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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Hiver 2024

 

 

Rendez-vous avec Fernando Pessoa.

 

Par Mireille Diaz-Florian

 

Photo Mireille Diaz-Florian (Lisbonne, Décembre 2023)

 

 

Ma lecture de Fernando Pessoa s’inscrit dans un contexte personnel. Le charme immédiat et durable de la ville de Lisbonne comme la longue amitié avec Robert Bréchon, que l’œuvre de Pessoa, influençant sa propre écriture poétique, a profondément marqué, ont tissé, depuis des années, un lien indéfectible avec le poète. Je citerai les conférences-récitals à la fondation Gulbenkian, puis en tournée, avec Alain Rais qui signe également les mises en scène du Banquier Anarchiste et du Livre de l’Intranquillité avec la remarquable interprétation de François Marthouret. Je dois nommer enfin la mise en scène de Claude Régy de l’Ode Maritime, où la silhouette et la voix de Jean Quentin Châtelain, figure de proue sur un ponton de lumière diffuse, restent gravées à chaque relecture de ce texte.

 

Ainsi ai-je la sensation d’un long cheminement au plus près de cette œuvre. Je me propose de partager avec le lecteur de la revue Francopolis des moments de ce parcours. Je m’appuierai essentiellement sur l’édition établie par Patrick Quillier, lui-même traducteur et commentateur de Pessoa, dans la collection de la Pléiade, sur trois ouvrages de Robert Bréchon : Étrange étranger et l’Innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa, publiés chez Bourgois, et Fernando Pessoa. Le voyageur immobile aux éditions Aden, ainsi que quelques articles de l’Atelier du Lusitanisme Français aux Presses de la Sorbonne Nouvelle.

 

Pour faire connaître l’œuvre de Pessoa, il a fallu de nombreux « intercesseurs » terme que j’emprunte à Judith Balso (1) dont j’aimerais souligner la pertinence : « intercéder pour le poème, c’est transmettre aux autres quelque chose de son bruissement singulier. C’est un tact et un art. Il faut avoir été soi-même illuminé par la découverte ».  Ainsi qualifie-t-elle le rôle d’Armand Guibert qui découvre Pessoa à Lisbonne en 1942, grâce à Pierre Hourcade. Dès lors, il va se consacrer à faire connaître une œuvre qui « se dresse, compacte et multiple, ainsi qu’un monument à quatre faces où la lumière et l’ombre font se succéder leurs jeux, leurs caresses et leurs énigmes ». Il publiera les premiers poèmes de Pessoa dans la collection des Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers, où j’ai moi-même découvert de nombreux poètes contemporains français et étrangers.

 

Aujourd’hui l’œuvre de Pessoa est largement connue, diffusée, commentée. Il n’est pas dans mon intention de prétendre à une quelconque analyse, fondée sur une glose savante. Il s’agit davantage de donner au lecteur, l’envie de le lire, le relire. J’avancerai donc en plaçant quelques balises, en m’arrêtant le temps nécessaire pour lire les pages de sa vie et de sa poésie.  La monumentalité de l’œuvre suppose à l’évidence des choix subjectifs, étayés par les ouvrages de référence que j’ai cités.

 

***

 

À sa mort en 1935, Fernando Pessoa a publié, outre des textes en revues, deux petits recueils : English Poems en 1918 et Message en 1934. Mais des milliers de pages de vers et de prose seront découverts dans la malle devenue légendaire, dont le contenu a été déposé en 1973 à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne par sa demi-sœur, dona Henriqueta et que Patrick Quillier décrit ainsi : « des documents informes et chaotiques, la plupart du temps traces pathétiques d’un travail en cours, de type rhapsodique ; ils révèlent une pratique à la fois désordonnée et plurielle de l’écriture, celle d’un auteur fonctionnant à l’évidence par saillies irrépressibles plus ou moins prolongées, lors de moments créateurs inauguraux ; assez souvent les textes sont abandonnés ou bien repris par tout un jeu  de variantes en forme d’excroissances au destin tout aussi aléatoire » Si Robert Bréchon souligne le caractère fragmentaire de l’œuvre que les diverses éditions recomposent, c’est pour revendiquer ce qui donne au lecteur « une miraculeuse impression de présence ».

