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rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Septembre-octobre 2023

 

 

Armel Guerne – le dernier Chevalier du Graal.

 

Avant-propos et choix de textes en 2 parties

par Dana Shishmanian

 

 

Seconde partie : « Délégué de l’éternité… feu surgissant du feu ».

Poèmes

(*)

 

Une image contenant Visage humain, portrait, personne, homme

Description générée automatiquement

 

Photo reproduite du site de Jean Moncelon

 

 

Typhon

Le bleu de ce cheval transparent sur la mer,

Dans le soleil, cette sérénité d'avant l'orage

Qui galope déjà entre le ciel et l'eau,

Devançant l'océan prophétique : cet azur

Qui s'éloigne alors qu'il s'assombrit,

Qui le chevauche et qui devance ainsi

Le nuage, anticipant sur la foudre.

Quel est ce messager, cet ange énigmatique

Apportant le typhon, ou la communion terrible,

Dans le feu, des eaux d'en bas et d'en haut ?

14 février 1961

(Jour qu'on place le chapeau au moulin)

 

 

Soudain

Délégué de l'éternité

Au plein midi de la lumière

Feu surgissant du feu

Voici le chevalier mystique

Venu pour moissonner les ombres.

Et il ne sourit pas.

Ce pur esprit que rien n'arrête

À notre temps fini,

Le flamboyant, le purificateur

Qui s'acharne à tuer les morts.

25 avril 1972

 

 

Sans fin

Frapperez-vous longtemps à la porte secrète

Aussi longtemps qu'il le faudra, frapperez-vous

À cette porte de la joie enfin ouverte

Après tant de douleur, après tant de chagrin,

Après tant d'amertume et après tant d'angoisse ?

Puisqu'alors vous saurez à force qu'elle existe :

Et tellement brillante, et tellement ouverte

Tellement haute et transparente et lisse et belle

Pour qu'on puisse au moment terrible de la mort

Passer par là non pour partir, mais pour entrer.

Laisser son poids de chair au bord de cette source

Où des oiseaux aussi posent sans bruit leur vol.

3 décembre 1972

 

 

Le poids vivant de la parole

On peut écrire, et l'on écrit ;

On peut se taire, et l'on se tait.

Mais pour savoir que le silence

Est la grande et unique clef,

Il faut percer tous les symboles,

Dévorer les images,

Écouter pour ne pas entendre,

Subir jusqu'à la mort

Comme un écrasement

Le poids vivant de la parole.

 

 

En agonie

Plus de fontaines vives pour le feu des paupières

Ou pour la soif des lèvres alanguies, guettant

L’averse de fraîcheur sous l'astre fade. Plus de silence

Aux racines de la prière entre les nuits.

Il n'y a plus de larmes, ni d'enfance, au jour sombre,

Plus de passion. Le bleu des lacs expire

Sous la chasse noire des orages ; le monde,

Mon cœur, le monde est un cirque de grottes pourpres

Où les eaux, soudain, se font amères ;

La vie est un rêve que l'esprit, cerné

De détresse en son veuvage, n'habite plus...

Et plus vertigineuse est la chute

Quand le rêve a le poids de pierre du néant.

 

 

[Je voudrais me glisser]

Je voudrais me glisser sans un soupir

Hors de ce monde, et sans un cri,

Pouvoir sourire et transparaître enfin

De cette immense joie,

Ne laisser après moi pas un regret,

Aucun chagrin, mais un amour vraiment

Avancé dans la confidence et déjà qui

Sûrement la partage.

Je voudrais ne laisser au moment d'être

Aspiré par l'éternité

Qu'une trace de mon bonheur :

Ne pas mourir. Communier.

entre 2 et 5 heures du matin

le 26 septembre 1968

 

 

Hora mortis

Or, nous avions rayé le ciel

Et le dessous du ciel

De longs traits éphémères

Et fracassants. Le minuscule

À l'assaut de l'immense

Nunc in hora mortis nostræ

Et le temps sur le seuil de son éternité !

Mais nul ne voit, nul ne les sait

Ici où nous avons effarouché nos anges,

Les grands signes qui sont maintenant parmi nous.

15 mars 1959

 

 

L'oraison surnaturelle

Vous devriez rester longtemps au bord du soir

Les yeux fermés, lent auditeur du paysage

Végétativement écouté, entendu

Loin des rumeurs et des bruits de l'intelligence.

Vous devriez vous désuspendre des idées

Vous désapprendre de ce que vous croyez être.

Simplement être là, l'animal de votre âme

Le nid charnel de ses instincts qui vous connaissent

Et traversent vos nuits de rêves différents

De ceux que seulement vous auriez su vous faire.

Et quand vient le matin, vous le voyez sourire

Au bord des lèvres du silence, doucement.

 

 

Verbum demisssum

Lointain sous le vent gris, ce bruit de cloches

Comme égaré, hésitant entre les nuages,

Est-ce un appel ? Et qui revient comme appelé

Maintenant sur l'ici, après Dieu sait

Quel parcours millénaire et quelles courses...

