I. Les
derniers mots du poète…
« Je
dis merci à ceux et celles qui m'ont inspiré tout au long de l'aventure que
fut ma vie, pour que de ma plume puissent naître des poèmes ; aux pays
magiques, à mon île Maurice métisse aux senteurs de canne à sucre ; à
Port Louis que la mer berce tous les jours de bonheur, aux événements
glorieux et tragiques de partout et de nulle part…
Je dis
merci à Françoise, à mes familles passées, présentes et futures. À mes amis
poètes, grands frères et sœurs de la lignée des sculpteurs du verbe. À Rama
Poonoosamy et ses collaborateurs d’Immedia, Kamini, Désiré, Vinay, Simi…
À tous, je
peux maintenant hurler en toute sérénité que
le poète ne
meurt jamais ! »
Postface de l’auteur à son volume anthologique Manière
de dire non à la mort. 1954-2004 (50 ans de poésie), Éditions IMMEDIA,
Port-Louis (Maurice), 2019.
« C’est moins du cerveau que des entrailles que jaillit
mon dire (…) L’oralité à l’exemple de l’Afrique, ne menace en rien la
mémoire,
au contraire, parler pérennise la parole. »
(extrait du message du poète au
lancement de l’anthologie à Port-Louis, reproduit de l’article d’Aline Groëme-Harmon dans L’Express.mu
du 27 août 2019).
« La parole est
plus forte que l’écrit.
Je n’ai pas écrit de
poèmes : j’ai parlé des poèmes. J’ai dit des poèmes. L’instant le plus
précieux pour moi est de dire mes poèmes. Je ne peux pas tricher en poésie,
ce sont les seuls mots qui me montrent du doigt. Je connais beaucoup qui
trichent même en poésie.
La poésie est la
parole toute nue. »
(extrait de l’interview 5
Questions pour Île en île, réalisée par Thomas C. Spear, parue le 21 décembre 2009.)
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II. Levée de
rideau sur une vie de poète :
quelques
lectures furtives pour découvrir cette
« manière
de dire non à la mort »…
I.
...
je le dis / pour l'ombre de la mer / où se délient et s'entassent / surgissent et
semblent sommeiller / des images-brisures-d'îles
/ dérive de calcaire / ou est-ce de
chair / quand l'œil oublie d'épier / pour ne saisir de lumière / que la mémoire sub-océane
/ je le dis / pour imploser les
solitudes englouties...
...
je l'écris /pour rappeler / que la terre nous ensevelit / qu'il nous reste
à désarmer la poussière / à réduire le plus sûr néant / à
bousculer l'enfer et l'éden / parce que la mer nous ouvre son ventre
/ où nous serons toujours vivants / pour peu que résiste le
cri de tous nos rêves en contre-jour.
II.
...
à l'enseigne du végétal / à l'adresse de l'abyssal / fomenter paroles d'écume / ayant dosé du
regard / l'encre de la mer...
... j'apprends mal les leçons d'oublier / je
vais sans cesse / le long du même littoral / à la rencontre de sorciers
bavards / déchiffreurs de portulans
créoles / sans nord ni sud / sans est ni ouest / mais portant chorégraphies d'écorces / de
racines / pour mimer / dans
l'excitation des essences / le port-eucalyptus / la baie-bois- de-natte / l'estuaire-manglier et la
côte-campêche / jusqu'à plus tropiques...
... à l'enseigne des
grands fonds / un Hiroshima de polypiers / de madrépores /
pour demain élire la forêt.
(de
Résonnances, 1990)
***
... qui veut tout écrire sur la lumière périra aveugle
/
je requiers ce bonheur
... à trop vouloir lire dans mes rêves /
j'ai inventé à mon insu des aubes surréelles /
des parcelles de crépuscules /
ce sont des heures de pleine insurrection où
je m'interdis de mentir même pieusement
... souvent j'en veux aux mots de n'être que langage
et non cette respiration première / originelle /
native /
assurément sauvage / gemme impalpable mais possible /
sur laquelle graver – à la pointe du cri – clameurs
conteuses des jours et des années / infiniment /
c'est alors que le vocabulaire prend corps /
s'abandonne à un dire reptilien
appelant une explosée chorégraphie
d'images causeuses aux couleurs du feu seul
... écrire
pour
la lumière /
dans
la lumière /
emporté par des
secrets à haute voix
... souvent aussi /
je
ne sais que faire du silence
que
je sais, hélas ! doit venir :
deuil sur l'enfance
la plus heureuse
contrebande /
sur la femme
nue d'être toute en
paroles
d'absence et de mille
tourments /
deuil sur la mémoire
... deuil !
