« La poésie, le dernier cri d’une civilisation »
Poésie
d’assaut, langage de conquête, un verbe salutaire enfin, telle est
l’ambition. Depuis le temps que les hommes s’efforcent, et malheureusement
réussissent à faire défiler le monde dans leurs appareils ; depuis le
temps que l’humanité se renonce de jour en jour et se vide de ses vertus
essentielles pour se perdre dans l’accumulation des techniques
impersonnelles, cernant son vide grandissant d’un fracas de plus en plus
assourdissant ; depuis que l’évidence, décidément, devient si peu récusable
qu’il suffirait d’un seul instant de silence pour jeter bas, d’un coup,
l’énorme bâtiment de cette mascarade qui requiert une complicité unanime –
comment voudrait-on espérer que l’homme, au-dedans de soi, un beau matin se
réveillât, capable de se pencher sur son désert pour y cultiver amoureusement
quelque graine perdue, veillant sur la pousse fragile au milieu des sables,
avec la force tout soudain d’y entrevoir, par espérance forcenée et furie
d’héroïsme, l’immensité des forêts d’autrefois ? Savants, philosophes,
romanciers, journalistes, un seul homme peut vous dire combien vous vous
payez de mots, combien vous abusez de votre ignorance initiale du mystère
de la parole pour mieux nous abuser, et que c’est peut-être là, dans ce
verbe miraculeusement posé entre le ciel et la terre, à force d’amour et de
dures vérités, qu’il faut aller chercher nos toutes dernières armes. Agonie
et naissance : le dernier cri d’une civilisation, comme aussi le
premier, c’est celui de sa poésie.
Non
pas, bien sûr, celle qu’on y a faite ou qu’on y fait, parfumée de tous les
parfums, dont on se caresse l’âme ou le cœur, coupablement, pour cultiver
en soi l’illusion qui vous éloigne de l’heure, vous distrait et divertit du
monde où nous sommes tous et où nous avons tous le devoir d’exister : mais
la poésie telle qu’elle est, au foyer de toutes les activités humaines, au
cœur et à la pointe de toutes les disciplines de l’esprit, pure et impure déjà
de tout le connaissable aux portes de l’inconnaissable, fable de
l’ineffable aux sources bleues de la langue mystérieuse et de ses
permissions de grâce.
(…)
La
poésie de consolation (pour la pire désolation de tous), les lyrismes de
compensation, le mensonge qui soulage la tripe, c’est aux petits lieux, et
la porte bien fermée, qu’il faut les envoyer faire. Le poète aujourd’hui ne
peut être qu’un homme entier (comme on le dit d’un chevai entier, cœur et
cerveau en sus).
(…)
Imaginez-vous
que Nerval, Baudelaire ou Rimbaud se fussent contentés aujourd’hui d’une
littérature travaillant exclusivement sur l’attribut divin de la beauté ?
Ils eussent, eux aussi, virilement conçu devant l’urgence (au lieu du
recours au Beau qui fut leur fatalité) l’actuel unique et nécessaire
recours au Vrai (qui est la nôtre). Langue nouvelle qui hurle dans ses
langes, déjà, comme une compagne violente et qui sait ce qu’elle veut, ce
qu’elle ne veut pas. Non plus une magie décorative qui viendrait rajouter à
un monde qui n’en peut plus des beautés accablantes, pour le faire chavirer
plus sûrement, mais une magie plus amoureuse, qui en appelle à votre
silence et le met en batterie contre vous, pour votre salut. Une invisible
foudre. Acte de poésie. Rien à poser sur la cheminée ; rien à citer ; plus
rien à rejeter si aisément hors de soi : l’opération s’exécute, silencieuse
et souveraine à l’intérieur, pour autant qu’à l’heure où nous voici, il
reste quelque chose dedans. L’ultime assaut. L’heure première.
Extrait du Temps des signes (1957), reproduit
d’après Le poids vivant de la parole, pp. 13-15.
