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Mars-avril 2018

 

Invitée : Claude Ber

 

II

Célébration de l’espèce

Adrienne Arth, extrait de Paysages de cerveaulivre d’artiste avec des textes de Claude Ber,

éditions Fidel Anthelme

 

 

Comme tous ceux de mon espèce, je voudrais célébrer mon espèce. Car mon espèce célèbre le tout du tout de mon espèce.

Mon espèce célèbre le bonheur et la peine de son espèce la douleur et la jouissance de son espèce. Mon espèce célèbre la naissance, la mort, les âges, les séparations, les retrouvailles de son espèce. Mon espèce célèbre la joie, l’extase, la souffrance, la folie, l’horreur, les crimes de mon espèce. Mon espèce célèbre les saints, les artistes, les poètes, les savants, les sages, les héros, les rois, les prophètes, les faux prophètes, les bourreaux, les martyrs, les tyrans, les criminels de mon espèce.

Ainsi est mon espèce qu’elle célèbre le n’importe quoi de son espèce qui se réjouit autant de la vie que de la mort de son espèce.

 

Car mon espèce est une espèce qui détruit sa propre espèce.

Mon espèce s’extermine au nom du mal comme du bien, du passé comme de l’avenir de son espèce. Mon espèce massacre mon espèce au nom de ses terres, de ses dieux, de son or, de ses croyances comme de ses incroyances.

Tout rentre tout fait ventre dans le carnage de mon espèce par mon espèce.  Mon espèce est le meilleur auxiliaire de la mort et des souffrances de son espèce. Mon espèce étripe mon espèce au nom de l’amour, de la liberté, de la justice, de la vérité et de tous les anciens et futurs paradis de l’espèce.

Mon espèce ravage mon espèce au nom de l’humanité comme de l’inhumanité de mon espèce. Mon espèce pollue ce qu’elle invente de plus sacré dans le fumier de mon espèce.

Et mon espèce tue et traite les autres espèces comme sa propre espèce. Mon espèce entasse les bêtes qu’elle mange dans des hangars où elles pourrissent vivantes et enferme dans des camps où ils pourrissent vivants les membres de son espèce. Mon espèce viole les femmes et les enfants de son espèce. Mon espèce pend, fusille, bombarde, gaze, démembre, écorche, poignarde les hommes, les femmes et les enfants de son espèce.

Ainsi est mon espèce plus sanguinaire et malfaisante que toute espèce.

 

Même les porcs ont plus de parcelle divine dans leur couenne que mon espèce. Même les porcs ont plus de chances de gagner l’éternité que mon espèce qui martyrise toute espèce y compris sa propre espèce.

Comment peut-on célébrer une espèce aussi nuisible que mon espèce ? Une espèce oublieuse et avide qui se soumet aux pires de l’espèce et anéantit les meilleurs de son espèce pour ensuite les célébrer.

Car mon espèce se rachète et achète son humanité en célébrant les victimes de mon espèce et les tessons de lumières qui éclairent la nuit de mon espèce servent de pardon à la cruauté de mon espèce.

Il faut être une espèce décervelée comme l’est mon espèce pour croire qu’un dieu tout puissant puisse absoudre ses crimes contre son espèce. Il faut être déboussolé comme l’est mon espèce pour imaginer qu’un quelconque infini puisse ressembler à ce qu’en invente à son image la sauvagerie de mon espèce.

Car mon espèce se sert de ses dieux pour mettre à mort les membres de son espèce. Mon espèce peut louer le créateur de toute espèce puis au sortir de ses prières crucifier, lapider, égorger en son nom d’autres membres de mon espèce.

Comment croire aux dieux de mon espèce qui sont des dieux déféqués par la cervelle détraquée de mon espèce ?

La fente d’infini qui traverse le nom de dieu dans mon espèce est ramenée à la mesure de la porcherie de mon espèce. Et aucun dieu ne peut ressusciter l’âme de mon espèce assassinée par mon espèce.

Ainsi est mon espèce qu’elle fait endosser à ses dieux la porcherie de mon espèce.

