Un
choix de textes.
Ayant
découvert Annie Le Brun lors de l’historique exposition Sade. Attaquer
le Soleil (Musée d’Orsay, 2014) – découverte confortée ensuite par la
consultation d’autres ouvrages d’elle sur « le divin marquis »,
qui ont changé ma vision sur ce grand écrivain – je ne l’ai en revanche que
depuis peu découverte comme poète et essayiste.
Je
me fais plaisir en reproduisant ici quelques poèmes – dans son écriture
décalée et savamment déconstruite par rapport à tous référentiels
potentiellement opposables, laissant luire des beautés sombres dans des
failles oxymores – que j’ai glanés avec ravissement dans son anthologie
personnelle, parue en janvier (Ombre pour ombre) – comme si elle
savait que 2024 allait être sa dernière année de vie – ainsi que quelques
extraits cinglants, dans un style où élégance et virulence critique
s’allient, d’un de ses livres de réflexion, inclus lui aussi dans une ample
anthologie de ses écrits parue en novembre 2023, comme en guise de
testament de sa pensée (Ce qui n’a pas de prix, dans L'Infini
dans un contour).
J’aimerais
juste, avant de faire parler ces quelques textes que je rassemble ici, lui
donner la parole à elle, l’écrivaine presque malgré elle selon ses propres
aveux, que j’aimerais appeler « la divine rebelle » :
« De
ne m’être jamais prise pour un écrivain ni de n’avoir jamais projeté de
faire œuvre, j’ai écrit seulement pour savoir où j’allais. Il
s’ensuit que façon d’être, façon de penser, façon d’écrire sont alors si
imbriquées que tout y fait sens. Aucun soir ne ressemble à un autre,
surtout quand la formulation d’une impression, d’une sensation et même
d’une idée en dépend…
S’il
m’est arrivé d’évoquer la dérive au long cours à laquelle j’ai
souhaité que ma vie ressemble, alors les livres correspondent autant aux
îles abordées qu’à la constitution de nouveaux atolls, les unes et
les autres continuellement retravaillés par les vents et courants d’un
enchevêtrement de temps courts et de temps longs. Comme s’il s’agissait de
trouver la forme susceptible d’affronter le néant sinon de le conjurer.
Sans doute n’ai-je jamais cédé sur le désir insistant, formulé dès le
départ, de voir s’élargir l’horizon, mais je dois à une note tardive
de Victor Hugo de supposer que je n’ai cessé d’y chercher ce qui pourrait
bien ressembler à l’infini dans un contour. » A. L. B. (préambule
de l’autrice à L’infini
dans un contour).
(D.S.)
Poèmes.
« …affronter le néant… »
Au bord des prairies noires et blanches du lit,
un fleuve a coulé, tiède, dans mon oreille renversée.
***
Les quatre coins de la chambre des yeux s’étirent
en bandeau au fond du couloir des muqueuses.
***
Perpendiculaire à vous, je rejoins la sinueuse
pâleur que vous faites irrésistiblement monter dans les herbes translucides
de ma colonne vertébrale.
(Les pâles et fiévreux
après-midi des villes, 1972
Aventureuse pelisse de renards bleus qui
sillonnent le silence des miroirs, l’horizon sangle la vue. Ma tête s’ouvre
comme une immense blessure blanche que dévalent de minuscules skieurs, s’en
allant disparaître, aveugles et entêtés, dans l’océan des reins.
Ne faut-il pas que le monde soit vide comme une
grenade ?
(Les écureuils de l’orage,
1974)
Enfants du siècle, détournez vos regards.
Les lèvres ne sont plus sur tous les mots. Les mots
grimpent pêle-mêle sur le dos des choses. Les choses, errant dans le désert
de leur érosion, cherchent à soudoyer nos os, gardiens incertains d’un
mirage fortifié. Ne voyant rien venir, les tropicaux indociles de nos
gestes se précipitent vers les puits empoisonnés de leurs reflets criards.
Enfant du siècle, tous les paysages sont troués
de notre absence souveraine.
***
Recroquevillée dans la pelote des nuits blanches,
je te regarde debout et sombre, repoussant du pied les squames du voyage.
Étalé sur le sol, le planisphère de ma vie nous sépare. J’ai tellement aimé
la vitesse que je ne sais plus où je me trouve. Une corde raide relie mes
yeux à mes jambes. Les grands courants marins emportent dans leurs résilles
noires et blanches la balle perdue de mes idées. La barque du corps, la
patience des algues, le corail des contes, j’ai tout oublié.
Je te regarde debout et pâle. Pâle comme l’océan
qui me ramène dans le creux de la vague entre l’unique et le double.
