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Mars-avril 2018

 

Invitée : Claude Ber

 

I

Ce qui reste

Adrienne Arth, extrait de Paysages de cerveaulivre d’artiste avec des textes de Claude Ber,

éditions Fidel Anthelme

 

 

Ce qui reste parfois je l'appelle poème

car toujours le poème n'est que

ce qui reste une fois que

après que

avant que

ou alors il ne reste rien

ce qui reste de mémoire dans le corps et ce qui reste de mots pour dire une fois tu l'emballement des mots qui s'écoutent

- peut-être par défaut mais c'est le mot qui me reste-

comme

d'ici où j'écris sans savoir ce qui va rester ou même s'il va rester

comme

par exemple quand une fois déserté et déshabité - enfin - le nom

il ne reste que

ce qui reste de la soustraction

 - quand écrire est soustraire et par ce retrait saisir-

ce peut  être

parfois

ce qui reste de la poésie

Quant à ce qui reste du poème ou s'il en reste, il m'arrive de m'en inquiéter comme d'une parole de ma mort tout en sachant qu'elles sont indifférentes cette parole et ma mort. Je m'en inquiète par sursauts du corps et de la conscience, mais jamais autrement. Sinon la colère m'envahit comme si me menaçait cette asphyxie que provoquent les systèmes avec leurs orthodoxies et leurs anathèmes. Cela est sans doute injuste, mais tant pis. J'ai préféré les mystiques aux dévots et le silence aux dogmes. Si bien que je profère peu de paroles que je ne rature aussitôt après jusqu'à ce qu'il n'en reste rien ou presque rien. Cette lacération de beaucoup de ce que je dirais et cette douleur c'est ce qui reste de mon histoire avec la philosophie.

Quelques fragments des cahiers de Wittgenstein et la définition spinoziste du bien comme augmentation dans l'être et du mal comme diminution dans l'être,

c'est ce qui reste

avec le poème

avec le poème surtout

comme un essai très difficile très prudent de réconciliation

tant je redoute ce qui se dit de et ce qui se dit sur

comme un essai de parole

qui cesse de

et cette cessation

ce qui reste une fois que cesse la tyrannie de la parole

je l'appelle poème

 

De toute façon ce qui reste, je l'entends ceux qui restent

écoutant ta mort dans les mots

qui ôte parole à la parole

et ce qui reste quand on est de ceux qui restent et soi-même ce qui reste

est tellement rien de la parole

absence de langue dans cette absence qu'est déjà la langue

trou dans un trou

que

les mots disant ce vide et cette absence les comble

comme

les pelletées de terre comblent la tombe

et les mots qui restent emplissent ma bouche

comme

la terre emplit la tienne

 

Ce qui reste de toi

par exemple tes pieds devenus rigides

que l'on n'avait pas pu faire entrer dans tes chaussures

je revois ces chaussures mal mises

et cela me travaille

de n'avoir pu remettre tes chaussures mal mises

comme

si tu avais à marcher

comme

si tu marchais

mais tes bras et tes mains étaient chauds et souples

et je les ai placés

comme

tu le souhaitais

voilà ce qui reste dans ma mémoire

dont il ne restera rien

 

Ce qui reste, c'est parfois trop

trop muet et trop prolixe pour une bouche

ce n'est pas le silence qui reste c'est le mutisme

et le ciel parcourt le ciel

immobilement

 

Ce qui reste des morts

c'est aussi le ménage des morts

après la mort solitaire du père j'ai fait le ménage

les vêtements le linge la vaisselle les papiers les objets

on trie on jette on donne on prend on range 

ce ménage de la mort je l'ai fait ensuite pour des morts familiaux plus lointains: pareil le linge, les vêtements, les meubles et même pour une très vieille morte par surprise en plein mois de juillet d'une crise cardiaque et emportée deux jours après par les pompiers, le ménage des premiers vers, de gros vers blancs qui couraient sur le carreau à l'emplacement du corps

et pareil le linge, la vaisselle, les meubles, les papiers

et maintenant le ménage de toi

celui- là impensable

et pareil ce qui restait de toi et de toute ta,  nôtre...

le linge les habits les papiers les livres

un an entier a duré

ce ménage de ta mort

vidant  sac par sac

moi aussi vidée

sac par sac

et maintenant qu'il faudrait vendre la maison où ont échoué ces restes des morts et que je vide tout c'est

comme

s'il fallait que je me charge du ménage de ma propre mort

 

