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rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Septembre-octobre 2023

 

 

Armel Guerne – le dernier Chevalier du Graal.

 

Avant-propos et choix de textes en 2 parties

par Dana Shishmanian

 

 

Première partie : « La poésie, le dernier cri d’une civilisation ».

Textes

(*)

 

Une image contenant Visage humain, personne, portrait, sourire

Description générée automatiquement

 

Photo reproduite du site Babelio

 

 

 

« La poésie, le dernier cri d’une civilisation »

Poésie d’assaut, langage de conquête, un verbe salutaire enfin, telle est l’ambition. Depuis le temps que les hommes s’efforcent, et malheureusement réussissent à faire défiler le monde dans leurs appareils ; depuis le temps que l’humanité se renonce de jour en jour et se vide de ses vertus essentielles pour se perdre dans l’accumulation des techniques impersonnelles, cernant son vide grandissant d’un fracas de plus en plus assourdissant ; depuis que l’évidence, décidément, devient si peu récusable qu’il suffirait d’un seul instant de silence pour jeter bas, d’un coup, l’énorme bâtiment de cette mascarade qui requiert une complicité unanime – comment voudrait-on espérer que l’homme, au-dedans de soi, un beau matin se réveillât, capable de se pencher sur son désert pour y cultiver amoureusement quelque graine perdue, veillant sur la pousse fragile au milieu des sables, avec la force tout soudain d’y entrevoir, par espérance forcenée et furie d’héroïsme, l’immensité des forêts d’autrefois ? Savants, philosophes, romanciers, journalistes, un seul homme peut vous dire combien vous vous payez de mots, combien vous abusez de votre ignorance initiale du mystère de la parole pour mieux nous abuser, et que c’est peut-être là, dans ce verbe miraculeusement posé entre le ciel et la terre, à force d’amour et de dures vérités, qu’il faut aller chercher nos toutes dernières armes. Agonie et naissance : le dernier cri d’une civilisation, comme aussi le premier, c’est celui de sa poésie.

Non pas, bien sûr, celle qu’on y a faite ou qu’on y fait, parfumée de tous les parfums, dont on se caresse l’âme ou le cœur, coupablement, pour cultiver en soi l’illusion qui vous éloigne de l’heure, vous distrait et divertit du monde où nous sommes tous et où nous avons tous le devoir d’exister : mais la poésie telle qu’elle est, au foyer de toutes les activités humaines, au cœur et à la pointe de toutes les disciplines de l’esprit, pure et impure déjà de tout le connaissable aux portes de l’inconnaissable, fable de l’ineffable aux sources bleues de la langue mystérieuse et de ses permissions de grâce.

(…)

La poésie de consolation (pour la pire désolation de tous), les lyrismes de compensation, le mensonge qui soulage la tripe, c’est aux petits lieux, et la porte bien fermée, qu’il faut les envoyer faire. Le poète aujourd’hui ne peut être qu’un homme entier (comme on le dit d’un chevai entier, cœur et cerveau en sus).

(…)

Imaginez-vous que Nerval, Baudelaire ou Rimbaud se fussent contentés aujourd’hui d’une littérature travaillant exclusivement sur l’attribut divin de la beauté ? Ils eussent, eux aussi, virilement conçu devant l’urgence (au lieu du recours au Beau qui fut leur fatalité) l’actuel unique et nécessaire recours au Vrai (qui est la nôtre). Langue nouvelle qui hurle dans ses langes, déjà, comme une compagne violente et qui sait ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas. Non plus une magie décorative qui viendrait rajouter à un monde qui n’en peut plus des beautés accablantes, pour le faire chavirer plus sûrement, mais une magie plus amoureuse, qui en appelle à votre silence et le met en batterie contre vous, pour votre salut. Une invisible foudre. Acte de poésie. Rien à poser sur la cheminée ; rien à citer ; plus rien à rejeter si aisément hors de soi : l’opération s’exécute, silencieuse et souveraine à l’intérieur, pour autant qu’à l’heure où nous voici, il reste quelque chose dedans. L’ultime assaut. L’heure première.

 

Extrait du Temps des signes (1957), reproduit d’après Le poids vivant de la parole, pp. 13-15.