 

Pour situer Pessoa dans le temps d’une vie, j’aurais tendance à l’intégrer dans l’espace d’une ville. J’ai dit, je le redis : Lisbonne est pour moi indissociable de ma découverte du poète et je crois y avoir définitivement tracé les lignes de fuite que le Livre de l’Intranquillité nous offre. Si la biographie atteste de la période de son adolescence à Durban en Afrique du Sud, de 1896 à 1905, il naît et meurt à Lisbonne sans jamais l’avoir quittée, à l’exception d’un séjour aux Açores durant des vacances d’été et à Portalegre. La statue de bronze placée devant le café Brasileira, qui permet désormais les selfies touristiques, pourrait illustrer la permanence d’une existence circonscrite au centre de Lisbonne. Son tombeau dans le cloître du monastère des Jeronimos, où il fut transféré du cimetière des Praceres en 1985 et devant lequel ne s’arrêtent que peu de visiteurs, le consacre monument national.

 

Fernando Antonio Nogeira Pessoa naît le 13 juin 1888, le jour de la fête de Saint Antoine, patron de Lisbonne, en face du Théâtre national, ancien opéra Sao Carlos, où son père Joachim de Scabra Pessoa, fonctionnaire au ministère de la Justice est attaché comme critique musical. Après la mort de son père, sa mère se remarie avec le commandant Joao Miguel Rosa qui est nommé consul du Portugal à Durban en Afrique du Sud. Fernando et sa mère le rejoignent en janvier 1896. Jusqu’à l’âge de 17 ans, il grandit dans une société anglophone. Il fera ses études en anglais au couvent de West Street, tenue par des religieuses irlandaises. Un livre de Dickens, Les aventures de Monsieur Pickwick, restera un livre de chevet. Admis à la fin du cycle primaire à la Durban High School, il y sera un des meilleurs élèves. Le directeur W. H. Nicholas, son professeur de latin et d’anglais, lui donne accès à la littérature anglaise et exerce sur lui une grande influence. Robert Bréchon rappelle que cette période est marquée par une « étonnante boulimie de lecture ». Par son carnet de 1903 où il inscrit les titres des livres qu’il dévore, on voit que Fernando lit en moyenne un livre par jour, sauf quand, le 6 août par exemple, il note : « Rien lu ; trop occupé à penser ».  Son immense culture va marquer l’œuvre à venir. 

 

En 1901, après un brillant succès de premier cycle du secondaire, il revient au Portugal pour une année de vacances. Il fait un voyage aux Açores dans la famille maternelle. Il écrit beaucoup en anglais et en portugais, dont un premier poème : Quand elle passe, que lui inspire la disparition de sa jeune sœur Madalena. À son retour à Durban, il suit les cours du soir de la Commercial School, tout en préparant son entrée à l’université où il est admis en 1903. C’est en 1905 qu’il retourne définitivement à Lisbonne. Inscrit à la faculté de lettres, il y est peu assidu et préfère se consacrer à sa propre création littéraire. Il vit chez deux vieilles tantes, fréquente son oncle par alliance, le général Enrique Rosa, passionné de littérature qui le mettra en contact avec des poètes. Lorsqu’il hérite en 1907 de sa grand-mère Dionisia, il se lance dans la création d’une imprimerie à Portalegre, à 200 km de Lisbonne : Entreprise Ibis, typographie et éditions, ateliers à vapeur. L’affaire périclite rapidement. Il trouve alors un emploi comme rédacteur commercial en anglais et en français pour différentes firmes. Ce travail mal payé lui laisse en revanche du temps pour écrire. Il vit dans des chambres meublées jusqu’au retour de sa mère en 1920.

 

Le Portugal à son retour est en pleine crise politique. À l’université, les étudiants sont très politisés. En octobre 1910 éclate la révolution qui renverse la monarchie. Il s’intéresse aux évènements, développe des sentiments patriotiques qu’il formulera ainsi dans une page du Livre de l’Intranquillité : « je n’ai aucune conviction politique ou sociale. J’ai néanmoins d’une certaine manière, un profond sentiment patriotique. Ma patrie c’est la langue portugaise. »

 

S’il reste un grand lecteur de la littérature portugaise, du grand poète Camoes, aux auteurs modernes, il est fortement influencé par les symbolistes et les décadents français. Beaucoup de textes sont inspirés de Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Maeterlinck.