« L’héroïque humilité des prophètes et des saints »
Un poète peut
s’éprendre et se déprendre : c’est le superbe droit à la contradiction
hautement réclamé par Baudelaire. Mais il n’a pas le droit de se méprendre
sur l’intégralité de l’être et sur les sublimes vertus spirituelles de la
langue qu’il parie, dont il reconnaîtra bientôt qu’elle parie à travers
lui. Il n’a pas le droit de complicité avec les errements mortels de ce
monde. Autant il est absurde au pseudonyme de se mettre à l’abri du risque
et des secours de l’Ange, autant est-il stupide au poète lui-même de ne se
vouloir pas la cible de ce vent. La seule humilité, on l’oublie un peu trop
de nos jours, l’héroïque humilité des prophètes et des saints (et seul
contre tous s’il le faut) est une obéissance avouée à plus grand que soi :
un perpétuel courage ; jamais un abandon. Une accession ; jamais une
paresse. Un risque. Et l’espoir ne commence que toutes forces épuisées.
Le
temps que nous vivons est le temps du Démon parce que le monde a mis en soi
toutes ses complaisances. Monstrueusement dérisoire et effroyablement
sacrilège, il est, dans chacun de ses souffles et jusque dans ses
repentirs, le simulacre dans le simulacre, l’attentat continu de la
créature contre le Créateur. Aveugle à force de se regarder voir, sourd à
force de s’écouter parler, ivre de son moi que lui multiplie l’analyse,
l’homme de ce temps, démissionnaire de l’existence et fuyard de son unité
haute et profonde, apeuré par le moindre horizon, épouvanté par le moindre
silence, incapable de se soutenir seul en face de quoi que ce soit, cherche
refuge au plus bas de soi-même et appui sur le nombre. Se fondre au plus
inerte et au plus ténébreux d’une masse quelconque, c’est ce qu’il appelle
communion ; se complaire dans sa propre faiblesse, c’est ce qu’il nomme
sincérité. Exsangue, émasculé, minuscule, il renonce pour jamais à chercher
à comprendre (c’est-à-dire à tenir en soi) autre chose que son moi ridicule
(…)
Les
temps sont trop tendus, où nous vivons si mal, et l’essentiel y est trop
manifestement en péril, si près de chavirer bientôt, pour que — quelle que
puisse bien être l’éloquence du prédicateur — si quelqu’un d’entre nous
prend sur soi de gravir les degrés qui le mettent en chaire au-dessus du
silence, nous ne l’attendions pas à l’efficace de sa parole. Et puisque nous
sommes tous prisonniers de la même prison, de ce compagnon qui s’est mis
au-dessus de nous pour prendre la parole, et à qui nous prêtons quelque
chose de nous, peut-être un irremplaçable instant du temps humain de notre
âme, pour l’entendre, c’est un enseignement utile ou un vrai pas vers la
délivrance que nous attendons, non pas un bavardage qui épaississe la
cloison ou une rhétorique qui nous distraie, fut-ce un instant, et nous
détourne des verrous qui nous séparent du salut. Nous entendons en définitive
qu’il n’abuse en aucune façon ni de notre misère ni de la sienne...
(…)
Dans
un monde où tout le monde triche, n’est-ce pas le tout premier devoir que
de cesser le jeu ? Et dans un monde où tout le monde ment, le poète
commence où finit l’homme de lettres : dans une discipline énorme de
silence où l’être s’aguerrit afin qu’un jour, quand l’heure vient, si elle
vient, l’élu de la parole puisse appuyer chacun des mots qu’il jettera
contre le monde de tout le poids de son être, du poids entier et plein d’une
existence vraie, vécue et accomplie réellement.
Il
est trop tard, dans le vieux drame de l’humanité, pour qu’on puisse
aujourd’hui se contenter de vœux et de souhaits. On demande des hommes.
Extrait de « Qui est cet homme, Pierre Emmanuel, ouvrier de la
onzième heure ».
Article paru en 1954 dans la revue Témoignage.
Reproduit d’après Le poids vivant de la parole, pp. 15-18.
« Ne pas fermer les yeux pour mourir »
Sur
un vaisseau qui fait naufrage, la panique vient de ce que tous les gens, et
surtout les marins, ne parlent obstinément que la langue des
navigations ; et nul ne parle la langue des naufrages. On retourne à
sa longue habitude, à l'illusoire sûreté des chaînes du passé pour éviter
l'imprévisible, pour se détourner encore un instant du vrai danger. L'autre
langue, seule actuelle : celle de celui qui ose voir, il faut à mesure
l'inventer.
