rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 Mai-Juin 2021

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Christian Dotremont

 

Présentation par François Minod

 

Pierre Alechinsky, Christian Dotremont en bonnet lapon, 1957 (Centre Pompidou).

Crédits © Adagp, Paris (reproduit du site centrepompidou.fr)

 

 

Poète et peintre belge de langue française, Christian Dotremont (1922-1979) est une figure incontournable de l'avant-garde européenne. Il se rendit célèbre comme créateur des fameux "logogrammes", qui repoussent les limites de la plasticité alphabétique, inventant une calligraphie inédite entre l'image et le lisible ; textes dessinés en « intime interaction spontanée de l'imagination verbale et du bouleversement graphique ».  Il fut avec Asger Jorn et Karel Appel l'un des fondateurs du groupe international d'art contemporain CoBrA (acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). Pierre Alechinsky qui fut son ami et un participant du groupe CoBrA a écrit un important portrait inédit de cet artiste inclassable dont « le geste profond a toujours visé à accéder au réel véritable en brisant les entraves des conventions et des stéréotypes ».

Dans la préface des Oeuvres poétiques complètes de Christian Dotremont (Mercure de France) Yves Bonnefoy écrit : « Après avoir été un des acteurs principaux de la réflexion d'avant-garde, puis le fondateur d'une peinture nouvelle, il devint dans ses années de voyage et de demi-solitude un des plus véridiques poètes qui aient alors écrit en français, ajoutant même à l'expression poétique une dimension graphique imprévue encore ».

Le regard de Christian Dotremont sur le monde est toujours un premier regard. « Le premier regard par quoi nous aimons le monde a le droit de durer.  Rien de plus commode, de plus inutile, de plus faux que le regard accommodé ».

 

Photographie reproduite de l’article de Quentin Decubber, Du surréalisme aux logogrammes : l’itinéraire artistique de Christian Dotremont (sur le site karoo.me, 6 novembre 2017)

 

***

Petite, le texte que nous avons choisi de présenter a paru en avril 1941 dans La Nouvelle Revue Belgique. L'auteur n'a pas 20 ans. Un an plus tôt, paraissait en plaquette son premier texte Ancienne éternité aux éditions La poésie est là. Ce (premier) regard du jeune poète nous a ému et nous souhaitons partager cette émotion avec le lecteur.

Merci aux Éditions Unes d'avoir republié ce très beau texte*.

 

©François Minod

 

Ancienne éternité & autres textes, 2021). Ce volume contient : Ancienne éternité, Petite, La reine des murs, Avant dans la nuit, Êtes-vous fort ?, J’ai le temps – mais rien d’autre, Les trois forêts (64 p., 16 €).

 

 

Affiche sur papier vergé, 1987 (Liège, musée d'art moderne ; reproduction du site place-des-arts.com)

 

PETITE

                                                                 

I

 

La petite fille qui sortait de l'école est entrée dans ma vie.

Elle avait sa mallette sous un bras et elle a mis mon bras sous

l'autre.

Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses : du soir,

du brouillard et des rues floues.

Tout de suite j'ai compris en la voyant quitter l'école, qu'elle

quittait nos deux passés.

Je lui ai dit qu'elle était belle, que j'avais soif et qu'elle savait me

donner à boire.

Elle n'a pas dit de grands mots mais elle a dit qu'elle venait

d'avoir un cours d'histoire.

Et qu'elle était contente d'être au bout de la semaine et d'avoir

un bon bulletin.

Et puis elle a dit qu'elle était contente encore d'être avec moi.

Et elle a mis un baiser mou sur mes joues et je le lui ai rendu.

Elle avait sa mallette sous un bras et elle a mis mon bras sous

l'autre.

 

II

 

Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses : du soir,

du brouillard et des rues floues.

Je lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure (comme une

lumière avec un abat-jour dessus).

Elle a dit qu'elle n'était qu'une pauvre petite personne.

Et qu'elle ne savait pas toutes ces choses mais ces leçons de grec

et de latin.

Je lui ai dit qu'il fallait m'empêcher de voir la vie en m'en

aveuglant plein les yeux.

Elle a dit « c'est très compliqué mais je mettrai souvent mes

lèvres sur tes joues ».

Et j'ai dit que je serais content alors et même après et même

avant.

Je me demandais comment c'était possible d'avoir été si

malheureux et de ne plus l'être.

Je me disais « c'est très idéal » et je serrais très fort contre moi

la petite fille réelle.

Tout de suite, j'ai compris en la voyant quitter l'école qu'elle

quittait mes jeux passés.

 

III

 

Je lui ai dit qu'elle était belle et que j'avais soif et qu'elle savait

me donner à boire.

J'ai agenouillé mon désir devant elle et elle l'a relevé.

Parce que nous sommes devenus les deux frères d'une seule

escapade merveilleuse.

Il y avait des lumières maladroites qui taquinaient le soir.

Et il y avait nous entre les arbres et nos ombres se mélangeaient derrière nous.

Et tout ce qui était à elle et à moi se mélangeait comme les

différentes fleurs d'un seul bouquet.

Les fleurs que j'apportais étaient des fleurettes du mal pas

fort belles.

Et les fleurs qu'elle apportait étaient si incroyablement jolies et

odorantes et neuves.

Mais nous avons marié nos différences enfantines et nous avons

offert le bouquet à nous-mêmes.

Elle n'a pas dit de grands mots mais elle a dit qu'elle venait

d'avoir un cours d'histoire.

 

IV

 

Et qu'elle était contente d'être au bout de la semaine et d'avoir

un bon bulletin.

Car elle avait un bulletin bleu et c'était samedi où les bancs des

écoles sont vides.

Et où sous les réverbères vieillots d'une rue minuscule, nous

avons attaché nos enfances.

Moi, il me semblait que je venais d'ouvrir une porte et que

j'entrais quelque part.

Où c'était épatant comme les écritures que j'avais penchées.

La petite fille frêle avait des yeux bleus, des mains molles et des

lèvres authentiquement rouges.

Mais moi, je ne savais plus les couleurs et les sons ; je savais que

je n'avais pas mal.

Et que j'avais même du bien, beaucoup de bien de marcher

ainsi à deux en même temps que nos rêves.

Et de l'écraser parfois tout entière en même temps que son âme.

Et puis elle a dit qu'elle était contente encore d'être avec moi.

 

V

 

Et elle a mis un baiser mou sur mes joues et je le lui ai rendu.

Et je lui ai demandé si elle aimait bien Rimbaud, parce que moi

Je l'aime.

Et elle a dit qu'elle ne savait pas qui c'était mais qu'elle aimait

bien nous.

Nous avons mordu le beau fruit de l'amour enfantin et

nos dents étaient pleines.

Il était cinq heures et il y avait une heure que ça durait, notre

joie.

De nous aimer tranquillement parce que ses cours étaient finis

et parce que c'est bon et que j'avais besoin de ça.

Alors elle a dit sérieusement : « il est cinq heures et

je vais rentrer à la maison ».

Et j'ai pensé à sa maman qui était déjà inquiète sans rien savoir.

Et elle a pris son tram et elle m'a fait un petit salut de loin, au

fond du soir.

La petite fille qui sortait de l'école est entrée dans ma vie.

 

Extrait de Ancienne éternité & autres textes,

Éditions Unes, 2021

 

Toujours reste à mon rêve, sérigraphie, 1975 (reproduction du site auction.fr)

 

Les deux logogrammes sont de l’auteur.

 

Une vie, un poète :

Christian Dotremont

Francopolis mai-juin 2021

Recherche François Minod

 

Créé le 1 mars 2002