 

L’année 1911 constitue un moment essentiel. Il note dans son journal rédigé en anglais : « je suis désormais en pleine possession des lois fondamentales de l’art littéraire ; Shakespeare ne peut plus m’enseigner la subtilité ni Milton la perfection. Mon esprit a atteint une souplesse et une étendue qui me permettent d’éprouver n’importe quelle émotion si je le désire et d’entrer à volonté dans n’importe quel état d’esprit. » Un poème Analyse, inclus dans l’immense corpus de poésies publiées dans la Pléiade sous le titre, proposé par Patrick Quillier, de « Pour un Cancionero » engage le poète dans une voie nouvelle comme en témoignent les premiers vers de ce poème d’amour :

 

Si abstraite vraiment est l’idée de ton être

Qui me vient de te regarder, qu’à occuper

Mes yeux au fond des tiens, voilà que je les perds

De vue, et rien ne reste en mon regard, ton corps

Se détourne de ma façon de voir si loin,

Et l’idée de ton être est tellement au ras

De deux faits : penser te regarder, me savoir

Sachant que tu es, que, rien que de me tenir

Conscient de toi, je ne me ressens plus moi-même (…)

 

La publication, vingt ans plus tard, du poème intitulé Autopsychographie théorisera ce « lyrisme critique ».

 

Il commence à fréquenter les cafés littéraires. Il fait à cette époque deux rencontres essentielles : le poète Mario Sá-Carneiro qui devient l’ami de toute une vie et le journaliste Alvaro Pinto, qui dirige la revue A Agia (l’Aigle), organe du groupe Renaissance Portugaise, auquel Pessoa adhère pour un temps. Dans le numéro d’avril 1912 il publie un essai : La nouvelle poésie portugaise analysée sociologiquement ; deux autres suivront. Il se fait connaître d’abord par ses textes de prose polémiques et didactiques qui suscitent la controverse. 

 

En 1913 son écriture poétique appartient à une nouvelle école littéraire héritée des symbolistes et des décadents : le Paülisme, terme qui vient de Paüs, le marais et que l’on traduit par le terme de palude et qu’il définira lui-même comme une « intoxication d’artificialité ». Selon Robert Bréchon, « cette esthétique est le mode d’apparition d’une expérience intérieure vécue : une sorte d’hésitation de conscience entre l’être et le non-être ». Le premier poème de Impressions du Crépuscule, publié d’abord en revue puis dans Pour un Cancionero, est resté très célèbre. Dans le même esprit, Pessoa écrit le très beau texte en prose, Dans la Forêt du songe, intégré au Livre de l’Intranquillité. Parallèlement, plusieurs œuvres sont ébauchées comme en témoignent les brouillons, dont le Faust, « tragédie subjective » inachevée.

 

Les années 1914-1915 sont marquées par une riche production personnelle et une attention soutenue à la vie politique portugaise et européenne. Il continue son œuvre de poète en langue anglaise, avec notamment des sonnets sur le modèle shakespearien. C’est à partir de 1914 que le projet d’une revue va se concrétiser dans le groupe des jeunes poètes engagés dans la recherche d’une poésie moderne.  La revue Orpheu dont le premier numéro paraît en mars 1915, est financée par le père de Sá-Carneiro. Le sommaire, outre les textes de ses amis, comporte deux poèmes de l’hétéronyme Alvaro de Campos : l’Opiario, traduit par Armand Guibert sous le titre de Fumerie d’opium, l’Ode Triomphale et le Marin, pièce de théâtre qu’il qualifie de « drame statique » jamais jouée de son vivant. La revue avant-gardiste dont il est le chef de file fait scandale. Le deuxième numéro qui sort le 28 juin intègre entre autres, Poèmes de Paris de Carneiro, deux poèmes de Pessoa dits occultistes : Glaive et Outre Dieu. L’aventure prendra fin dès le troisième numéro faute de financement mais elle reste importante puisque « près de 20 ans plus tard, si la presse mentionne son nom, c’est uniquement en souvenir de son rôle dans ce qu’on peut appeler "la bataille d’Orpheu" ». (2)

 

S’il est difficile de rendre compte d’un trajet linéaire dans une création foisonnante, il convient toutefois de prendre un repère. La date du 8 mars 1914 atteste dans une lettre d’une douzaine de pages, adressée en 1935 à son ami Adolfo Casais Montero, d’un événement important qui tend à préciser la naissance des hétéronymes. Ce qu’il nomme le jour triomphal de ma vie, est ainsi décrit par Pessoa : « Je me suis mis devant une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me suis mis à écrire, debout, comme je le fais souvent. Et j’ai écrit quelques trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. (…) J’ai commencé par le titre Le Gardeur de Troupeaux ; et ce qui a suivi c’est l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Cairo (...) ».

