Ce
qui reste parfois je l'appelle poème
car toujours le
poème n'est que
ce qui reste une
fois que
après que
avant que
ou alors il ne
reste rien
ce qui reste de
mémoire dans le corps et ce qui reste de mots pour dire une fois tu
l'emballement des mots qui s'écoutent
- peut-être par
défaut mais c'est le mot qui me reste-
comme
d'ici où j'écris
sans savoir ce qui va rester ou même s'il va rester
comme
par exemple
quand une fois déserté et déshabité - enfin - le nom
il ne reste que
ce qui reste de
la soustraction
- quand écrire est soustraire et par ce
retrait saisir-
ce peut être
parfois
ce
qui reste de la poésie
Quant
à ce qui reste du poème ou s'il en reste, il m'arrive de m'en inquiéter
comme d'une parole de ma mort tout en sachant qu'elles sont indifférentes
cette parole et ma mort. Je m'en inquiète par sursauts du corps et de la
conscience, mais jamais autrement. Sinon la colère m'envahit comme si me
menaçait cette asphyxie que provoquent les systèmes avec leurs orthodoxies
et leurs anathèmes. Cela est sans doute injuste, mais tant pis. J'ai
préféré les mystiques aux dévots et le silence aux dogmes. Si bien que je
profère peu de paroles que je ne rature aussitôt après jusqu'à ce qu'il
n'en reste rien ou presque rien. Cette lacération de beaucoup de ce que je
dirais et cette douleur c'est ce qui reste de mon histoire avec la
philosophie.
Quelques
fragments des cahiers de Wittgenstein et la définition spinoziste du bien comme
augmentation dans l'être et du mal comme diminution dans l'être,
c'est ce qui
reste
avec le poème
avec le poème
surtout
comme un essai
très difficile très prudent de réconciliation
tant je redoute
ce qui se dit de et ce qui se dit sur
comme un essai
de parole
qui cesse de
et cette
cessation
ce qui reste une
fois que cesse la tyrannie de la parole
je l'appelle
poème
De
toute façon ce qui reste, je l'entends ceux qui restent
écoutant ta mort
dans les mots
qui ôte parole à
la parole
et ce qui reste
quand on est de ceux qui restent et soi-même ce qui reste
est tellement
rien de la parole
absence de
langue dans cette absence qu'est déjà la langue
trou dans un
trou
que
les mots disant
ce vide et cette absence les comble
comme
les pelletées de
terre comblent la tombe
et les mots qui
restent emplissent ma bouche
comme
la terre emplit
la tienne
Ce
qui reste de toi
par exemple tes
pieds devenus rigides
que l'on n'avait
pas pu faire entrer dans tes chaussures
je revois ces
chaussures mal mises
et cela me
travaille
de n'avoir pu
remettre tes chaussures mal mises
comme
si tu avais à
marcher
comme
si tu marchais
mais tes bras et
tes mains étaient chauds et souples
et je les ai
placés
comme
tu le souhaitais
voilà ce qui
reste dans ma mémoire
dont il ne
restera rien
Ce
qui reste, c'est parfois trop
trop muet et
trop prolixe pour une bouche
ce n'est pas le
silence qui reste c'est le mutisme
et le ciel
parcourt le ciel
immobilement
Ce
qui reste des morts
c'est aussi le
ménage des morts
après la mort
solitaire du père j'ai fait le ménage
les vêtements le
linge la vaisselle les papiers les objets
on trie on jette
on donne on prend on range
ce ménage de la
mort je l'ai fait ensuite pour des morts familiaux plus lointains: pareil
le linge, les vêtements, les meubles et même pour une très vieille morte
par surprise en plein mois de juillet d'une crise cardiaque et emportée
deux jours après par les pompiers, le ménage des premiers vers, de gros
vers blancs qui couraient sur le carreau à l'emplacement du corps
et pareil le
linge, la vaisselle, les meubles, les papiers
et maintenant le
ménage de toi
celui- là
impensable
et pareil ce qui
restait de toi et de toute ta,
nôtre...
