Typhon
Le
bleu de ce cheval transparent sur la mer,
Dans
le soleil, cette sérénité d'avant l'orage
Qui galope déjà entre le ciel et l'eau,
Devançant
l'océan prophétique : cet azur
Qui
s'éloigne alors qu'il s'assombrit,
Qui
le chevauche et qui devance ainsi
Le
nuage, anticipant sur la foudre.
Quel
est ce messager, cet ange
énigmatique
Apportant
le typhon, ou la communion terrible,
Dans le feu, des eaux d'en bas et d'en haut ?
14 février 1961
(Jour qu'on place le chapeau au
moulin)
Soudain
Délégué
de l'éternité
Au
plein midi de la lumière
Feu
surgissant du feu
Voici
le chevalier mystique
Venu
pour moissonner les ombres.
Et il ne sourit pas.
Ce
pur esprit que rien n'arrête
À notre temps fini,
Le
flamboyant, le purificateur
Qui s'acharne à tuer les morts.
25 avril 1972
Sans fin
Frapperez-vous
longtemps à la porte secrète
Aussi longtemps qu'il le faudra, frapperez-vous
À
cette porte de la joie enfin ouverte
Après tant de douleur, après tant de chagrin,
Après
tant d'amertume et après tant d'angoisse ?
Puisqu'alors vous saurez à force qu'elle existe :
Et tellement brillante, et tellement ouverte
Tellement
haute et transparente et lisse et belle
Pour qu'on puisse au moment terrible de la mort
Passer par là non pour partir, mais pour entrer.
Laisser
son poids de chair au bord de cette source
Où des oiseaux aussi posent sans bruit leur vol.
3 décembre 1972
Le poids vivant de la parole
On peut écrire, et l'on écrit ;
On
peut se taire, et l'on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il
faut percer tous les symboles,
Dévorer
les images,
Écouter
pour ne pas entendre,
Subir
jusqu'à la mort
Comme
un écrasement
Le
poids vivant de la parole.
En agonie
Plus
de fontaines vives pour le feu des paupières
Ou pour la soif des lèvres alanguies, guettant
L’averse
de fraîcheur sous l'astre fade. Plus de silence
Aux racines de la prière entre les nuits.
Il
n'y a plus de larmes, ni d'enfance, au jour sombre,
Plus de passion. Le bleu des lacs expire
Sous
la chasse noire des orages ; le monde,
Mon
cœur, le monde est un cirque de grottes pourpres
Où les eaux, soudain, se font amères ;
La vie est un rêve que l'esprit,
cerné
De
détresse en son veuvage, n'habite plus...
Et
plus vertigineuse est la chute
Quand
le rêve a le poids de pierre du néant.
[Je voudrais me glisser]
Je
voudrais me glisser sans un soupir
Hors de ce monde, et sans un cri,
Pouvoir sourire et transparaître enfin
De cette immense joie,
Ne laisser après moi pas un regret,
Aucun
chagrin, mais un amour vraiment
Avancé dans la confidence et déjà qui
Sûrement
la partage.
Je
voudrais ne laisser au moment d'être
Aspiré par l'éternité
Qu'une trace de mon bonheur :
Ne pas mourir. Communier.
entre 2 et 5 heures du matin
le 26 septembre 1968
Hora mortis
Or,
nous avions rayé le ciel
Et
le dessous du ciel
De
longs traits éphémères
Et
fracassants. Le minuscule
À
l'assaut de l'immense
Nunc
in hora mortis nostræ
Et
le temps sur le seuil de son éternité !
Mais
nul ne voit, nul ne les sait
Ici
où nous avons effarouché nos anges,
Les
grands signes qui sont maintenant parmi nous.
15 mars
1959
L'oraison surnaturelle
Vous
devriez rester longtemps au bord du soir
Les
yeux fermés, lent auditeur du paysage
Végétativement écouté, entendu
Loin
des rumeurs et des bruits de l'intelligence.
Vous devriez vous désuspendre
des idées
Vous
désapprendre de ce que vous croyez être.
Simplement être là, l'animal de votre âme
Le
nid charnel de ses instincts qui vous connaissent
Et
traversent vos nuits de rêves différents
De ceux que seulement vous auriez su vous
faire.
Et
quand vient le matin, vous le voyez
sourire
Au
bord des lèvres du silence, doucement.
