Comme tous ceux de mon
espèce, je voudrais célébrer mon espèce. Car mon espèce célèbre le tout du
tout de mon espèce.
Mon espèce célèbre le
bonheur et la peine de son espèce la douleur et la jouissance de son
espèce. Mon espèce célèbre la naissance, la mort, les âges, les
séparations, les retrouvailles de son espèce. Mon espèce célèbre la joie,
l’extase, la souffrance, la folie, l’horreur, les crimes de mon espèce. Mon
espèce célèbre les saints, les artistes, les poètes, les savants, les
sages, les héros, les rois, les prophètes, les faux prophètes, les
bourreaux, les martyrs, les tyrans, les criminels de mon espèce.
Ainsi est mon espèce qu’elle
célèbre le n’importe quoi de son espèce qui se réjouit autant de la vie que
de la mort de son espèce.
Car mon espèce est une
espèce qui détruit sa propre espèce.
Mon espèce s’extermine au
nom du mal comme du bien, du passé comme de l’avenir de son espèce. Mon
espèce massacre mon espèce au nom de ses terres, de ses dieux, de son or,
de ses croyances comme de ses incroyances.
Tout rentre tout fait ventre
dans le carnage de mon espèce par mon espèce. Mon espèce est le meilleur auxiliaire de
la mort et des souffrances de son espèce. Mon espèce étripe mon espèce au
nom de l’amour, de la liberté, de la justice, de la vérité et de tous les
anciens et futurs paradis de l’espèce.
Mon espèce ravage mon espèce
au nom de l’humanité comme de l’inhumanité de mon espèce. Mon espèce pollue
ce qu’elle invente de plus sacré dans le fumier de mon espèce.
Et mon espèce tue et traite
les autres espèces comme sa propre espèce. Mon espèce entasse les bêtes
qu’elle mange dans des hangars où elles pourrissent vivantes et enferme
dans des camps où ils pourrissent vivants les membres de son espèce. Mon
espèce viole les femmes et les enfants de son espèce. Mon espèce pend,
fusille, bombarde, gaze, démembre, écorche, poignarde les hommes, les
femmes et les enfants de son espèce.
Ainsi est mon espèce plus
sanguinaire et malfaisante que toute espèce.
Même les porcs ont plus de
parcelle divine dans leur couenne que mon espèce. Même les porcs ont plus
de chances de gagner l’éternité que mon espèce qui martyrise toute espèce y
compris sa propre espèce.
Comment peut-on célébrer une
espèce aussi nuisible que mon espèce ? Une espèce oublieuse et avide
qui se soumet aux pires de l’espèce et anéantit les meilleurs de son espèce
pour ensuite les célébrer.
Car mon espèce se rachète et
achète son humanité en célébrant les victimes de mon espèce et les tessons
de lumières qui éclairent la nuit de mon espèce servent de pardon à la
cruauté de mon espèce.
Il faut être une espèce
décervelée comme l’est mon espèce pour croire qu’un dieu tout puissant
puisse absoudre ses crimes contre son espèce. Il faut être déboussolé comme
l’est mon espèce pour imaginer qu’un quelconque infini puisse ressembler à
ce qu’en invente à son image la sauvagerie de mon espèce.
Car mon espèce se sert de
ses dieux pour mettre à mort les membres de son espèce. Mon espèce peut
louer le créateur de toute espèce puis au sortir de ses prières crucifier,
lapider, égorger en son nom d’autres membres de mon espèce.
Comment croire aux dieux de
mon espèce qui sont des dieux déféqués par la cervelle détraquée de mon espèce ?
La fente d’infini qui
traverse le nom de dieu dans mon espèce est ramenée à la mesure de la
porcherie de mon espèce. Et aucun dieu ne peut ressusciter l’âme de mon
espèce assassinée par mon espèce.
Ainsi est mon espèce qu’elle
fait endosser à ses dieux la porcherie de mon espèce.
Qui sauvera mon espèce de
mon espèce ? Une espèce qui se gorge de meurtres est une espèce
condamnée à la non-éternité de son espèce.