***
À vif, l’événement cisèle
notre sillage inquisiteur.
Au fond de l’air, les racines
du cœur.
Le vide
Le lisse
L’opaque
La neige est noire
La nuit a des lunettes de
soleil
Le givre s’étale sous la
fourrure
L’herbe du soir tranche les
chevilles de la pluie.
***
Enfants
du siècle, la ligne d’horizon n’est qu’un de vos cils, tombé par mégarde
sur le dos-d’âne de l’espace. Il n’est plus temps de remonter les filets de
la perspective. La violence s’est cassé les dents sur le cristal de la
distance abolie. Nos doubles reviennent en rafales, roulent en boules
d’excès jusqu’à heurter le centre de gravité du noir. Inutile d’insister,
il n’y a plus de paysage porteur d’ombre, seulement une marée montante de
signes cherchant à s’engouffrer au fond de nos prunelles.
Enfants
du siècle, la transparence est souterraine.
(Annulaire de lune,
1977)
Histoire
Dans l’œil blanc
Des fossés
Le passé renversé
Fatales
Des armées de gestes anciens
Battent l’air
Sauvagement
L’herbe de l’horizon rentre
sous la terre
Comme les vagues sous la mer
Rides de scintillement
Rides d’opacité
Les grands chemins
Empruntés par les siècles
Disparaissent
Dans les besaces du vent
Neige folle neige crue
Les parades du temps
Reviennent en tourbillons
obscènes
Les chaudrons aveugles du
froid
Se cognent dans la nuit
De grâce, mettez fin au bruit
lourd
De la mémoire qui sombre
(Il
faisait encore sombre, 1985)
Les yeux fermés, les poings fermés, le corps fermé
comme une pierre, je vous attends du fond de l’impossible.
J’ai tout misé sur l’improbable dérive des
archipels de la solitude nue.
***
Bander avec l’aplomb de la couleur.
De quelle forêt pétrifiée le rire du corps est-il
l’écho perdu ?
(Ouverture-éclair,
1987)
Décembre
Comme un fruit obscur
La tête s’ouvre
Sur l’arrête du silence
Sans blessure
Sans murmure
Au pied du mur
Lentement
L’autre côté
Étreint
L’autre côté
Le dehors et le dedans
Se retournent comme un gant
Une boule de vide nocturne
Frôle
Les parois du corps
À la lisière de la nudité
Les instants voraces
Ravagent silencieusement
Les trois dimensions
On ne peut plus s’arrêter
De jouer le grand jeu
ténébreux
Avec un peu de chance
On se retrouvera sur la paille
un jour
(Saisons,
1989)
Soudain l’aveuglante lumière
De la violence sans corps
Štyrský comme Sade
N’a pas trente ans
Tapie sous la voûte
La vie en suspens
Peut-être est-ce l’ombre qui
creuse
L’ombre qui cerne
L’ombre qui découpe
Et si c’était le noir
Le noir du noir
Le noir jamais vu de la pensée
Le noir des couleurs que la
peau séquestre
Le noir-sang du rouge
Le noir-os du blanc
Le noir-viscère du violet
Le monde n’est pas à l’envers
Mais l’homme est réversible
Sur l’éblouissante obscurité
De ce qui s’incarne.
(Pour
ne pas en finir avec la représentation, 2002)
NB
Ce dernier cycle est composé de 5 poèmes « pour accompagner 5
photographies de Jindřich Štyrský », précise la poétesse. Ce
peintre, illustrateur, photographe et poète tchèque (1899-1942) fut un
grand ami d’Annie Le Brun, comme aussi sa femme Toyen (Marie
Čermínová, 1902-1980), elle aussi artiste peintre : ils furent,
dans les années 20, parmi les fondateurs du
groupe surréaliste en Tchécoslovaquie. Ces 5
photographies sont prises en 1932 dans les ruines du château Lacoste,
demeure du marquis de Sade (voir les photos et les textes de Jindřich
Štyrský, traduits en anglais, sur le site pragois The
Twisted Spoon). Dans son préambule, Annie Le Brun se réfère aussi aux tableaux
de Toyen représentant, même des années et décennies après, ce fameux
château qu’ils ont visité ensemble, dans une commune admiration de l’œuvre
de Sade : « ce haut lieu de la subversion mentale (…) ouvert
dans l’horizon des Lumières ». Ci-dessous la deuxième des photos
du château Lacoste de Jindřich Štyrský, qu’accompagne le poème d’Annie
Le Brun reproduit plus haut.
Jindřich
Štyrský, photo reproduite du site pragois The
Twisted Spoon
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