De nombreuses analyses littéraires s’affrontent concernant la genèse des hétéronymes. Nous tenterons, dans la prochaine revue, d’en cerner la complexité   et de faire entendre par quelques extraits les voix multiples de l’œuvre protéiforme du poète. 

 

1)   (1) Judith Balso, Armand Guibert, inventeur de Pessoa, dans Lisbonne. Atelier du lusitanisme français, Presses Sorbonne Nouvelle, 1er février 2019.

2)   (2) Robert Bréchon, Fernando Pessoa. Le voyageur immobile. Ed. Aden, 2002.

3)    

©Mireille Diaz-Florian

Novembre 2024


 

 

 

POÈMES

 

Poèmes Paülistes

 

 

Impressions du crépuscule

 

I

Ô cloche de mon village,

Dans le soir calme,

Chacun de tes battements

Résonne au creux de mon âme

 

Tu sonnes si lentement,

Comme attristée de la vie,

Que le premier coup frappé

A déjà un son d’écho.

 

D’aussi près que tu me tintes

Quand je passe errant et triste,

Tu es pour moi comme un songe,

Dans mon âme au loin tu sonnes…

 

Et à chacun de tes coups,

Vibrant dans le ciel ouvert,

Je sens le passé plus,

Je sens plus près la saudade.

 

 

 

Chemin de croix

 

 IX

 

Mon cœur est un portique aux colonnes brisées

Donnant d’une façon extrême sur la mer.

Dans mon âme je vois passer les voiles vaines

Et chaque voile passe en fait dans un seul sens

 

Une déclivité de bruit et d’ombre vient

Dans la solitude transparente de l’air

Évoquer, posées sur la nuit, quelques étoiles

En des cieux reculées le portique en allé…

 

 

Et en des palmeraies d’Antilles entrevues

À travers, et par des mains voici écartés

Les rêves, à travers des tentures d’améthystes,

 

Il est d’inachevé le goût de compenser

Le grand espace entre les trophées soulevés

Au centre du triomphe en bruit et en cohorte…

 

 

 

Fictions de l’interlude

 

Au long de l’allée les heures

Traînent des habits de soie,

 

Habits d’une soie rêvée

Au long de l’allée grandie

 

Par les tons bleus de la lune…

Et dans l’air l’on entend qui expire –

 

Mais ne rend jamais son dernier soupir –

Une flûte éprise de délire,

 

Faite bien plus de l’idée d’entendre

Que d’être entendue quasi tranquille

 

De par les airs, ondulant et fuyant…

Silence sans cesse scintillant…

 

 

***

 

Livre de l’Intranquillité

 

Dans la Forêt du Songe

 

Je sais que je me suis éveillé, et que je dors encore. Mon corps ancien recru de ma fatigue de vivre, me dit qu’il est bien tôt encore. Je me sens fébrile de loin. Je me pèse à moi-même, je ne sais pourquoi…

Dans une torpeur lucide, lourdement intemporelle, je stagne, entre sommeil et rêve, dans un rêve qui n’est qu’une ombre de rêve.  Mon attention flotte entre deux mondes, voit aveuglément la profondeur d’un océan et la profondeur d’un ciel ; et ces profondeurs se mêlent, s’interpénètrent et je ne sais plus ni où je suis, ni ce que je rêve. (…)

 

        Dans ma chambre tiède et morbide, ce moment avant-coureur du petit matin, au-dehors, est un simple frémissement de la pénombre. Je suis tout entier confusion paisible… Pourquoi faut-il donc que le jour se lève ? Il m’est pénible de savoir qu’il va se lever, comme si c’était un effort de ma part qui doive le faire paraître.

        Je m’apaise avec une vague lenteur. Je m’engourdis. Je fluctue dans l’air, moitié veillant, moitié dormant, et voici que surgit une autre réalité, et moi au beau milieu- réalité surgie de je ne sais quel ailleurs…

        Elle surgit - mais sans effacer l’autre, plus proche de cette chambre tiède -, elle surgit, cette étrange forêt. Dans mon attention également captive les deux réalités coexistent, telles deux fumées qui se mêlent. (…)

 

 

Une vie, un poète : Fernando Pessoa

Par Mireille Diaz-Florian (1ère partie)

Francopolis - Hiver 2024

 

Créé le 1er mars 2002