L’âme de mon espèce fond
comme glaçon entre les mains sanglantes de mon espèce emportée par sa peur
et sa passion de la mort. Car mon espèce passe le plus clair de sa vie à
amonceler richesses et prières contre la mort et à se soustraire à la vie
pour se donner à la mort. Mon espèce dépense des trésors d’intelligence à
se persuader que la mort est la vie et que la vie est la mort. Mon espèce a
honte du désir et de la vie auxquels elle préfère la putréfaction de la
mort. Mon espèce préfère s’insulter par les organes et les actes du plaisir
de sa propre espèce plutôt que d’accepter la mort.
Mon espèce a une perversion
de l’âme infiniment plus grave que les perversions du pauvre corps animal
de mon espèce. Il faut être déglingué comme l’est mon espèce pour
s’enterrer vivant dans la mort et vouer sa vie à la mort.
Mais ainsi est mon espèce qu’elle
préfère les délires de son esprit malade à la fragilité mortelle de son
corps.
Double et duplice est mon
espèce qui martyrise le corps animal de mon espèce par peur de la mort et
se console de la mort contre la chair animale de mon espèce.
Car mon espèce se love sous
les mamelles des mères de son espèce et entre les bras et les cuisses des
autres membres de son espèce pour oublier la mort.
Mon espèce dépèce les corps
des mères de son espèce, abat les vieillards de son espèce, écartèle les
femmes de son espèce, arrache les couilles des hommes de son espèce puis
brandit ces trophées pour amadouer la mort.
Mon espèce peut le matin
bercer ses enfants avec des yeux de biche, aller en éventrer d’autres deux heures après puis se
laver le sang des mains au robinet avant de dorloter de nouveau la
progéniture de mon espèce.
Ma folle espèce affolée par
le temps infime de son corps préfère mourir sa vie plutôt que de vivre la
durée si courte de son corps.
Mon espèce terrifiée par la
mort se précipite dans la mort par frayeur de la mort.
Mon espèce creuse dans sa
chair le sillon de la mort.
Et l’âme de mon espèce
dégringole dans le trou du cul de la mort.
Ainsi est l’instabilité
effrayante de mon espèce pétrie de nuage et de fange et qui remplit de
fange et de nuage la fosse de la mort.
Infinis sont la bêtise et
l’orgueil de mon espèce qui sacrifie mon espèce à sa goinfrerie de biens
durant sa vie et à sa goinfrerie de survie après la mort.
Il faut être abruti comme
l’est mon espèce pour détruire la terre, se payer à elle-même un impôt sur
la destruction de la terre et continuer de la détruire jusqu’à sa propre
mort.
Il faut être aveuglé comme
l’est mon espèce pour ne pas voir que la terre et l’univers se fichent de
mon espèce.
Mais l’immensité de la prétention
et de l’imbécillité de mon espèce est le seul infini accessible à mon
espèce.
Mon espèce fait de sa vie le
croupion de la mort.
Mon espèce essuie son avenir
sur le paillasson de la mort.
Toute la vitalité de mon
espèce se consume à remplir la panse de la mort. A
combler le trou du ventre de la mort par la mort.
Et la mort déborde dans la
vie de mon espèce, recouvre la vie de mon espèce, enfouit sous elle la vie
de mon espèce.
La mort jouit dans mon
espèce.
Ainsi célébrer mon espèce
revient à célébrer la mort.
Si je pouvais, je sortirais
de mon espèce, mais je suis de même espèce que les autres membres de mon
espèce.
Comme tous ceux mon espèce,
je loue et vitupère mon espèce. Mon effroi devant la cruauté de mon espèce
fait de moi un membre commun de mon espèce, qui se distingue par l’amour et
la haine de son espèce.
Comme tous les membres de
mon espèce, je suis de cette espèce qui étrangle et étreint, bénit et
maudit les membres de son espèce.
La seule issue pour un membre
de mon espèce conscient de la dangerosité de son espèce est de s’immoler ou
de se faire exécuter par son espèce. La seule issue qu’aient trouvée les
membres clairvoyants de mon espèce pour échapper à la honte et à la
fatalité de mon espèce est d’être mis à mort par leur espèce.
Ainsi les membres de mon
espèce bienveillants à l’égard de mon espèce n’ont-ils d’autre choix
qu’entre le meurtre et la mort.
Double et duplice est mon
espèce qui célèbre également la destruction et le sacrifice des membres de
son espèce.