 

Qui sauvera mon espèce de mon espèce ? Une espèce qui se gorge de meurtres est une espèce condamnée à la non-éternité de son espèce.

L’âme de mon espèce fond comme glaçon entre les mains sanglantes de mon espèce emportée par sa peur et sa passion de la mort. Car mon espèce passe le plus clair de sa vie à amonceler richesses et prières contre la mort et à se soustraire à la vie pour se donner à la mort. Mon espèce dépense des trésors d’intelligence à se persuader que la mort est la vie et que la vie est la mort. Mon espèce a honte du désir et de la vie auxquels elle préfère la putréfaction de la mort. Mon espèce préfère s’insulter par les organes et les actes du plaisir de sa propre espèce plutôt que d’accepter la mort.

Mon espèce a une perversion de l’âme infiniment plus grave que les perversions du pauvre corps animal de mon espèce. Il faut être déglingué comme l’est mon espèce pour s’enterrer vivant dans la mort et vouer  sa vie à la mort.

Mais ainsi est mon espèce qu’elle préfère les délires de son esprit malade à la fragilité mortelle de son corps. 

 

Double et duplice est mon espèce qui martyrise le corps animal de mon espèce par peur de la mort et se console de la mort contre la chair animale de mon espèce.

Car mon espèce se love sous les mamelles des mères de son espèce et entre les bras et les cuisses des autres membres de son espèce pour oublier la mort.

Mon espèce dépèce les corps des mères de son espèce, abat les vieillards de son espèce, écartèle les femmes de son espèce, arrache les couilles des hommes de son espèce puis brandit ces trophées pour amadouer la mort.

Mon espèce peut le matin bercer ses enfants avec des yeux de biche, aller en éventrer d’autres deux heures après puis se laver le sang des mains au robinet avant de dorloter de nouveau la progéniture de mon espèce.

Ma folle espèce affolée par le temps infime de son corps préfère mourir sa vie plutôt que de vivre la durée si courte de son corps.

Mon espèce terrifiée par la mort se précipite dans la mort par frayeur de la mort.

Mon espèce creuse dans sa chair le sillon de la mort.

Et l’âme de mon espèce dégringole dans le trou du cul de la mort.

Ainsi est l’instabilité effrayante de mon espèce pétrie de nuage et de fange et qui remplit de fange et de nuage la fosse de la mort.

 

Infinis sont la bêtise et l’orgueil de mon espèce qui sacrifie mon espèce à sa goinfrerie de biens durant sa vie et à sa goinfrerie de survie après la mort.

Il faut être abruti comme l’est mon espèce pour détruire la terre, se payer à elle-même un impôt sur la destruction de la terre et continuer  de la détruire jusqu’à sa propre mort.

Il faut être aveuglé comme l’est mon espèce pour ne pas voir que la terre et l’univers se fichent de mon espèce.

Mais l’immensité de la prétention et de l’imbécillité de mon espèce est le seul infini accessible à mon espèce. 

Mon espèce fait de sa vie le croupion de la mort.

Mon espèce essuie son avenir sur le paillasson de la mort.

Toute la vitalité de mon espèce se consume à remplir la panse de la mort. A combler le trou du ventre de la mort par la mort.

Et la mort déborde dans la vie de mon espèce, recouvre la vie de mon espèce, enfouit sous elle la vie de mon espèce.

La mort jouit dans mon espèce.

Ainsi célébrer mon espèce revient à célébrer la mort.

 

Si je pouvais, je sortirais de mon espèce, mais je suis de même espèce que les autres membres de mon espèce.

Comme tous ceux mon espèce, je loue et vitupère mon espèce. Mon effroi devant la cruauté de mon espèce fait de moi un membre commun de mon espèce, qui se distingue par l’amour et la haine de son espèce.

Comme tous les membres de mon espèce, je suis de cette espèce qui étrangle et étreint, bénit et maudit les membres de son espèce.

