rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 Mai-Juin 2021

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Edouard J. Maunick : Dire NON à la mort !

 

Dossier hommagial réalisé par Dana Shishmanian

(*)

 

Le dernier livre du poète, Manière de dire non à la mort, Éditions IMMEDIA, Port-Louis (Maurice), 2019,

accompagné des objets-signes de Jeanne Gerval ARouff (photo du 19 avril 2021)

 

 

« Notre île-point a besoin de ta parole ! »

Témoignage-évocation par Jeanne Gerval Arouff

 

« Un point qui demeure en mémoire : le ton de sa parole au diapason pour dire sa révolte – l'esclavage, mais aussi tous ceux qui souffrent. Une grande humanité, en somme.

Par ailleurs sa parole a la senteur de fruits et de fougères. Je dirais : une parole d'été tropical.

Il avait un vrai don pour inventer des mots : une langue créole signée Édouard.

On le sent très attaché à son île – mais infiniment à l'étroit.

On pouvait prévoir – malgré tout cet amour, tout cet attachement – son besoin de s'en aller. Mais tout en lui restant fidèle. Condition de l'exil.

Je me suis souvent demandée si Édouard aurait été « poète »… du moins, un si grand poète, exceptionnel, s'il était né ailleurs... sur une vaste terre.

L'étroitesse de l'île donne à sa parole une « puissance » unique.  Sa manière de dire demeure unique aussi.

Edouard donnera au métis ses lettres de noblesse. 

Planté à jamais dans la mémoire et dans le cœur de l’île-point 20° Sud ! Merci pour le sursis, Édouard ! »

 

Ci-dessous, nous reproduisons une photo représentant Jeanne au djimbé en train de lire des poèmes, dont un dédié à Edouard Maunick (alors souffrant), lors d’une performance de rue en août 1996, dans le cadre de la Fête de la Cité, au « Parcours culturel » de Port Louis (Rue du Vieux Conseil, au centre-ville). Photo prise par Lindsay Kadarasen (que nous avions publiée dans la 9ème station dédiée à l’œuvre de Jeanne Gerval ARouff, à la rubrique Creaphonie, juin 2014).

« Napas kass lalign, Édouard ! Nu l’île-point bizoin to parol ! »

(Ne casse pas la ligne, Édouard !

Notre île-point a besoin de ta parole !)

 

 

 

I. Les derniers mots du poète…

 

« Je dis merci à ceux et celles qui m'ont inspiré tout au long de l'aventure que fut ma vie, pour que de ma plume puissent naître des poèmes ; aux pays magiques, à mon île Maurice métisse aux senteurs de canne à sucre ; à Port Louis que la mer berce tous les jours de bonheur, aux événements glorieux et tragiques de partout et de nulle part…

Je dis merci à Françoise, à mes familles passées, présentes et futures. À mes amis poètes, grands frères et sœurs de la lignée des sculpteurs du verbe. À Rama Poonoosamy et ses collaborateurs d’Immedia, Kamini, Désiré, Vinay, Simi

À tous, je peux maintenant hurler en toute sérénité que

le poète ne meurt jamais ! »

 

Postface de l’auteur à son volume anthologique Manière de dire non à la mort. 1954-2004 (50 ans de poésie), Éditions IMMEDIA, Port-Louis (Maurice), 2019.

 

 

« C’est moins du cerveau que des entrailles que jaillit mon dire (…) L’oralité à l’exemple de l’Afrique, ne menace en rien la mémoire,

au contraire, parler pérennise la parole. »

(extrait du message du poète au lancement de l’anthologie à Port-Louis, reproduit de l’article d’Aline Groëme-Harmon dans L’Express.mu du 27 août 2019).

 

« La parole est plus forte que l’écrit.

Je n’ai pas écrit de poèmes : j’ai parlé des poèmes. J’ai dit des poèmes. L’instant le plus précieux pour moi est de dire mes poèmes. Je ne peux pas tricher en poésie, ce sont les seuls mots qui me montrent du doigt. Je connais beaucoup qui trichent même en poésie.