Un son perdu, un art de musique oubliée

Que l'oreille à présent retrouve sans l'entendre ;

Le soir le prend, l'attire, dirait-on,

En se suspendant à ses franges

Comme pour le garder avant la nuit.

(Sourde écoute) 19 avril 1972

 

 

L'épanouissement

Quand tu découvriras que s'ouvre l'étendue

Et que le vrai fleurit, que le réel s'emplit

Bien en deçà de la parole toute simple ;

Quand tu écouteras chuchoter le silence

Comme un enfant, exprès pour toi, reconquis sur

Le bruit tonitruant du vide qui remue ;

Quand tu ressentiras l'équilibre te prendre

Et te garder sur sa balance en équilibre,

Un ange alors, incliné sur ton paysage

Avancera vers toi pour se taire et t'attendre.

 

 

Tout près

Comme une fleur de la lumière intérieure

Un ange, un saint, un vigilant, un sans sommeil,

Un esprit revêtu de fine transparence,

Un de ceux qui ne dorment pas, un des exempts

De notre bain dans le remugle de l'abîme

Et dans l'âcre suint des peuples de minuit.

Il connaît la parole et ne la parle pas ;

Il ne la porte pas sur le bord de ses lèvres

Pour la laisser dehors : il la pousse dedans

Sans froissement aucun de notre volonté,

Dépose en nous son germe qui s'épanouit

Dans la beauté silencieuse du silence.

 

 

Désincarcération

C'est pourquoi par trois fois écoutez la parole :

Non pas ce qu'elle dit, mais ce qu'elle a à dire

À faire entendre et retentir au fond du cœur

À faire entrer comme un esprit et rebondir

Comme un esprit dans le sang qui bondit et crie.

C'est pourquoi triplement donnez-lui du temps,

Donnez-lui de vous, donnez-lui du chaud

Qu'elle se loge et puisse croître à toutes fins

Utiles en vérité, et grandir et grainer

Avec la fleur en vous, sa graine de parole.

C’est pourquoi revenez écouter la parole

Et son écrit en vous : il n’y a pas d'ailleurs.

 

 

L'ange

Sculpté de transparence au sein de la lumière

Celui que tant de gens prétendent ne pas voir

Est pourtant toujours là, inspiré du silence

Et respirant l'espace au-dessus des frontières

De notre ligne verte : un ange qui nous garde,

Un frère de nos pleurs, exactement de la couleur

Des larmes, comme lui, filles de l'invisible.

On connaît le démon comme une ombre dans l'ombre ;

On admet l'invisible dans l'opacité ;

Mais une goutte de clarté dans la lumière,

C'est l'invisible pur : celui de l'évidence.

Et telle est la présence à quoi l'œil nous soustrait.

 

 

Le jardin colérique

Dans l'âpre et ténébreux jardin de la colère

De la chair et du sang, sur les noirs méridiens

De cette anatomie arrachée à l'esprit

Et dérobée à l'âme, où elle se baignait,

Par laquelle et pour qui elle aspirait la vie

Avant de s'étouffer telle qu'on la connaît :

Que fait le promeneur ? Que peut le jardinier ?

La lettre morte, il ne nous reste que le cri,

Un hurlement de l'être, une onomatopée

Et l'appel esquissé d'un geste sans espoir.

Les hommes des cavernes, comparés à nous

Avaient l'esprit de grâce et de conversation.

 

 

Maintenant et à l'heure

D'une réalité de plus en plus fictive

Et qui ne parle plus par le charme ou l'horreur

Sous le manteau de grises neiges bavardées,

Mais dans la peur uniquement d'une prochaine

Inavouable absence impossible à saisir

Ou même à deviner, — que ferons-nous à l'heure

Où nous aurons à nourrir notre mort du pain

De notre expérience ? Ce trop long crépuscule

Que nul perce-lumière et aucun casse-nuit

N'a pu réduire, avec le vent de l'abstraction

Comme unique tourmente, est hors de son destin.

Et notre soir lui appartient. Et la nuit vient.

 

 

 

(*)

 

Le second volet, dédié à la poésie d’Armel Guerne, consiste en plusieurs extrais de l’anthologie Le poids vivant de la parole, qui reprend l’édition homonyme parue chez Solaire en 1983, et Au bout du temps, Solaire-Fédérop 1981, plus des poèmes inédits, avec une préface de François-René Daillie, Fédérop 2007.

Les trois derniers poèmes de notre sélection sont extraits d’un groupage de 20 poèmes parus, en avant-première au recueil Le jardin colérique (Phébus 1977) – aujourd’hui introuvable – dans la revue québécoise Liberté. Art et politique, volume 18, numéro 2 (104), mars–avril 1976, dont l’archive en ligne nous permet de les lire, regroupés dans un document téléchargeable : Armel Guerne. Vingt poèmes du Jardin colérique.

 

***

 

Écouter le 2ème mouvement du concerto pour violon en re mineur de Robert Schumann (1853)

dans l’interprétation de Yehudi Menuhin, direction Sir John Barbirolli (New York, 1938).

 

 

Une vie, un poète : Armel Guerne (2)

Francopolis septembre-octobre 2023

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002