Verbum demisssum
Lointain
sous le vent gris, ce bruit de cloches
Comme égaré, hésitant entre les nuages,
Est-ce
un appel ? Et qui revient comme appelé
Maintenant sur l'ici, après Dieu sait
Quel
parcours millénaire et quelles courses...
Un son perdu, un art de musique oubliée
Que
l'oreille à présent retrouve sans l'entendre ;
Le soir le prend, l'attire, dirait-on,
En
se suspendant à ses franges
Comme
pour le garder avant la nuit.
(Sourde écoute) 19 avril 1972
L'épanouissement
Quand tu découvriras que s'ouvre l'étendue
Et que le vrai fleurit, que le réel s'emplit
Bien
en deçà de la parole toute simple ;
Quand
tu écouteras chuchoter le silence
Comme
un enfant, exprès pour toi, reconquis sur
Le bruit tonitruant du vide qui remue ;
Quand
tu ressentiras l'équilibre te prendre
Et te garder sur sa balance en équilibre,
Un ange alors, incliné sur ton paysage
Avancera
vers toi pour se taire et t'attendre.
Tout près
Comme
une fleur de la lumière intérieure
Un
ange, un saint, un vigilant, un sans sommeil,
Un esprit revêtu de fine transparence,
Un
de ceux qui ne dorment pas, un des exempts
De notre bain dans le remugle de l'abîme
Et
dans l'âcre suint des peuples de minuit.
Il
connaît la parole et ne la parle pas ;
Il ne la porte pas sur le bord de ses lèvres
Pour la laisser dehors : il la pousse dedans
Sans
froissement aucun de notre volonté,
Dépose
en nous son germe qui s'épanouit
Dans
la beauté silencieuse du silence.
Désincarcération
C'est
pourquoi par trois fois écoutez la parole :
Non
pas ce qu'elle dit, mais ce qu'elle a à dire
À
faire entendre et retentir au fond du cœur
À
faire entrer comme un esprit et rebondir
Comme
un esprit dans le sang qui bondit et crie.
C'est
pourquoi triplement donnez-lui du temps,
Donnez-lui
de vous, donnez-lui du chaud
Qu'elle
se loge et puisse croître à toutes fins
Utiles
en vérité, et grandir et grainer
Avec
la fleur en vous, sa graine de parole.
C’est
pourquoi revenez écouter la parole
Et
son écrit en vous : il n’y a pas d'ailleurs.
L'ange
Sculpté
de transparence au sein de la lumière
Celui
que tant de gens prétendent ne pas voir
Est
pourtant toujours là, inspiré du silence
Et
respirant l'espace au-dessus des frontières
De
notre ligne verte : un ange qui nous garde,
Un
frère de nos pleurs, exactement de la couleur
Des
larmes, comme lui, filles de l'invisible.
On
connaît le démon comme une ombre dans l'ombre ;
On
admet l'invisible dans l'opacité ;
Mais
une goutte de clarté dans la lumière,
C'est
l'invisible pur : celui de l'évidence.
Et telle est la présence à quoi l'œil
nous soustrait.
Le jardin colérique
Dans
l'âpre et ténébreux jardin de la colère
De
la chair et du sang, sur les noirs méridiens
De
cette anatomie arrachée à l'esprit
Et
dérobée à l'âme, où elle se baignait,
Par
laquelle et pour qui elle aspirait la vie
Avant
de s'étouffer telle qu'on la connaît :
Que
fait le promeneur ? Que peut le jardinier ?
La
lettre morte, il ne nous reste que le cri,
Un
hurlement de l'être, une onomatopée
Et
l'appel esquissé d'un geste sans espoir.
Les
hommes des cavernes, comparés à nous
Avaient l'esprit de grâce et de
conversation.
Maintenant et à l'heure
D'une
réalité de plus en plus fictive
Et
qui ne parle plus par le charme ou l'horreur
Sous
le manteau de grises neiges bavardées,
Mais
dans la peur uniquement d'une prochaine
Inavouable
absence impossible à saisir
Ou
même à deviner, — que ferons-nous à l'heure
Où
nous aurons à nourrir notre mort du pain
De
notre expérience ? Ce trop long crépuscule
Que
nul perce-lumière et aucun casse-nuit
N'a
pu réduire, avec le vent de l'abstraction
Comme
unique tourmente, est hors de son destin.
Et notre soir lui appartient. Et la
nuit vient.
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