 

 

« L’héroïque humilité des prophètes et des saints »

Un poète peut s’éprendre et se déprendre : c’est le superbe droit à la contradiction hautement réclamé par Baudelaire. Mais il n’a pas le droit de se méprendre sur l’intégralité de l’être et sur les sublimes vertus spirituelles de la langue qu’il parie, dont il reconnaîtra bientôt qu’elle parie à travers lui. Il n’a pas le droit de complicité avec les errements mortels de ce monde. Autant il est absurde au pseudonyme de se mettre à l’abri du risque et des secours de l’Ange, autant est-il stupide au poète lui-même de ne se vouloir pas la cible de ce vent. La seule humilité, on l’oublie un peu trop de nos jours, l’héroïque humilité des prophètes et des saints (et seul contre tous s’il le faut) est une obéissance avouée à plus grand que soi : un perpétuel courage ; jamais un abandon. Une accession ; jamais une paresse. Un risque. Et l’espoir ne commence que toutes forces épuisées.

Le temps que nous vivons est le temps du Démon parce que le monde a mis en soi toutes ses complaisances. Monstrueusement dérisoire et effroyablement sacrilège, il est, dans chacun de ses souffles et jusque dans ses repentirs, le simulacre dans le simulacre, l’attentat continu de la créature contre le Créateur. Aveugle à force de se regarder voir, sourd à force de s’écouter parler, ivre de son moi que lui multiplie l’analyse, l’homme de ce temps, démissionnaire de l’existence et fuyard de son unité haute et profonde, apeuré par le moindre horizon, épouvanté par le moindre silence, incapable de se soutenir seul en face de quoi que ce soit, cherche refuge au plus bas de soi-même et appui sur le nombre. Se fondre au plus inerte et au plus ténébreux d’une masse quelconque, c’est ce qu’il appelle communion ; se complaire dans sa propre faiblesse, c’est ce qu’il nomme sincérité. Exsangue, émasculé, minuscule, il renonce pour jamais à chercher à comprendre (c’est-à-dire à tenir en soi) autre chose que son moi ridicule

(…)

Les temps sont trop tendus, où nous vivons si mal, et l’essentiel y est trop manifestement en péril, si près de chavirer bientôt, pour que — quelle que puisse bien être l’éloquence du prédicateur — si quelqu’un d’entre nous prend sur soi de gravir les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du silence, nous ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et puisque nous sommes tous prisonniers de la même prison, de ce compagnon qui s’est mis au-dessus de nous pour prendre la parole, et à qui nous prêtons quelque chose de nous, peut-être un irremplaçable instant du temps humain de notre âme, pour l’entendre, c’est un enseignement utile ou un vrai pas vers la délivrance que nous attendons, non pas un bavardage qui épaississe la cloison ou une rhétorique qui nous distraie, fut-ce un instant, et nous détourne des verrous qui nous séparent du salut. Nous entendons en définitive qu’il n’abuse en aucune façon ni de notre misère ni de la sienne...

(…)

Dans un monde où tout le monde triche, n’est-ce pas le tout premier devoir que de cesser le jeu ? Et dans un monde où tout le monde ment, le poète commence où finit l’homme de lettres : dans une discipline énorme de silence où l’être s’aguerrit afin qu’un jour, quand l’heure vient, si elle vient, l’élu de la parole puisse appuyer chacun des mots qu’il jettera contre le monde de tout le poids de son être, du poids entier et plein d’une existence vraie, vécue et accomplie réellement.

Il est trop tard, dans le vieux drame de l’humanité, pour qu’on puisse aujourd’hui se contenter de vœux et de souhaits. On demande des hommes.

 

Extrait de « Qui est cet homme, Pierre Emmanuel, ouvrier de la onzième heure ».

Article paru en 1954 dans la revue Témoignage. Reproduit d’après Le poids vivant de la parole, pp. 15-18.

 

 

« Ne pas fermer les yeux pour mourir »

Sur un vaisseau qui fait naufrage, la panique vient de ce que tous les gens, et surtout les marins, ne parlent obstinément que la langue des navigations ; et nul ne parle la langue des naufrages. On retourne à sa longue habitude, à l'illusoire sûreté des chaînes du passé pour éviter l'imprévisible, pour se détourner encore un instant du vrai danger. L'autre langue, seule actuelle : celle de celui qui ose voir, il faut à mesure l'inventer.

Poésie. Le drame ne survient, n'est là que pour la découvrir. Vérité. Ne pas fermer les yeux pour mourir. L'œil des mourants est grand ouvert, afin de se vider de son regard ; et ce sont les vivants, pieusement, qui ferment les yeux des morts. L'habitude. L'autre langue, je vous le dis, doit s'inventer.

