Ma lecture de Fernando Pessoa
s’inscrit dans un contexte personnel. Le charme immédiat et durable de la
ville de Lisbonne comme la longue amitié avec Robert Bréchon,
que l’œuvre de Pessoa, influençant sa propre écriture poétique, a
profondément marqué, ont tissé, depuis des années, un lien indéfectible
avec le poète. Je citerai les conférences-récitals à la fondation
Gulbenkian, puis en tournée, avec Alain Rais qui signe également les mises
en scène du Banquier Anarchiste
et du Livre de l’Intranquillité
avec la remarquable interprétation de François Marthouret.
Je dois nommer enfin la mise en scène de Claude Régy
de l’Ode Maritime, où la
silhouette et la voix de Jean Quentin Châtelain, figure de proue sur un
ponton de lumière diffuse, restent gravées à chaque relecture de ce texte.
Ainsi ai-je la sensation d’un
long cheminement au plus près de cette œuvre. Je me propose de partager avec le lecteur de la revue
Francopolis des moments de ce parcours. Je m’appuierai essentiellement sur
l’édition établie par Patrick Quillier, lui-même traducteur et commentateur
de Pessoa, dans la collection de la Pléiade, sur trois ouvrages de Robert Bréchon : Étrange
étranger et l’Innombrable, un
tombeau pour Fernando Pessoa, publiés chez Bourgois, et Fernando Pessoa. Le voyageur immobile aux éditions Aden, ainsi
que quelques articles de l’Atelier du Lusitanisme Français aux
Presses de la Sorbonne Nouvelle.
Pour faire connaître l’œuvre de
Pessoa, il a fallu de nombreux « intercesseurs »
terme que j’emprunte à Judith Balso (1) dont
j’aimerais souligner la pertinence : « intercéder pour le poème,
c’est transmettre aux autres quelque chose de son bruissement singulier.
C’est un tact et un art. Il faut avoir été soi-même illuminé par la
découverte ». Ainsi
qualifie-t-elle le rôle d’Armand Guibert qui découvre Pessoa à Lisbonne en
1942, grâce à Pierre Hourcade. Dès lors, il va se
consacrer à faire connaître une œuvre qui « se dresse, compacte et multiple, ainsi qu’un
monument à quatre faces où la lumière et l’ombre font se succéder leurs
jeux, leurs caresses et leurs énigmes ». Il publiera les premiers
poèmes de Pessoa dans la collection des
Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers, où j’ai moi-même découvert de
nombreux poètes contemporains français et étrangers.
Aujourd’hui l’œuvre de Pessoa
est largement connue, diffusée, commentée. Il n’est pas dans mon intention
de prétendre à une quelconque analyse, fondée sur une glose savante. Il
s’agit davantage de donner au lecteur, l’envie de le lire, le relire.
J’avancerai donc en plaçant quelques balises, en m’arrêtant le temps
nécessaire pour lire les pages de sa vie et de sa poésie. La monumentalité de l’œuvre suppose à
l’évidence des choix subjectifs, étayés par les ouvrages de référence que
j’ai cités.
***
À sa mort en 1935, Fernando
Pessoa a publié, outre des textes en revues, deux petits recueils : English Poems
en 1918 et Message en 1934. Mais
des milliers de pages de vers et de prose seront découverts dans la malle devenue
légendaire, dont le contenu a été déposé en 1973 à la Bibliothèque
Nationale de Lisbonne par sa demi-sœur, dona Henriqueta
et que Patrick Quillier décrit ainsi : « des documents
informes et chaotiques, la plupart du temps traces pathétiques d’un travail
en cours, de type rhapsodique ; ils révèlent une pratique à la fois
désordonnée et plurielle de l’écriture, celle d’un auteur fonctionnant à
l’évidence par saillies irrépressibles plus ou moins prolongées, lors de
moments créateurs inauguraux ; assez souvent les textes sont
abandonnés ou bien repris par tout un jeu
de variantes en forme d’excroissances au destin tout aussi aléatoire » Si Robert Bréchon
souligne le caractère fragmentaire de l’œuvre que les diverses éditions
recomposent, c’est pour revendiquer ce qui donne au lecteur « une
miraculeuse impression de présence ».
Pour situer Pessoa dans le
temps d’une vie, j’aurais tendance à l’intégrer dans l’espace d’une ville.
J’ai dit, je le redis : Lisbonne est pour moi indissociable de ma
découverte du poète et je crois y avoir définitivement tracé les lignes de
fuite que le Livre de
l’Intranquillité nous offre. Si
la biographie atteste de la période de son adolescence à Durban en Afrique du Sud, de 1896 à 1905, il naît et meurt à
Lisbonne sans jamais l’avoir quittée, à l’exception d’un séjour aux Açores
durant des vacances d’été et à Portalegre. La statue de bronze placée
devant le café Brasileira, qui permet désormais
les selfies touristiques, pourrait illustrer la permanence d’une existence
circonscrite au centre de Lisbonne. Son tombeau dans le cloître du
monastère des Jeronimos, où il fut transféré du
cimetière des Praceres en 1985 et devant lequel
ne s’arrêtent que peu de visiteurs, le consacre monument national.