Poésie.
Le drame ne survient, n'est là que pour la découvrir. Vérité. Ne pas fermer
les yeux pour mourir. L'œil des mourants est grand ouvert, afin de se vider
de son regard ; et ce sont les vivants, pieusement, qui ferment les yeux
des morts. L'habitude. L'autre langue, je vous le dis, doit s'inventer.
Les
œuvres de l'esprit n'intéressent jamais les habitants du monde des matières
; et quand ils viennent à en parler, c'est toujours par l'effet d'un
sinistre malentendu : les saints n'ont pas vécu dans la contemplation
merveilleuse et terrible pour l'encouragement des bigotes. Ils n'ont pas
fait, non plus, l'apprentissage épouvantable du doute et de la certitude
pour le confort administratif ou grammatical du clergé.
Extrait
de « Je vous écrit », texte inédit non daté. Reproduit
d’après Le Verbe nu, p. 41.
« Le temps qui sépare le moment de la découverte… et celui où
l'application va servir à tuer. »
Jamais
les choses ne reviennent les mêmes ; jamais non plus elles ne sont
différentes. Celui qui libère son pied de la boucle de l'épisode, il arrive
parfois qu'il coure au-devant d'elles et qu'il les reconnaisse.
(…)
Les
plus aventureux aventuriers de l'intelligence vivent enfermés sans le
savoir, à présent, prisonniers d'une réalité infiniment défunte ; et ils ne
jurent que par elle, les malheureux ! Les plus ardents sont aux aguets de
ce qu'ils nomment l'actualité : une chose arrivée et qui déjà n'est plus,
qu'on ne voit pas venir mais s'en aller, le souffle éteint ; qu'on
n'aperçoit ou ne devine que de dos. Ils se passent eux-mêmes la boucle de
l'épisode autour du cou, et, le regard déjà obscurci par l'étranglement, se
retrouvant en communion derrière ce voile de ténèbres dans la haine unanime
de ceux qui sont dehors, ils jurent tous de sa vérité ! Il est le plus
sinistre, le plus fini des mondes, de jour en jour plus désespérément fermé
sur soi, resserré, à l'étroit, celui qui n'a, comme le nôtre, pas d'autre
religion que le culte de l'événement.
(…)
Haïr
la technique jusqu'à ses dernières forces : elle finit toujours par mettre
l'homme au service de la machine. Chacun de ses progrès est une personnification de la mort. Des êtres, des choses, des
mœurs, de la joie. La science nous a progressivement mis en exil, mais on
continue à fermer les yeux sur la fatalité funeste de ses applications. La vérité est que nous
payons chaque nouveau confort,
chaque nouvelle commodité extérieure de dix déconforts intérieurs et de cent incommodités
personnelles qui nous privent de nous-mêmes. La fuite et le refuge
de toute une jeunesse dans la drogue en
est une illustration directe, quoique imbécile. Un autre déconfort.
Il y aurait une manière de raconter l'histoire de la
science en mesurant le temps qui
sépare le moment de la découverte, de
la trouvaille en laboratoire, et celui où l'application de cette
acquisition va servir à tuer.
Extrait
de « Actualité »,
texte inédit non daté. Reproduit d’après Le Verbe nu,
pp. 174-175.
«…Ce monde noir, monstrueux, menaçant… apothéose du mensonge »
Ce
monde noir, monstrueux, menaçant, ce possédé dans sa possession auquel il
ne reste, visiblement, plus qu'une guerre ultime à faire, universelle
enfin, et qui sera faite au nom de la paix pour le ravage des continents,
dans une apothéose du mensonge qui deviendra la vérité par-dessus lui ; ce
monde moderne qui a répandu le sang et le feu comme jamais les pires
barbaries ne l'avaient fait, utilisant au surplus les rares intermittences
pour oublier ses horreurs avec une froide promptitude qui glacerait même la
mort : ce monde et son humanité, qui les maudira ?
Extrait
de « Factum est »,
texte inédit non daté (avant 1967). Reproduit d’après Le verbe nu, p. 216.
