Le Salon de lecture

 

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Méditations portatives

de Yves Heurté

 


174. Extrait

Le grand chirurgien est là, derrière son masque et sa robe de moine vert. Ce qu’il pense ici, il ne l’a jamais dit et ne le dira jamais. En face, dans le même uniforme, une simple étudiante choisie parce qu’elle est ambidextre, calme, et habile de ses doigts. Capable de faire des nœuds minuscules des
deux mains. L’instrumentiste  tient déjà ce qui va servir dans quelques secondes.
Le silence gèle sous la lumière crue du Scialytique. On n’entend que la respiration de l’opéré et parfois sa voix éteinte qui geint. On ne l’a pas endormi. Ainsi, un simple contact d’un doigt sur son cerveau heureusement insensible déclenchera ces sons ou ces gerbes de lumière qui indiquent
l’usage de cette zone précise et disent si elle fonctionne encore.
L’étudiante aide le volet crânien à s’ouvrir comme on force une porte sur l’inconnu. Dessous apparaît un paysage grisâtre où de fines artères rouges palpitent au même rythme. Des milliards de fils invisibles s’entrelacentsous cette tapisserie en relief. Deux ans déjà qu’on l’appelle pour assister ce patron. Elle faisait fièrement ce travail sans émotion, mais aujourd’hui elle a de tels soucis
dans sa propre vie qu’elle ne peut plus garder ses distances. Ce qu’elle a sous les yeux ne peut rester matière grise, même dite noble. Elle imagine sous cette enveloppe le secret des milliards de souvenirs, d’angoisses ou de jouissances accumulées en vingt-cinq ans. Tout est caché là, sous une lumière éclatante, entre les champs stériles éblouissants.
Le gisant est un plâtrier, divorcé, troubles de l’équilibre depuis trois mois. Il a peur et  halète sous le drap. Son encéphale découvert est  le lieu le plus inconnu et le plus complexe du monde.
Pour la première fois, l’étudiante ne supporte plus de toucher un cerveau qui est un homme. Elle voudrait fermer les yeux pour être ailleurs, très loin. Elle a horreur de tous les gestes lents dans le silence, de celui du chirurgien tâtant une circonvolution :
- Que ressentez-vous ?
- Rien.
- Et ici ?
- Arrêtez. Je crois que c’est ma mère.
- Elle est morte ?
- Je ne sais plus. Arrêtez, monsieur.
L’étudiante va enfin se réfugier dans ses amours quand un des petits ruisseaux crève, aspergeant le masque du patron. L’instrumentiste a déjà tendu le clip d’argent. Passer un fil fin comme un cheveu sous l’artère minuscule. Mais cette fois le nœud lâche. A refaire. Il lâche encore. A refaire. Regard inquiet du vis-à-vis.
  -  Faites vite s’il vous plaît, mademoiselle.
Cette artériole en fuite de vie, qu’alimente-t-elle ? Des images d’amour ou de guerre ? Etrange question alors qu’il faut chercher à travers une jungle de neurones cette maigre source de sang vif qui déborde, inonde les méninges et va tout emporter. Heureusement cette fois le nœud serre bien. Elle espère que personne ne voit son dos trempé d’angoisse. Le chirurgien se penche et garde un moment le silence puis :
- On referme.
Le patient est soulagé mais les autres ont compris : inutile d’aller plus loin. La tumeur est bien une saleté. En enlevant ce gliome on ne sauvera rien et le plâtrier perdra l’écriture et la parole pour le peu temps qu’il lui reste. La nature pervertie va dissoudre tous ses secrets avant d’atteindre ses profondeurs mortelles.
Le volet est refermé. Le chirurgien déjà debout a jeté ses gants. L’instrumentiste s’est glissé dans le couloir. A l’étudiante de recoudre la peau. Elle est seule avec sa nausée. Ses doigts tremblent. Cette suture de rien du tout lui paraît au-dessus de ses forces.
Bientôt, l’homme va questionner. Elle va mentir sous la lampe aux clartés crues : ce malheureux devra se croire opéré. Il pourra traîner encore quelques semaines d’espoir et faire des projets dans son jardin secret avant d’en rejoindre un autre dont personne n’a jamais rien su.

                   Yves Heurté
              yves.heurte@free.fr
        http://yves.heurte.free.fr






 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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