 

La poésie est la parole toute nue. »

(extrait de l’interview 5 Questions pour Île en île, réalisée par Thomas C. Spear, parue le 21 décembre 2009.)

 

Œuvre du plasticien d’origine mauricienne Serge Gerard Selvon

(reproduite de sa page FB ; voir présentation, CV et œuvres sur son site)

 

 

II. Levée de rideau sur une vie de poète : 

quelques lectures furtives pour découvrir cette

« manière de dire non à la mort »…

 

I.

... je le dis / pour l'ombre de la mer / où se délient et s'entassent / surgissent et semblent sommeiller / des images-brisures-d'îles / dérive de calcaire / ou est-ce de chair / quand l'œil oublie d'épier / pour ne saisir de lumière / que la mémoire sub-océane / je le dis / pour imploser les solitudes englouties...

... je l'écris /pour rappeler / que la terre nous ensevelit / qu'il nous reste à désarmer la poussière / à réduire le plus sûr néant / à bousculer l'enfer et l'éden / parce que la mer nous ouvre son ventre / où nous serons toujours vivants / pour peu que résiste le cri de tous nos rêves en contre-jour.

 

II.

... à l'enseigne du végétal / à l'adresse de l'abyssal / fomenter paroles d'écume / ayant dosé du regard / l'encre de la mer...

... j'apprends mal les leçons d'oublier / je vais sans cesse / le long du même littoral / à la rencontre de sorciers bavards / déchiffreurs de portulans créoles / sans nord ni sud / sans est ni ouest / mais portant chorégraphies d'écorces / de racines / pour mimer / dans l'excitation des essences / le port-eucalyptus / la baie-bois- de-natte / l'estuaire-manglier et la côte-campêche / jusqu'à plus tropiques...

... à l'enseigne des grands fonds / un Hiroshima de polypiers / de madrépores / pour demain élire la forêt.

 

(de Résonnances, 1990)

 

***

... qui veut tout écrire sur la lumière périra aveugle /

je requiers ce bonheur

... à trop vouloir lire dans mes rêves /

j'ai inventé à mon insu des aubes surréelles /

des parcelles de crépuscules /

ce sont des heures de pleine insurrection où

je m'interdis de mentir même pieusement

 

... souvent j'en veux aux mots de n'être que langage

et non cette respiration première / originelle / native /

assurément sauvage / gemme impalpable mais possible /

sur laquelle graver – à la pointe du cri – clameurs

conteuses des jours et des années / infiniment /

c'est alors que le vocabulaire prend corps /

s'abandonne à un dire reptilien

appelant une explosée chorégraphie

d'images causeuses aux couleurs du feu seul

 

... écrire

pour la lumière /

dans la lumière /

emporté par des secrets à haute voix

 

... souvent aussi /

je ne sais que faire du silence

que je sais, hélas ! doit venir :

deuil sur l'enfance

la plus heureuse contrebande /

sur la femme

nue d'être toute en paroles

d'absence et de mille tourments /

deuil sur la mémoire

 

... deuil !

 

... comment célébrer l'office des midis océans

si la vague n'est folle /

si le sel a perdu sa sainte morsure

 

***

Testament d’un errant

1.

... si meurt le poème

que midi réclame

à cor et à cri

peur que le désert

ne livre que poussière

quand se lève le vent

que minuit appelle

lors des trocs d'étoiles

filantes muettes :

lumière en exil

pour ciel sans retour.

Midi et minuit /

instants vulnérables

où l'être assiégé

cède aux angélus /

où l'aorte répond

à d'étranges signaux

plus vifs que l'été /

plus intimes que rêves.

Aucune heure n'est neutre

et l’Histoire exige

acte de ce qui fut.

Si meurt le poème / comment contredire l’oubli ?

