
pas.
A l'intérieur elle
peint et après c'est en miettes. Ça ne colle pas, elle épuise
les couleurs, voilà comment. Les mots qu'il faut dire merci, les réclamations.
Et puis les rires en papier, les poses en caoutchouc. Une commande sur elle
et sur ses gestes. Corps de ciment. Essaie des formes, des articulations,
des faux airs. Plein les joues, et dévore sa langue. Implose. Au bout
du compte, rien.
Pour venir
à vous je traverse des songes, aucun ne manque, la mer ne prend pas
tout du naufrage, elle me laisse un réseau de tranchées, de
souterrains, c'est un creusement invisible, un affleurement, une trouée,
mais elle oublie de lever la menace, c'est une place au temps compté,
un espace en cours d'annulation, de dilution, corps qui déjà
se décompose. Pour venir à vous je dois prévenir cet
anéantissement, m'opposer à la disparition, m'y opposer longtemps,
je dois maintenir les traces dans l'épaisseur, au couteau, à
la craie, à coups de pieds quand c'est tout ce qu'il me reste, je
n'ai pas d'autre vouloir que cette tension de la peau, je suis dans cette
crispation, je sens des clous sur mon visage, c'est un défi de mon
oeil intérieur, un appel.
L'a plus besoin de pensées
autres que ses pieds. C'est ça le courage elle dit, c'est ça.
On aurait dit un grand jour avec son cortège, on aurait dit l'épée,
sa taille pointue dans la poitrine.
Elle cherche en l'air, les
portes des foyers c'est rien qui soit pour s'y établir, ça
alimente sa course, les paroles des autres, la pierre, la seule pierre de
taille à, se trouve pas.
Pour venir
à vous je dois sortir de l'enclave, je dois me rompre, me dérouter,
me dépeupler, me défaire, dégueniller, geste par geste,
mot par mot, me dépiter, me déplier, me désarçonner,
me découvrir, m'ouvrir, je suis nue, plus que nue, je m'inverse, je
m'étonne, deviens sans ordonnance, me déploie, me dépose,
je suis une cage ouverte, une échappée, je ne me retiens pas,
je ne me lance pas à ma recherche, pour venir jusqu'à vous
j'abandonne, je me laisse derrière moi, j'ai fini de me suivre.
Elle interroge, ses mains dans la chaux, elle dessine une apocalypse, sans calculs, des traits de sang. Elle y laisse ses mains.
Hors de la plainte. Son corps de planches de bois. Un vêtement pour l'autre rive.
Pour venir
à vous j'abandonne mes clartés. J'avance à pas troués,
je suis sans affirmation, sans prétention, je suis sans courage et
sans perspectives, sans vérification, sans calcul ni mesure, je suis
sans arrachement, sans étouffement, sans cri et sans image, je n'ai
pas de course, pas de combat, je suis sans langage, sans conclusion, je suis
en miettes, en paillettes, parsemée, clairsemée, je suis en
rade, en roue libre, en crue. Bras, jambes, tronc : je défais mes
attaches, un jeu de pistes, une mêlée, je bats les cartes, les
plans, les matrices, délite, délie, déleste, perds mes
appuis, le contrôle de mes traits, une suffisance, je suis sans gages,
appuyée sur le vent, je suis tombante, un point de chute, je suis
versée, jusqu'à vous, jusqu'à vos mains de brèches.
Sabine Chagnaud
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