... comment célébrer l'office des midis
océans
si la vague n'est folle /
si le sel a perdu sa sainte morsure
***
Testament d’un errant
1.
... si meurt le poème
que midi réclame
à cor et à cri
peur que le désert
ne livre que poussière
quand se lève le vent
que minuit appelle
lors des trocs d'étoiles
filantes muettes :
lumière en exil
pour ciel sans retour.
Midi et minuit /
instants vulnérables
où l'être assiégé
cède aux angélus /
où l'aorte répond
à d'étranges signaux
plus vifs que l'été /
plus intimes que rêves.
Aucune heure n'est neutre
et l’Histoire exige
acte de ce qui fut.
Si meurt le poème /
comment contredire l’oubli ?
(de Seul le poème,
2000)
***
Géographie d’un exil.
Lieu 1
Ce que les jours te
cachent /
ce que les nuits ignorent /
préméditent ton exil
pour le compte du hasard
qui ne mande ni n'accorde
/
tout en étant temps qui passe
sans savoir où tu es /
sans savoir où tu vas /
n'ayant pour seule
boussole
que ton sang vagabond /
il coule de quatre
sources
et jamais ne sommeille /
il irrigue les terres de
ton grand arbre ancestral
/
il ensemence les mers
de tes plus fous départs
/
ton nom vrai est Métis :
nous ne sommes de nulle
part
arrivés de partout
avec ou sans passeport
(de Brûler à vivre/
Brûler à survivre, 2004)
***
22 quand donc
avouerez-vous
que l'herbe vous survivra
que la cendre ensemence
une fois le brasier mort
23 retour à la genèse
demander à l'enfance
qui seule sait et recèle
l'avenir du futur
24 tant de censés
miracles
tant d'appels à prier
toute urgence sinon
que le rite interroge
25 infraction de savoir
ou feindre d'ignorer
s'il est vraiment trop tard
pour réveiller le dire
26 il n'est aucune messe basse
pour tout dire du passé
sinon la nue violence
suspendue du survivre
27 ma quête frôle le barbare
trouver de quoi fonder
droit de désobéir
à chaque tournant de l’âge
32 fils de fière bâtardise
ma race est vagabonde
de redouble d'Utopie
mourir frise l'inutile
33 compter les jours est vain
autant prendre rendez-vous
avec
tous les sorciers
longanistes d'occasion
34 le mystère reste entier
je n'écris ni ne parle
qu'à l'écoute d'une voix
venue
de je ne sais d'où
35 et je crains que personne
n'ait jamais déchiré
les preuves d'un vieil exil
mon legs d'antémémoire
47 revoir vieillir la mer
m'éblouira le cœur
et je mettrai mille ans
à dépenser l’intemps
48 un
autre enfant viendra
caresser
je ne sais
quel autre rêve de partir
vers des
îles parolières
49 comme moi il hantera
les contrées interdites
qui m'ont fait qui je suis
poète guetteur d'exils
(de 50
quatrains pour narguer la mort, 2006)
Poèmes
extraits du volume anthologique susmentionné,
ed. IMMEDIA,
2019
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(*)
Edouard J. Maunick
(1933-2021), un des grands poètes mauriciens, dans la lignée
du « mage » Malcolm de Chazal, a quitté ce monde le 10 avril, à
l’âge de 89 ans, à Paris, où il vivait depuis plusieurs décennies, tout en
rêvant du retour de ses cendres sur le sol natal.
De nombreux hommages lui ont été
rendus – aussi bien pour ce qu’il représentait pour le peuple mauricien,
dont il s’est toujours revendiqué comme fils emblématique (prodige,
multiethnique/multiculturel), qu’en tant que poète de langue française et
par là, un peu Français par adoption (comme Philippe Jaccottet).
J’aimerais en mentionner un
particulièrement touchant, écrit par Dominique Mataillet dans Jeune
Afrique (23 avril 2021).