 

(de Seul le poème, 2000)

 

***

 

Géographie d’un exil. Lieu 1

Ce que les jours te cachent /

ce que les nuits ignorent /

préméditent ton exil

pour le compte du hasard

qui ne mande ni n'accorde /

tout en étant temps qui passe

sans savoir où tu es /

sans savoir où tu vas /

n'ayant pour seule boussole

que ton sang vagabond /

il coule de quatre sources

et jamais ne sommeille /

il irrigue les terres de

ton grand arbre ancestral /

il ensemence les mers

de tes plus fous départs /

ton nom vrai est Métis :

nous ne sommes de nulle part

arrivés de partout

avec ou sans passeport

 

(de Brûler à vivre/ Brûler à survivre, 2004)

 

***

22 quand donc avouerez-vous

que l'herbe vous survivra

que la cendre ensemence

une fois le brasier mort

 

23 retour à la genèse

demander à l'enfance

qui seule sait et recèle

l'avenir du futur

 

24 tant de censés miracles

tant d'appels à prier

toute urgence sinon

que le rite interroge

 

25 infraction de savoir

ou feindre d'ignorer

s'il est vraiment trop tard

pour réveiller le dire

 

26 il n'est aucune messe basse

pour tout dire du passé

sinon la nue violence

suspendue du survivre

 

27 ma quête frôle le barbare

trouver de quoi fonder

droit de désobéir

à chaque tournant de l’âge

 

32 fils de fière bâtardise

ma race est vagabonde

de redouble d'Utopie

mourir frise l'inutile

 

33 compter les jours est vain

autant prendre rendez-vous

avec tous les sorciers

longanistes d'occasion

 

34 le mystère reste entier

je n'écris ni ne parle

qu'à l'écoute d'une voix

venue de je ne sais d'où

 

35 et je crains que personne

n'ait jamais déchiré

les preuves d'un vieil exil

mon legs d'antémémoire

 

47 revoir vieillir la mer

m'éblouira le cœur

et je mettrai mille ans

à dépenser l’intemps

 

48 un autre enfant viendra

caresser je ne sais

quel autre rêve de partir

vers des îles parolières

 

49 comme moi il hantera

les contrées interdites

qui m'ont fait qui je suis

poète guetteur d'exils

 

(de 50 quatrains pour narguer la mort, 2006)

 

 

Poèmes extraits du volume anthologique susmentionné,

ed. IMMEDIA, 2019

 

(*)

Edouard J. Maunick (1933-2021), un des grands poètes mauriciens, dans la lignée du « mage » Malcolm de Chazal, a quitté ce monde le 10 avril, à l’âge de 89 ans, à Paris, où il vivait depuis plusieurs décennies, tout en rêvant du retour de ses cendres sur le sol natal.

De nombreux hommages lui ont été rendus – aussi bien pour ce qu’il représentait pour le peuple mauricien, dont il s’est toujours revendiqué comme fils emblématique (prodige, multiethnique/multiculturel), qu’en tant que poète de langue française et par là, un peu Français par adoption (comme Philippe Jaccottet).

J’aimerais en mentionner un particulièrement touchant, écrit par Dominique Mataillet dans Jeune Afrique (23 avril 2021).

Tout en retraçant la biographie et la carrière mondiale, culturelle et diplomatique, du poète, l’auteur de cet article met en exergue les concepts couramment véhiculés autour d’Edouard Maunick, comme de tant d’autres auteurs à cheval sur plusieurs cultures (et en l’occurrence, sur le bilinguisme français/créole mauricien), tels que « négritude », « métissage », « antiracisme », sans toutefois laisser comprendre qu’ils définiraient essentiellement l’œuvre du poète, dont le souffle emporte et confond tout étiquetage raciale ou racialiste, comme le prouve la citation donnée dans l’article : « Je prophétise le sang mêlé comme une langue de feu. » En effet, la valeur littéraire et humaine de l’œuvre elle-même – « flamboyante et baroque », comme la caractérise si bien l’auteur de l’article – dépasse les idéologies et les discours politico-conjoncturels.