La seule issue pour un membre de mon espèce conscient de la dangerosité de son espèce est de s’immoler ou de se faire exécuter par son espèce. La seule issue qu’aient trouvée les membres clairvoyants de mon espèce pour échapper à la honte et à la fatalité de mon espèce est d’être mis à mort par leur espèce.

Ainsi les membres de mon espèce bienveillants à l’égard de mon espèce n’ont-ils d’autre choix qu’entre le meurtre et la mort.

 

Double et duplice est mon espèce qui célèbre également la destruction et le sacrifice des membres de son espèce. 

Duplice et double est mon espèce qui protège et étouffe contre sa poitrine les membres de son espèce.

Car mon espèce serre dans ses mains les mains de mon espèce. Mon espèce accueille au chaud des plis de son corps les corps de mon espèce. La tendresse de mon espèce panse les blessures de mon espèce. Mon espèce ouvre désespérément son cœur et son âme à mon espèce. Mon espèce illumine la nuit de mon espèce.

Mais si grande est la versatilité volatile de mon espèce qu’il suffit d’une rognure d’ongle pour qu’elle se prosterne de nouveau devant la mort. 

Ainsi est mon espèce qu’elle pétrit le pain de la vie et se partage celui de la mort.

 

La soif de paix de mon espèce est un fétu de paille emporté par la violence de mon espèce. L’animalité humaine de mon espèce une larme noyée dans le torrent de l’inhumanité humaine de mon espèce. Le dévouement de mon espèce est une poignée de terre arrachée au continent de férocité de mon espèce. Le flot d’amour de mon espèce  une goutte d’eau dans l’océan de sauvagerie de mon espèce. Le courage de mon espèce devant la mort est un grain de sable face à la lâcheté de mon espèce qui se voue à la mort en donnant la mort à son espèce.

Car mon espèce a inventé mille manières d’assassiner mon espèce, mais pas une seule manière d’aimer continûment les membres de son espèce.

Aimer son espèce est au-dessus des forces de mon espèce.

Toutes les ressources de fraternité et de compassion de mon espèce, toutes les capacités de sentir et de penser de mon espèce sont insuffisantes pour parvenir à aimer continument une telle espèce.

 Il faut être un joyau de l’espèce pour ne pas vouer aux gémonies une espèce aussi bornée et destructrice que mon espèce. C’est pourquoi mon espèce célèbre les joyaux de son espèce qui parviennent à ne pas honnir leur espèce.

Mais mon espèce est trop envieuse et jalouse pour célébrer vivants les joyaux de son espèce. Mon espèce ne célèbre que morts les bienfaiteurs de son espèce et se lave de ses infamies par le remords.

Ainsi est mon espèce adorant le remords et les prophètes du remords qui lui enjoignent de se repentir pour mieux se soumettre à la mort.  Ainsi est mon espèce toujours gagnante à la loterie de la mort. 

 

Le cœur de mon espèce est le charnier métaphysique de la mort.

Mais dans son cœur mon espèce ne cesse de pleurer sa mort et ses morts.

Telle est mon espèce qu’elle pleure les victimes et les morts dont elle remplit l’histoire de mon espèce.

Telle est mon espèce qu’elle célèbre la moelle de la vie dans l’os de la mort.

Ma pauvre espèce souffre de la maladie et de la douleur de la mort.

Ma malheureuse espèce affolée par la mort se jette follement au cou de la mort. Ma misérable espèce se meurt d’avoir nommé la mort.

Comment célébrer cette tragique espèce qui se débat mortellement dans sa terreur de la mort ?

Comment célébrer l’insoumission de mon espèce asservie par mon espèce, le rire cosmique de mon espèce devant l’inconséquence de mon espèce, la révolte tenace de mon espèce contre la tyrannie mon espèce, la douceur délicate de mon espèce outragée par la brutalité de mon espèce, la résistance inflexible de mon espèce torturée par mon espèce, la dignité de mon espèce humiliée par mon espèce, les trésors d’intelligence de mon espèce dilapidés par la sottise de mon espèce, la générosité de mon espèce élimée par l’avarice de mon espèce, l’ingéniosité de mon espèce dévoyée par la rapacité de mon espèce, la puissance de mon espèce submergée par l’impuissance de mon espèce, la lucidité de mon espèce anéantie par l’aveuglement de mon espèce, la grandeur de mon espèce rongée par la petitesse de mon espèce, l’espoir de mon espèce étouffé sous le désespoir de mon espèce, la rébellion obstinée de mon espèce écrasée par mon espèce, les sanglots de mon espèce conduite par mon espèce dans la vallée de la mort ?