le linge les
habits les papiers les livres
un an entier a
duré
ce ménage de ta
mort
vidant sac par sac
moi aussi vidée
sac par sac
et maintenant
qu'il faudrait vendre la maison où ont échoué ces restes des morts et que
je vide tout c'est
comme
s'il fallait que
je me charge du ménage de ma propre mort
Des
poèmes aussi
restent de toi
et je pense
triomphante: une fois fait le ménage des morts, le poème c'est ce qui reste
à ceux qui restent
et je classe
des fragments et débris de poèmes dans de vieilles chemises froissées, des
tiens, des miens
je relis les phrases
raturées encore lisibles
- c'est pour
effacer, vraiment effacer toute trace et qu'il ne reste rien que toi comme
moi les surchargeons de noir épais et c'est aussi pour qu'il ne reste rien
que j'écris le plus possible directement sur ordinateur, plus de ratures,
plus de traces, plus rien
la mort
lisse l'illusion d'éternité intacte
enfin rien -
mais ce qui
reste, ces bribes de textes inaccomplis et même les accomplis, ces restes
je les rassemble
comme
recueillant des
restes mortuaires
et ce qui pouvait
être émouvant, les traces de ce que nous sommes, ou festif, celles de ces
restes sur la table des anniversaires ou dans les draps des célébrations
intimes, tout cela sombre avec le reste
et ce qui reste
c'est la mort
Dans
ce qui reste, j'entends ceux qui restent
moi restant à
l'inventaire de ce qui reste de toi de nous, mémoire gibecière prolifique même si
pleine d'oiseaux tués
il reste il
reste il reste tant que
que je voudrais
dire tout ce qui reste, sortant de ma bouche des brassées de rubans de
colombes de lièvres de tisons de foulards
en quantité
inimaginable
c'est incroyable
ce qui reste d'une vie
cette immensité
dans la mémoire
et je voudrais
dire
toute cette
immensité soustraite
il faut que je
dise toute cette et puis non
la mort fait des
mots une obscénité
ce qui reste
n'appartient qu'à moi qui appartiens pour mi part à la mort
et ce qui reste
de ma vie à ce jour c'est ta mort
J'entends
ceux qui restent
dont je fais
partie
pourtant c'est toi
qui reste à cette date où tu finis ta vie et y demeure définitivement
alors que je
continue d'avancer vers la mort et qu'il me reste à parcourir la distance
inconnue entre ta mort et la mienne
et ta mort me fait vivre à reculons allant
te rejoindre alors que tu demeures d'où je continue
et je vais vers la mort en arrière
et ce qui me reste de vie est pris entre
deux morts
J'entends
ceux qui restent
et je n'entends
plus rien
Ce
qui reste de toi
je ne peux pas
l'imaginer
pas imaginer ton
visage, tes yeux ta bouche sans leur chair ou ta chair pourrissante ou tes
yeux - tes yeux d'un regard extrême et inépuisable - avec les pupilles
crevées par les gaz de la fermentation
je sais, peux voir même
mais je
n'entends pas
je n'entends pas
ces mots là
ils sonnent
blancs
je ne les
comprends pas
ce sont des mots
écrits mais d'impossibles paroles
J'entends
ceux qui restent dans ce qui reste et dans ce labour du vers qui retourne mes
mots j'entends soudain vers
comme
vers de cadavre
ou bien je lis dépouille
et le mot fait défaut
jusqu'à
n'être plus
qu'une dépouille sonore et j'entends des pouilles ou dé pou yeux ou
jusqu'où
la langue part
en lambeaux
jusqu'à
ce que je ne
comprenne plus ce dont je parle comme
dans
cette difficulté que j'ai à dire "tu n'es plus"
onestmortouvivantmaismortonestencorequelquechoseoubien
rienetn'êtreplusc'estnepasêtreêtremortmaissiêtremortc'estn'êtreplusrien
alorsn'êtreplusveutneveutriendireetplusrienneveutriendireetsurtoutpasvouloirdireet
et comme ça des
heures durant
et ces
bruissements sous les mots qui les effritent c'est aussi ta mort
Mais
pour toi
parce que plus
solitaire en mort que moi ici avec pas même comme moi pleurs et chagrin
avec rien
- ou alors où et
avec quoi toi? -
ce jour de
printemps pluvieux à la lisière du Bois de Boulogne avec les pigeons et les
fleurs mauves des trèfles
tu te souviens
de ce tréma sur le Bienvenüe de Montparnasse qui a isolé pour nous le mot
entier
nous accueillant
et de mes
trèfles à quatre que tu nommais herbe à lapin
ces trèfles sous
leur enveloppe de scotch je te les donne
au cas où
demeurerait monnaie de notre âme
comme
glisse entre mes
doigts cette menue monnaie d'un bonheur mort
pour toi
à qui ne reste
rien en mort
et même pas savoir et sentir de la mort
ou alors mais
cet alors est trop démesuré pour un tissu d'âme élimé par la peine
pour toi parce
que sans yeux t'offrant ce que mes yeux voient sous la pluie fine qui nettoie l'horizon
cette maison sur les hauteurs du port semblable à celle que nous aurions habitée
comme
une parole ou un
geste amoureux
comme
nous aurions
regardé ensemble ce ciel pervenche du sud sur la mer grise
et les aurions
trouvés beaux dans leur présent
sans en espérer
plus
et l'air frais
qui fait légèrement frissonner les épaules
dans l'odeur des
eucalyptus et de l'iode
il n'y a pas de preuve
mais la peau
n'en a pas besoin
ni les nuages
dans le jaune de l'aube
de la mer
séparée
ne reste plus
qu'une ligne au bout bombé du ciel
de toi à moi
cette
ligne qui va sombrer
Extraits de La mort n’est jamais comme,
éditions Via
Valeriano-Léo Scheer, 2004,
à reparaître en 2019
aux éditions Bruno Doucey
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