En témoigne, à part sa poésie elle-même, l’éditrice de cette anthologie remarquable, Françoise Guinchard, sa compagne sur le dernier chemin de sa vie :

«On a dit qu’Edouard Maunick était un poète de la négritude, alors qu’il n’a jamais pris la négritude comme école, comme règle. Pour lui, c’est un fait humain, car tant qu’il y aura “un nègre sur la terre, il faudra parler de négritude”. Il ne se considère donc pas comme un poète engagé, mais estime qu’on doit cesser de penser le poète comme un rêveur, alors qu’il vit dans la cité et ne peut pas rester, “au pourtour de son petit monde” 

Edouard Maunick est un grand poète de langue française, et nous lui rendons hommage en toute humilité, sans connotations aucunes.

 

Photo reproduite de l’article de Dominique Mataillet sur du site Jeune Afrique susmentionné).

D.S.

 

Bibliographie sélective de l’œuvre d’Édouard J. Maunick :

Ces oiseaux du sang, Regent Press, Port-Louis (Maurice), 1954.

Les manèges de la mer, préface de Pierre Emmanuel, Présence Africaine, Paris, 1964.

Jusqu'en terre Yoruba, Présence Africaine, Paris, 1965.

Mascaret ou le livre de la mer et de la mort, préface de Jacques Howlett, Présence Africaine, Paris, 1966.

Fusillez-moi, Présence Africaine, Paris, 1970.

Ensoleillé vif, préface de Léopold Sédar Senghor, éd. Saint-Germain des Prés, Paris, et Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 1976. Prix Apollinaire 1977.

En mémoire du mémorable suivi de Jusqu'en terre Yoruba, L’Harmattan, 1979.

Désert archipel suivi de Cantate païenne pour Jésus Fleuve, éd. Publisud, Paris, 1982.

Nja Mahdaoui, album, avec préface et poèmes d’EJM, collection Peinture, Cérès Production, Tunis, 1983.

Saut dans l'arc en ciel, ed. Le Calligraphe, Paris, 1985.

Le cap de désespérance, Soweto, avec des encres de Metchtilt, Paris, 1987.

Un arbre en est la cause, avec des illustrations de Qotbi, Atelier d’Art Mars Pessin, Saint-Laurent-du-Pont, 1987.

Mandela mort et vif, Silex éditions, Pris, 1987.

Paroles pour solder la mer, éd. Gallimard, Paris, 1988.

Anthologie personnelle, éd. Actes Sud, Arles, 1988.

Pays de permission, album photographique de Jean-Pierre Évrard, avec des poèmes d’EJM, éd. Argraphies, Paris, 1989.

Toi laminaire (Italiques pour Aimé Césaire), Éditions de l’Océan Indien, Maurice, et Éditions du CRI, Réunion, 1990.

De sable et de cendre, préface de Werner Lambersy, encres de Robert Brady, éd. PHI, Luxembourg, 1996.

Seul le poème, avec des encres de Robert Brady, éd. PHI, Luxembourg, Écrits des Forges, Québec, et éd. Grand Océan, Réunion, 2000.

Mandela mort et vif/Mandela dead and alive (bilingue), avec des encres de Nja Mahdaoui, Prothea Book Publishing, Pretoria, 2001.

Elle et île de la même passion, préface de Jean Orizet, éd. Le cherche Midi, Paris, 2001.

Brûler à vivre/Brûler à survivre, éd. Le Carbet, Paris, 2004.

50 quatrains pour narguer la mort, avec des illustrations de Nja Mahdaoui, éd. Bartoldi, Maurice, 2005.

50 quatrains pour narguer la mort, suivi de Contre silence, éd. Seghers, Paris, 2006.

Manière de dire non à la mort. Anthologie personnelle. 50 ans de poésie, éd. Immédia, Port-Louis (Maurice), 2019.

 

 

Une vie, un poète :

Edouard Maunick

Francopolis mai-juin 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002