Duplice et double est mon
espèce qui protège et étouffe contre sa poitrine les membres de son espèce.
Car mon espèce serre dans
ses mains les mains de mon espèce. Mon espèce accueille au chaud des plis
de son corps les corps de mon espèce. La tendresse de mon espèce panse les blessures
de mon espèce. Mon espèce
ouvre désespérément son cœur et son âme à mon espèce. Mon espèce illumine
la nuit de mon espèce.
Mais si grande est la
versatilité volatile de mon espèce qu’il suffit d’une rognure d’ongle pour
qu’elle se prosterne de nouveau devant la mort.
Ainsi est mon espèce qu’elle
pétrit le pain de la vie et se partage celui de la mort.
La soif de paix de mon
espèce est un fétu de paille emporté par la violence de mon espèce.
L’animalité humaine de mon espèce une larme noyée dans le torrent de
l’inhumanité humaine de mon espèce. Le dévouement de mon espèce est une
poignée de terre arrachée au continent de férocité de mon espèce. Le flot
d’amour de mon espèce
une goutte d’eau dans l’océan de sauvagerie de mon espèce. Le
courage de mon espèce devant la mort est un grain de sable face à la
lâcheté de mon espèce qui se voue à la mort en donnant la mort à son
espèce.
Car mon espèce a inventé
mille manières d’assassiner mon espèce, mais pas une seule manière d’aimer
continûment les membres de son espèce.
Aimer son espèce est
au-dessus des forces de mon espèce.
Toutes les ressources de
fraternité et de compassion de mon espèce, toutes les capacités de sentir
et de penser de mon espèce sont insuffisantes pour parvenir à aimer
continument une telle espèce.
Il faut être un joyau de l’espèce pour ne
pas vouer aux gémonies une espèce aussi bornée et destructrice que mon
espèce. C’est pourquoi mon espèce célèbre les joyaux de son espèce qui
parviennent à ne pas honnir leur espèce.
Mais mon espèce est trop
envieuse et jalouse pour célébrer vivants les joyaux de son espèce. Mon
espèce ne célèbre que morts les bienfaiteurs de son espèce et se lave de
ses infamies par le remords.
Ainsi est mon espèce adorant
le remords et les prophètes du remords qui lui enjoignent de se repentir
pour mieux se soumettre à la mort.
Ainsi est mon espèce toujours gagnante à la loterie de la mort.
Le cœur de mon espèce est le
charnier métaphysique de la mort.
Mais dans son cœur mon
espèce ne cesse de pleurer sa mort et ses morts.
Telle est mon espèce qu’elle
pleure les victimes et les morts dont elle remplit l’histoire de mon
espèce.
Telle est mon espèce qu’elle
célèbre la moelle de la vie dans l’os de la mort.
Ma pauvre espèce souffre de
la maladie et de la douleur de la mort.
Ma malheureuse espèce
affolée par la mort se jette follement au cou de la mort. Ma misérable
espèce se meurt d’avoir nommé la mort.
Comment célébrer cette
tragique espèce qui se débat mortellement dans sa terreur de la mort ?
Comment célébrer
l’insoumission de mon espèce asservie par mon espèce, le rire cosmique de
mon espèce devant l’inconséquence de mon espèce, la révolte tenace de mon
espèce contre la tyrannie mon espèce, la douceur délicate de mon espèce
outragée par la brutalité de mon espèce, la résistance inflexible de mon
espèce torturée par mon espèce, la dignité de mon espèce humiliée par mon
espèce, les trésors d’intelligence de mon espèce dilapidés par la sottise
de mon espèce, la générosité de mon espèce élimée par l’avarice de mon
espèce, l’ingéniosité de mon espèce dévoyée par la rapacité de mon espèce,
la puissance de mon espèce submergée par l’impuissance de mon espèce, la
lucidité de mon espèce anéantie par l’aveuglement de mon espèce, la
grandeur de mon espèce rongée par la petitesse de mon espèce, l’espoir de
mon espèce étouffé sous le désespoir de mon espèce, la rébellion obstinée
de mon espèce écrasée par mon espèce, les sanglots de mon espèce conduite
par mon espèce dans la vallée de la mort ?
Extraits de Il y a des choses que non,
éditions Bruno Doucey,
2016
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