« Ce n'était
pas son temps qu'il regardait de son œil de voyant, mais celui que nous
vivons »
La
loi spirituelle n'est pas la même : le corps, la matière s'informe et se
façonne de ce qui lui vient de derrière, du passé (ce n'est pas ce qu'on
mange, c'est ce qu'on a mangé qui est la nourriture), mais l'esprit,
beaucoup plus qu'on ne croit, est inspiré, aspiré, informé par ce qu'il a
devant et qu'on ne connaît pas encore : informé, commandé, conditionné par
l'avenir, et non par le passé. L'événement, quand il se produit (ce que la
langue en son génie appelle proprement, au passé, un « fait »), est arrivé
lui-même au terme de sa longue course ; il est complètement échu, n'est
plus qu'une matière historique sur laquelle rien, ni personne, ne peut
rien. Il est trop tard.
(…)
Pour
un peu qu'on y pense sérieusement, on s'apercevra bien, vite que jamais les
plus grands génies (je ne dis pas les plus célèbres), qui font l'honneur
et la richesse de l'humanité, n'ont été et ne sont explicables par leurs
antécédents, alors que tant de criminels le sont ; mais ils s'expliquent
très aisément, par contre, et tout naturellement dans l'autre sens, par les
causes et avec les raisons que leur fournit la suite des temps, tout comme
les prophètes. Dostoïevski et la sainte Russie, Balzac et la monarchie de
droit divin, Bernanos et la chrétienté. Ainsi Novalis, le prophétique
Novalis et tout le baume de sa douceur, quand il se penche passionnément au
profond de la mort et la creuse en suivant son filon d'or, quand il
s'avance lucidement par-delà le mystère de la Nuit, ce n'est pas leur
secret qu'il cherche, ni son propre remède, mais les nôtres, en fait. Il
suffit de le lire aujourd'hui pour comprendre à quel point ce n'était pas
son temps qu'il regardait de son œil de voyant, mais celui que nous vivons,
nous, reculant chaque jour, abdiquant un peu plus devant sa brutalité
exsangue, manquant de foi, manquant de tout ce qui pourrait redonner à la
vie de la vie, autrement dit l'accent, le sentiment de son actualité
éternelle au lieu du simulacre et de son relent fade de désespoir, sa
veulerie. Ce n'est pas son présent, mais l'avenir de l'homme qu'il veut
exorciser, l'individu qu'il veut sauver à l'heure où il s'abdique, sa
personnalité divine qu'il veut réinstaurer, et la ténèbre grise obstinément
épaissie du mensonge qu'il veut percer.
Extrait
de « Novalis ou la vocation de l’éternité », préface à Œuvres
complètes,
Gallimard 1975. Reproduit d’après L’âme insurgée pp. 106-107.
« Ce qu'il faut… c’est le verbe éternel de la poésie »
La
seule langue, l'unique langage qu'on puisse désormais parler aux hommes, ce
qu'il faut, ce qu'on doit et ce qu'on leur doit tant qu'on n'est pas
soi-même mort à toute espérance, c'est, à tous ses niveaux et sous toutes
ses formes, dans toutes ses musiques, le verbe éternel de la poésie. Ce
langage qui sait que le silence a toujours été, sera toujours une voie
royale de la connaissance…
Extrait
de « L’homme qui rêvait d’une terre des hommes », 1952 (sur
Saint-Exupéry). Reproduit d’après Le Verbe nu, p. 186.
« Son verbe sera nu et net comme une épée »
Que la poésie la plus sublime ne soit
vraiment, en définitive,
que l’apprentissage du silence, la leçon
tant de fois répétée et toujours ignorée, la terrible leçon suppliante ou
hautaine, une fois, en sera entendue quand le dernier
poème, posé comme une couronne sur la colonne millénaire du silence de
l’humanité,
une dernière fois s'ouvrira sur le silence dernier.
Et
son verbe à l'image du glaive de l'Archange, son verbe sera nu et net comme
une épée, à celui qui viendra et prendra la Parole, le dernier, affirmant
une fois de plus devant les générations ployées sois l'épouvante que le
verbe de l’homme se souvient néanmoins, parfois encore, de l'origine
prodigieuse, et qu'il est l'héritier miraculé du monde des images, du Verbe
formidable qui créa la terre et les cieux.
Extrait
de « Le verbe nu », Mercure de France, 1er juillet 1952.
Reproduit d’après Le Verbe nu, p. 193-194.
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