Tout en retraçant la biographie et la
carrière mondiale, culturelle et diplomatique, du poète, l’auteur de cet
article met en exergue les concepts couramment véhiculés autour d’Edouard Maunick, comme de tant d’autres auteurs à cheval sur
plusieurs cultures (et en l’occurrence, sur le bilinguisme français/créole
mauricien), tels que « négritude », « métissage »,
« antiracisme », sans toutefois laisser comprendre qu’ils définiraient
essentiellement l’œuvre du poète, dont le souffle emporte et confond tout
étiquetage raciale ou racialiste, comme le prouve la citation donnée dans
l’article : « Je
prophétise le sang mêlé comme une langue de feu. » En effet, la
valeur littéraire et humaine de l’œuvre elle-même – « flamboyante et
baroque », comme la caractérise si bien l’auteur de l’article –
dépasse les idéologies et les discours politico-conjoncturels.
En témoigne, à part sa poésie elle-même,
l’éditrice de cette anthologie remarquable, Françoise Guinchard, sa compagne sur
le dernier chemin de sa vie :
«On
a dit qu’Edouard Maunick était un poète de la
négritude, alors qu’il n’a jamais pris la négritude comme école, comme
règle. Pour lui, c’est un fait humain, car tant qu’il y aura “un nègre sur
la terre, il faudra parler de négritude”. Il ne se considère donc pas comme
un poète engagé, mais estime qu’on doit cesser de penser le poète comme un
rêveur, alors qu’il vit dans la cité et ne peut pas rester, “au pourtour de
son petit monde”.»
Edouard Maunick
est un grand poète de langue française, et nous lui rendons hommage en
toute humilité, sans connotations aucunes.

Photo reproduite
de l’article de Dominique Mataillet sur du site Jeune
Afrique susmentionné).
D.S.
Bibliographie sélective de l’œuvre d’Édouard J. Maunick :
Ces oiseaux du sang, Regent Press, Port-Louis
(Maurice), 1954.
Les manèges de la mer, préface de Pierre Emmanuel, Présence Africaine, Paris, 1964.
Jusqu'en terre Yoruba, Présence Africaine, Paris, 1965.
Mascaret ou le livre de la mer et de la mort, préface de Jacques Howlett, Présence Africaine, Paris, 1966.
Fusillez-moi, Présence Africaine, Paris, 1970.
Ensoleillé vif, préface de Léopold Sédar Senghor, éd. Saint-Germain des Prés,
Paris, et Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 1976. Prix Apollinaire 1977.
En mémoire du mémorable suivi de Jusqu'en terre Yoruba, L’Harmattan,
1979.
Désert archipel suivi de Cantate païenne pour Jésus Fleuve, éd. Publisud, Paris, 1982.
Nja Mahdaoui,
album, avec préface et
poèmes d’EJM, collection Peinture, Cérès Production, Tunis, 1983.
Saut dans l'arc en ciel, ed. Le Calligraphe, Paris, 1985.
Le cap de désespérance, Soweto, avec des encres de Metchtilt, Paris, 1987.
Un arbre en est la cause, avec des illustrations de Qotbi,
Atelier d’Art Mars Pessin, Saint-Laurent-du-Pont,
1987.
Mandela mort et vif, Silex éditions, Pris, 1987.
Paroles pour solder la mer, éd. Gallimard, Paris, 1988.
Anthologie personnelle, éd. Actes Sud, Arles, 1988.
Pays de permission, album photographique de Jean-Pierre Évrard, avec des poèmes
d’EJM, éd. Argraphies, Paris, 1989.
Toi laminaire (Italiques pour Aimé Césaire), Éditions de l’Océan
Indien, Maurice, et Éditions du CRI, Réunion, 1990.
De sable et de cendre, préface de Werner Lambersy, encres
de Robert Brady, éd. PHI, Luxembourg, 1996.
Seul le poème, avec des encres de Robert Brady, éd. PHI, Luxembourg, Écrits
des Forges, Québec, et éd. Grand Océan, Réunion, 2000.
Mandela mort et vif/Mandela dead and
alive (bilingue), avec
des encres de Nja Mahdaoui,
Prothea Book Publishing,
Pretoria, 2001.
Elle et île de la même passion, préface de Jean Orizet, éd. Le cherche Midi, Paris, 2001.
Brûler à vivre/Brûler à survivre, éd. Le Carbet, Paris,
2004.
50 quatrains pour narguer la mort, avec des illustrations
de Nja Mahdaoui, éd.
Bartoldi, Maurice, 2005.
50 quatrains pour narguer la mort, suivi de Contre silence, éd. Seghers, Paris,
2006.
Manière de dire non à la mort. Anthologie personnelle. 50 ans
de poésie, éd.
Immédia, Port-Louis (Maurice), 2019.
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