Les œuvres de l'esprit n'intéressent jamais les habitants du monde des matières ; et quand ils viennent à en parler, c'est toujours par l'effet d'un sinistre malentendu : les saints n'ont pas vécu dans la contemplation merveilleuse et terrible pour l'encouragement des bigotes. Ils n'ont pas fait, non plus, l'apprentissage épouvantable du doute et de la certitude pour le confort administratif ou grammatical du clergé.

 

Extrait de « Je vous écrit », texte inédit non daté. Reproduit d’après Le Verbe nu, p. 41.

 

 

« Le temps qui sépare le moment de la découverte… et celui où l'application va servir à tuer. »

Jamais les choses ne reviennent les mêmes ; jamais non plus elles ne sont différentes. Celui qui libère son pied de la boucle de l'épisode, il arrive parfois qu'il coure au-devant d'elles et qu'il les reconnaisse.

(…)

Les plus aventureux aventuriers de l'intelligence vivent enfermés sans le savoir, à présent, prisonniers d'une réalité infiniment défunte ; et ils ne jurent que par elle, les malheureux ! Les plus ardents sont aux aguets de ce qu'ils nomment l'actualité : une chose arrivée et qui déjà n'est plus, qu'on ne voit pas venir mais s'en aller, le souffle éteint ; qu'on n'aperçoit ou ne devine que de dos. Ils se passent eux-mêmes la boucle de l'épisode autour du cou, et, le regard déjà obscurci par l'étranglement, se retrouvant en communion derrière ce voile de ténèbres dans la haine unanime de ceux qui sont dehors, ils jurent tous de sa vérité ! Il est le plus sinistre, le plus fini des mondes, de jour en jour plus désespérément fermé sur soi, resserré, à l'étroit, celui qui n'a, comme le nôtre, pas d'autre religion que le culte de l'événement.

(…)

Haïr la technique jusqu'à ses dernières forces : elle finit toujours par mettre l'homme au service de la machine. Chacun de ses progrès est une personnification de la mort. Des êtres, des choses, des mœurs, de la joie. La science nous a progressivement mis en exil, mais on continue à fermer les yeux sur la fatalité funeste de ses applications. La vérité est que nous payons chaque nouveau confort, chaque nouvelle commodité extérieure de dix décon­forts intérieurs et de cent incommodités personnelles qui nous privent de nous-mêmes. La fuite et le refuge de toute une jeunesse dans la drogue en est une illustration directe, quoique imbécile. Un autre déconfort.

Il y aurait une manière de raconter l'histoire de la science en mesurant le temps qui sépare le moment de la découverte, de la trouvaille en laboratoire, et celui où l'application de cette acquisition va servir à tuer.

 

Extrait de « Actualité », texte inédit non daté. Reproduit d’après Le Verbe nu, pp. 174-175.

 

 

«…Ce monde noir, monstrueux, menaçant… apothéose du mensonge »

Ce monde noir, monstrueux, menaçant, ce possédé dans sa possession auquel il ne reste, visiblement, plus qu'une guerre ultime à faire, universelle enfin, et qui sera faite au nom de la paix pour le ravage des continents, dans une apothéose du mensonge qui deviendra la vérité par-dessus lui ; ce monde moderne qui a répandu le sang et le feu comme jamais les pires barbaries ne l'avaient fait, utilisant au surplus les rares intermittences pour oublier ses horreurs avec une froide promptitude qui glacerait même la mort : ce monde et son humanité, qui les maudira ?

 

Extrait de « Factum est », texte inédit non daté (avant 1967). Reproduit d’après Le verbe nu, p. 216.

 

 

« Ce n'était pas son temps qu'il regardait de son œil de voyant, mais celui que nous vivons »

La loi spirituelle n'est pas la même : le corps, la matière s'informe et se façonne de ce qui lui vient de derrière, du passé (ce n'est pas ce qu'on mange, c'est ce qu'on a mangé qui est la nourriture), mais l'esprit, beaucoup plus qu'on ne croit, est inspiré, aspiré, informé par ce qu'il a devant et qu'on ne connaît pas encore : informé, commandé, conditionné par l'avenir, et non par le passé. L'événement, quand il se produit (ce que la langue en son génie appelle proprement, au passé, un « fait »), est arrivé lui-même au terme de sa longue course ; il est complètement échu, n'est plus qu'une matière historique sur laquelle rien, ni personne, ne peut rien. Il est trop tard.