Des poèmes aussi

restent de toi

et je pense triomphante: une fois fait le ménage des morts, le poème c'est ce qui reste à ceux qui restent

et je classe des fragments et débris de poèmes dans de vieilles chemises froissées, des tiens, des miens

je relis les phrases raturées encore lisibles

- c'est pour effacer, vraiment effacer toute trace et qu'il ne reste rien que toi comme moi les surchargeons de noir épais et c'est aussi pour qu'il ne reste rien que j'écris le plus possible directement sur ordinateur, plus de ratures, plus de traces, plus rien

la mort lisse  l'illusion d'éternité intacte

enfin rien -

mais ce qui reste, ces bribes de textes inaccomplis et même les accomplis, ces restes je les rassemble 

comme

recueillant des restes mortuaires

et ce qui pouvait être émouvant, les traces de ce que nous sommes, ou festif, celles de ces restes sur la table des anniversaires ou dans les draps des célébrations intimes, tout cela sombre avec le reste

et ce qui reste c'est la mort

 

Dans ce qui reste, j'entends ceux qui restent

moi restant à l'inventaire de ce qui reste de toi de nous,  mémoire gibecière prolifique même si pleine d'oiseaux tués

il reste il reste il reste tant que

que je voudrais dire tout ce qui reste, sortant de ma bouche des brassées de rubans de colombes de lièvres de tisons de foulards

en quantité inimaginable  

c'est incroyable ce qui reste d'une vie

cette immensité dans la mémoire

et je voudrais dire

toute cette immensité soustraite

il faut que je dise toute cette et puis non 

la mort fait des mots une obscénité

ce qui reste n'appartient qu'à moi qui appartiens pour mi part à la mort

et ce qui reste de ma vie à ce jour c'est ta mort

 

J'entends ceux qui restent

dont je fais partie

pourtant c'est toi qui reste à cette date où tu finis ta vie et y demeure définitivement

alors que je continue d'avancer vers la mort et qu'il me reste à parcourir la distance inconnue entre ta mort et la mienne

et    ta mort me fait vivre à reculons allant te rejoindre alors que tu demeures d'où je continue

et      je vais vers la mort  en arrière

et     ce qui me reste de vie est pris entre deux morts

 

J'entends ceux qui restent

et je n'entends plus rien

 

Ce qui reste de toi

je ne peux pas l'imaginer

pas imaginer ton visage, tes yeux ta bouche sans leur chair ou ta chair pourrissante ou tes yeux - tes yeux d'un regard extrême et inépuisable - avec les pupilles crevées par les gaz de la fermentation

je sais,  peux voir même

mais je n'entends pas

je n'entends pas ces mots là

ils sonnent blancs

je ne les comprends pas

ce sont des mots écrits mais d'impossibles paroles

 

J'entends ceux qui restent dans ce qui reste et dans ce labour du vers qui retourne mes mots j'entends soudain vers

comme

vers de cadavre

ou bien je lis dépouille et le mot fait défaut

jusqu'à

n'être plus qu'une dépouille sonore et j'entends des pouilles ou  dé pou yeux  ou

jusqu'où

la langue part en lambeaux

jusqu'à

ce que je ne comprenne plus ce dont je parle comme

dans cette difficulté que j'ai à dire "tu n'es plus"

onestmortouvivantmaismortonestencorequelquechoseoubien rienetn'êtreplusc'estnepasêtreêtremortmaissiêtremortc'estn'êtreplusrien

alorsn'êtreplusveutneveutriendireetplusrienneveutriendireetsurtoutpasvouloirdireet

et comme ça des heures durant

et ces bruissements sous les mots qui les effritent c'est aussi ta mort

 

Mais pour toi

parce que plus solitaire en mort que moi ici avec pas même comme moi pleurs et chagrin

avec rien

- ou alors où et avec quoi toi? -

ce jour de printemps pluvieux à la lisière du Bois de Boulogne avec les pigeons et les fleurs mauves des trèfles

tu te souviens de ce tréma sur le Bienvenüe de Montparnasse qui a isolé pour nous le mot entier

nous accueillant

et de mes trèfles à quatre que tu nommais herbe à lapin

ces trèfles sous leur enveloppe de scotch je te les donne

au cas où demeurerait monnaie de notre âme

comme

glisse entre mes doigts cette menue monnaie d'un bonheur mort

pour toi

à qui ne reste rien en mort

et  même pas savoir et sentir de la mort

ou alors mais cet alors est trop démesuré pour un tissu d'âme élimé par la peine

pour toi parce que sans yeux t'offrant ce que mes yeux voient  sous la pluie fine qui nettoie l'horizon cette maison sur les hauteurs du port semblable à celle que  nous aurions  habitée

