
Affiche
sur papier vergé, 1987 (Liège, musée d'art moderne ; reproduction du
site place-des-arts.com)
PETITE
I
La petite fille qui sortait de
l'école est entrée dans ma vie.
Elle avait sa mallette sous un bras
et elle a mis mon bras sous
l'autre.
Et nous avons traversé toutes sortes
de bonnes choses : du soir,
du brouillard et des rues floues.
Tout de suite j'ai compris en la
voyant quitter l'école, qu'elle
quittait nos deux passés.
Je lui ai dit qu'elle était belle,
que j'avais soif et qu'elle savait me
donner à boire.
Elle n'a pas dit de grands mots mais
elle a dit qu'elle venait
d'avoir un cours d'histoire.
Et qu'elle était contente d'être au
bout de la semaine et d'avoir
un bon bulletin.
Et puis elle a dit qu'elle était
contente encore d'être avec moi.
Et elle a mis un baiser mou sur mes
joues et je le lui ai rendu.
Elle avait sa mallette sous un bras et
elle a mis mon bras sous
l'autre.
II
Et
nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses : du soir,
du
brouillard et des rues floues.
Je
lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure (comme une
lumière
avec un abat-jour dessus).
Elle
a dit qu'elle n'était qu'une pauvre petite personne.
Et
qu'elle ne savait pas toutes ces choses mais ces leçons de grec
et
de latin.
Je
lui ai dit qu'il fallait m'empêcher de voir la vie en m'en
aveuglant
plein les yeux.
Elle
a dit « c'est très compliqué mais je mettrai souvent mes
lèvres
sur tes joues ».
Et
j'ai dit que je serais content alors et même après et même
avant.
Je
me demandais comment c'était possible d'avoir été si
malheureux
et de ne plus l'être.
Je
me disais « c'est très idéal » et je serrais
très fort contre moi
la
petite fille réelle.
Tout
de suite, j'ai compris en la voyant quitter l'école qu'elle
quittait
mes jeux passés.
III
Je
lui ai dit qu'elle était belle et que j'avais soif et qu'elle savait
me
donner à boire.
J'ai
agenouillé mon désir devant elle et elle l'a relevé.
Parce
que nous sommes devenus les deux frères d'une seule
escapade
merveilleuse.
Il
y avait des lumières maladroites qui taquinaient le soir.
Et
il y avait nous entre les arbres et nos ombres se mélangeaient derrière
nous.
Et
tout ce qui était à elle et à moi se mélangeait comme les
différentes
fleurs d'un seul bouquet.
Les
fleurs que j'apportais étaient des fleurettes du mal pas
fort
belles.
Et
les fleurs qu'elle apportait étaient si incroyablement jolies et
odorantes
et neuves.
Mais
nous avons marié nos différences enfantines et nous avons
offert
le bouquet à nous-mêmes.
Elle
n'a pas dit de grands mots mais elle a dit qu'elle venait
d'avoir
un cours d'histoire.
IV
Et
qu'elle était contente d'être au bout de la semaine et d'avoir
un
bon bulletin.
Car
elle avait un bulletin bleu et c'était samedi où les bancs des
écoles
sont vides.
Et
où sous les réverbères vieillots d'une rue minuscule, nous
avons
attaché nos enfances.
Moi,
il me semblait que je venais d'ouvrir une porte et que
j'entrais
quelque part.
Où
c'était épatant comme les écritures que j'avais penchées.
La
petite fille frêle avait des yeux bleus, des mains molles et des
lèvres
authentiquement rouges.
Mais
moi, je ne savais plus les couleurs et les sons ; je savais que
je
n'avais pas mal.
Et
que j'avais même du bien, beaucoup de bien de marcher
ainsi
à deux en même temps que nos rêves.
Et
de l'écraser parfois tout entière en même temps que son âme.
Et
puis elle a dit qu'elle était contente encore d'être avec moi.
V
Et
elle a mis un baiser mou sur mes joues et je le lui ai rendu.
Et
je lui ai demandé si elle aimait bien Rimbaud, parce que moi
Je
l'aime.
Et
elle a dit qu'elle ne savait pas qui c'était mais qu'elle aimait
bien
nous.
Nous
avons mordu le beau fruit de l'amour enfantin et
nos
dents étaient pleines.
Il
était cinq heures et il y avait une heure que ça durait, notre
joie.
De
nous aimer tranquillement parce que ses cours étaient finis
et
parce que c'est bon et que j'avais besoin de ça.
Alors
elle a dit sérieusement : « il est cinq heures et
je
vais rentrer à la maison ».
Et
j'ai pensé à sa maman qui était déjà inquiète sans rien savoir.
Et
elle a pris son tram et elle m'a fait un petit salut de loin, au
fond
du soir.
La
petite fille qui sortait de l'école est entrée dans ma vie.
Extrait
de Ancienne
éternité & autres textes,
Éditions
Unes, 2021

Toujours
reste à mon rêve, sérigraphie, 1975 (reproduction du
site auction.fr)
Les
deux logogrammes sont de l’auteur.
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