 

Extraits de Il y a des choses que non,

éditions Bruno Doucey, 2016

 

 

Claude Ber a publié une vingtaine d’ouvrages essentiellement en poésie. Parmi ses dernières publications : Il y a des choses que non, Ed. Bruno Doucey, Paysages de cerveau, photographies Adrienne Arth, Ed. Fidel Anthelme, Les Pourpres, peintures Anne Slacik, Ed. AEncrage, Épître Langue Louve, La Mort n’est jamais comme (Prix International de poésie Ivan Goll), Ed. de l’Amandier. Elle a aussi écrit des textes de théâtre (L’Auteurdutexte, La Prima Donna, Monologue du Preneur de son pour 7 figures, Orphée Market), crées notamment sur des scènes nationales. S’y ajoutent recueils d’articles et conférences, (Aux dires de l’écrit et Libres paroles), anthologies et ouvrages collectifs (derniers parus : « La poésie comme espace méditatif », Ed. Garnier,  Cités  N°73).

De multiples articles, études universitaires et revues, dont Nu(e) n° 51, ont été  consacrés à son écriture, où François Bon voit « un parfait manifeste de ce que nous avons à chercher, si l’écriture d’aujourd’hui (…) devient rétive à toute appartenance de genre » tandis que Thierry Roger met en avant une « poétique du Multiple, multiplication des plis, lutte contre le double péril et de l’Epars et de l’Un. Il faut voir et entendre cette superbe claudication, signature du vivant, équilibre instable, dissymétrie créatrice (…) Battement incessant entre « le définitif de l’étripaille » et « la douceur des peaux ». Parallèlement, au sortir d’un double cursus lettres philosophie et d’une agrégation de lettres, elle a enseigné notamment en université, à sciences-po et occupé des fonctions académiques et nationales dans l’éducation. Traduite en plusieurs langues, Claude Ber donne de nombreuses lectures et conférences en France et à l’Étranger.

Les extraits de deux livres ont été ici privilégiés. La mort n’est jamais comme, exploration de l’intime, de la souffrance mentale et du deuil, où alternent courtes découpes et poèmes verticaux. Et le dernier paru Il y a des choses que non qui, dans de longs textes tantôt en prose tantôt en vers, questionne notre Histoire et notre contemporanéité à travers le minime d’une histoire singulière.

Le choix de textes a été d’autant plus délicat que Claude Ber n’écrit pas des poèmes séparés mais des livres construits comme un tout architectural et que sa poétique, qui parcourt un large éventail depuis le vers jusqu’à la prose, travaille dans la variation, l’écart, l’exploration de multiples territoires formels. Marquée à la fois par une écriture immédiatement reconnaissable et une grande variété de tons et de formes, elle ne se donne à voir qu’à la lecture des ouvrages et de l’ensemble d’une œuvre qualifiée par M.C. Bancquart de « considérable par son unité d'inspiration comme par la richesse lucide de ses moyens »  quand « l’usage souvent audacieux de l'écriture est toujours lié à une interrogation sur le sens de la vie ». Site : www.claude-ber.org

 

Adrienne Arthphotographe et plasticienne, expose depuis une dizaine d’années, en France et à l’étranger. Sous son nom de Frédérique Wolf-Michaux, cette artiste complète est également comédienne, chanteuse et metteur en scène. En savoir plus: son site, entretien (novembre 2017).

 

 

 

Salon de lecture
Claude Ber (II)


Francopolis, mars-avril 2018

 

Créé le 1 mars 2002

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