(…)

Pour un peu qu'on y pense sérieusement, on s'apercevra bien, vite que jamais les plus grands génies (je ne dis pas les plus célèbres), qui font l'honneur et la richesse de l'humanité, n'ont été et ne sont explicables par leurs antécédents, alors que tant de criminels le sont ; mais ils s'expliquent très aisément, par contre, et tout naturellement dans l'autre sens, par les causes et avec les raisons que leur fournit la suite des temps, tout comme les prophètes. Dostoïevski et la sainte Russie, Balzac et la monarchie de droit divin, Bernanos et la chrétienté. Ainsi Novalis, le prophétique Novalis et tout le baume de sa douceur, quand il se penche passionnément au profond de la mort et la creuse en suivant son filon d'or, quand il s'avance lucidement par-delà le mystère de la Nuit, ce n'est pas leur secret qu'il cherche, ni son propre remède, mais les nôtres, en fait. Il suffit de le lire aujourd'hui pour comprendre à quel point ce n'était pas son temps qu'il regardait de son œil de voyant, mais celui que nous vivons, nous, reculant chaque jour, abdiquant un peu plus devant sa brutalité exsangue, manquant de foi, manquant de tout ce qui pourrait redonner à la vie de la vie, autrement dit l'accent, le sentiment de son actualité éternelle au lieu du simulacre et de son relent fade de désespoir, sa veulerie. Ce n'est pas son présent, mais l'avenir de l'homme qu'il veut exorciser, l'individu qu'il veut sauver à l'heure où il s'abdique, sa personnalité divine qu'il veut réinstaurer, et la ténèbre grise obstinément épaissie du mensonge qu'il veut percer.

 

Extrait de « Novalis ou la vocation de l’éternité », préface à Œuvres complètes, Gallimard 1975. Reproduit d’après L’âme insurgée pp. 106-107.

 

 

« Ce qu'il faut… c’est le verbe éternel de la poésie »

La seule langue, l'unique langage qu'on puisse désormais parler aux hommes, ce qu'il faut, ce qu'on doit et ce qu'on leur doit tant qu'on n'est pas soi-même mort à toute espérance, c'est, à tous ses niveaux et sous toutes ses formes, dans toutes ses musiques, le verbe éternel de la poésie. Ce langage qui sait que le silence a toujours été, sera toujours une voie royale de la connaissance…

 

Extrait de « L’homme qui rêvait d’une terre des hommes », 1952 (sur Saint-Exupéry). Reproduit d’après Le Verbe nu, p. 186.

 

 

« Son verbe sera nu et net comme une épée »

Que la poésie la plus sublime ne soit vraiment, en définitive, que l’apprentissage du silence, la leçon tant de fois répétée et toujours ignorée, la terrible leçon suppliante ou hautaine, une fois, en sera entendue quand le dernier poème, posé comme une couronne sur la colonne millénaire du silence de l’humanité, une dernière fois s'ouvrira sur le silence dernier.

Et son verbe à l'image du glaive de l'Archange, son verbe sera nu et net comme une épée, à celui qui viendra et prendra la Parole, le dernier, affirmant une fois de plus devant les générations ployées sois l'épouvante que le verbe de l’homme se souvient néanmoins, parfois encore, de l'origine prodigieuse, et qu'il est l'héritier miraculé du monde des images, du Verbe formidable qui créa la terre et les cieux.

 

Extrait de « Le verbe nu », Mercure de France, 1er juillet 1952. Reproduit d’après Le Verbe nu, p. 193-194.

 

 

 

(*)

 

Les fragments qui composent ce premier volet de notre évocation de l’œuvre d’Armel Guerne sont glanés dans quelques anthologies posthumes de ses écrits :

Le Verbe nu. Méditation sur la fin des temps. Anthologie de textes dont des inédits, et préface par Sylvia Massias, Seuil 2014.

L’âme insurgée. Écrits sur le romantisme. Édition augmentée par rapport à celle parue en 1977 aux éditions Phébus ; avec une préface de Stéphane Barsacq, éditions Points 2011.

Le poids vivant de la parole. Anthologie (reprenant l’édition homonyme parue chez Solaire en 1983, et Au bout du temps, Solaire-Fédérop 1981) incluant quelques textes mais surtout des poèmes, dont des inédits, avec une préface de François-René Daillie, Fédérop 2007.

 

 

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Écouter le 1er mouvement du concerto pour violon en re mineur de Robert Schumann (1853)

dans un enregistrement réalisé quelques années après sa création en 1933 par Georg Kulenkampff, arrangement Paul Hindemith, direction Hans Schimdt-Isserstedt (Berlin, 20 décembre 1937).

 

 

 

Une vie, un poète : Armel Guerne (1)

Francopolis septembre-octobre 2023

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Créé le 1 mars 2002