comme

une parole ou un geste amoureux

comme

nous aurions regardé ensemble ce ciel pervenche du sud sur la mer grise

et les aurions trouvés beaux dans leur présent

sans en espérer plus

et l'air frais qui fait légèrement frissonner les épaules

dans l'odeur des eucalyptus et de l'iode

il n'y a  pas de preuve

mais la peau n'en a pas besoin

ni les nuages dans le jaune de l'aube

de la mer séparée

ne reste plus qu'une ligne au bout  bombé du ciel

de toi à moi

cette ligne qui va sombrer

 

Extraits de La mort n’est jamais comme,

éditions Via Valeriano-Léo Scheer, 2004,

à reparaître en 2019 aux éditions Bruno Doucey

 

 

 

 

Claude Ber a publié une vingtaine d’ouvrages essentiellement en poésie. Parmi ses dernières publications : Il y a des choses que non, Ed. Bruno Doucey, Paysages de cerveau, photographies Adrienne Arth, Ed. Fidel Anthelme, Les Pourpres, peintures Anne Slacik, Ed. AEncrage, Épître Langue Louve, La Mort n’est jamais comme (Prix International de poésie Ivan Goll), Ed. de l’Amandier. Elle a aussi écrit des textes de théâtre (L’Auteurdutexte, La Prima Donna, Monologue du Preneur de son pour 7 figures, Orphée Market), crées notamment sur des scènes nationales. S’y ajoutent recueils d’articles et conférences, (Aux dires de l’écrit et Libres paroles), anthologies et ouvrages collectifs (derniers parus : « La poésie comme espace méditatif », Ed. Garnier, Cités N°73).

De multiples articles, études universitaires et revues, dont Nu(e) n° 51, ont été  consacrés à son écriture, où François Bon voit « un parfait manifeste de ce que nous avons à chercher, si l’écriture d’aujourd’hui (…) devient rétive à toute appartenance de genre » tandis que Thierry Roger met en avant une « poétique du Multiple, multiplication des plis, lutte contre le double péril et de l’Epars et de l’Un. Il faut voir et entendre cette superbe claudication, signature du vivant, équilibre instable, dissymétrie créatrice (…) Battement incessant entre « le définitif de l’étripaille » et « la douceur des peaux ». Parallèlement, au sortir d’un double cursus lettres philosophie et d’une agrégation de lettres, elle a enseigné notamment en université, à sciences-po et occupé des fonctions académiques et nationales dans l’éducation. Traduite en plusieurs langues, Claude Ber donne de nombreuses lectures et conférences en France et à l’Étranger.

Les extraits de deux livres ont été ici privilégiés. La mort n’est jamais comme, exploration de l’intime, de la souffrance mentale et du deuil, où alternent courtes découpes et poèmes verticaux. Et le dernier paru Il y a des choses que non qui, dans de longs textes tantôt en prose tantôt en vers, questionne notre Histoire et notre contemporanéité à travers le minime d’une histoire singulière.

Le choix de textes a été d’autant plus délicat que Claude Ber n’écrit pas des poèmes séparés mais des livres construits comme un tout architectural et que sa poétique, qui parcourt un large éventail depuis le vers jusqu’à la prose, travaille dans la variation, l’écart, l’exploration de multiples territoires formels. Marquée à la fois par une écriture immédiatement reconnaissable et une grande variété de tons et de formes, elle ne se donne à voir qu’à la lecture des ouvrages et de l’ensemble d’une œuvre qualifiée par M.C. Bancquart de « considérable par son unité d'inspiration comme par la richesse lucide de ses moyens »  quand « l’usage souvent audacieux de l'écriture est toujours lié à une interrogation sur le sens de la vie ». Site : www.claude-ber.org

 

Adrienne Arthphotographe et plasticienne, expose depuis une dizaine d’années, en France et à l’étranger. Sous son nom de Frédérique Wolf-Michaux, cette artiste complète est également comédienne, chanteuse et metteur en scène. En savoir plus: son site, entretien (novembre 2017).

 

 

 

Salon de lecture
Claude Ber (I)


Francopolis, mars-avril 2018

 

Créé le 1 mars 2002

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