Fernando Antonio Nogeira Pessoa naît le 13 juin 1888, le jour de la fête
de Saint Antoine, patron de Lisbonne, en face du Théâtre national, ancien
opéra Sao Carlos, où son père Joachim de Scabra
Pessoa, fonctionnaire au ministère de la Justice est attaché comme critique
musical. Après la mort de son père, sa mère se remarie avec le commandant
Joao Miguel Rosa qui est nommé consul du Portugal à Durban en Afrique
du Sud.
Fernando et sa mère le rejoignent en janvier 1896. Jusqu’à l’âge de 17 ans,
il grandit dans une société anglophone. Il fera ses études en anglais au
couvent de West Street, tenue par des religieuses irlandaises. Un livre de
Dickens, Les
aventures de Monsieur Pickwick, restera un livre de chevet.
Admis à la fin du cycle primaire à la Durban High School,
il y sera un des meilleurs élèves. Le directeur W. H. Nicholas,
son
professeur de latin et d’anglais, lui donne accès à la littérature anglaise et exerce sur lui
une grande influence. Robert Bréchon rappelle que
cette période est marquée par une « étonnante boulimie de lecture ». Par son carnet de 1903 où il
inscrit les titres des livres qu’il dévore, on voit que Fernando lit en
moyenne un livre par jour, sauf quand, le 6 août par exemple, il
note : « Rien lu ; trop occupé à penser ». Son immense culture va marquer l’œuvre à
venir.
En 1901, après un brillant
succès de premier cycle du secondaire, il revient au Portugal pour une
année de vacances. Il fait un voyage aux Açores dans la famille maternelle.
Il écrit beaucoup en anglais et en portugais, dont un premier poème : Quand elle passe, que lui inspire la
disparition de sa jeune sœur Madalena. À son
retour à Durban, il suit les cours du soir de la Commercial School, tout en préparant son entrée à l’université où
il est admis en 1903. C’est en 1905 qu’il retourne
définitivement à Lisbonne. Inscrit à la faculté de lettres, il y est peu
assidu et préfère se consacrer à sa propre création littéraire. Il vit chez
deux vieilles tantes, fréquente son oncle par alliance, le général Enrique
Rosa, passionné de littérature qui le mettra en contact avec des poètes.
Lorsqu’il hérite en 1907 de sa grand-mère Dionisia,
il se lance dans la création d’une imprimerie à Portalegre, à 200 km de
Lisbonne : Entreprise Ibis,
typographie et éditions, ateliers à vapeur. L’affaire périclite
rapidement. Il trouve alors un emploi comme rédacteur commercial en anglais
et en français pour différentes firmes. Ce travail mal payé lui laisse en
revanche du temps pour écrire. Il vit dans des chambres meublées jusqu’au
retour de sa mère en 1920.
Le Portugal à son retour est en
pleine crise politique. À l’université, les étudiants sont très politisés.
En octobre 1910 éclate la révolution qui
renverse la monarchie. Il s’intéresse aux évènements,
développe des sentiments patriotiques qu’il formulera ainsi dans une page
du Livre de l’Intranquillité :
« je n’ai aucune conviction
politique ou sociale. J’ai néanmoins d’une certaine manière, un profond
sentiment patriotique. Ma patrie c’est la langue portugaise. »
S’il reste un grand lecteur de
la littérature portugaise, du grand poète Camoes, aux auteurs modernes, il est
fortement influencé par les symbolistes et les décadents français. Beaucoup
de textes sont inspirés de Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Laforgue,
Maeterlinck.
L’année
1911 constitue
un moment essentiel. Il note dans son journal rédigé en anglais : « je suis désormais en pleine
possession des lois fondamentales de l’art littéraire ; Shakespeare ne
peut plus m’enseigner la subtilité ni Milton la perfection. Mon esprit a
atteint une souplesse et une étendue qui me permettent d’éprouver n’importe
quelle émotion si je le désire et d’entrer à volonté dans n’importe quel
état d’esprit. »
Un poème Analyse, inclus dans l’immense
corpus de poésies publiées dans la Pléiade sous le titre, proposé par
Patrick Quillier, de « Pour un Cancionero » engage le poète dans une voie
nouvelle comme en témoignent les premiers vers de ce poème d’amour :
Si
abstraite vraiment est l’idée de ton être
Qui
me vient de te regarder, qu’à occuper
Mes
yeux au fond des tiens, voilà que je les perds
De
vue, et rien ne reste en mon regard, ton corps
Se
détourne de ma façon de voir si loin,
Et
l’idée de ton être est tellement
au ras
De
deux faits : penser te regarder, me savoir
Sachant
que tu es,
que,
rien que de me tenir
Conscient
de toi, je ne me ressens plus moi-même (…)
La publication, vingt ans plus
tard, du poème intitulé Autopsychographie théorisera
ce « lyrisme critique ».
Il commence à fréquenter les
cafés littéraires. Il fait à cette époque deux rencontres
essentielles : le poète Mario Sá-Carneiro
qui devient l’ami de toute une vie et le journaliste Alvaro Pinto, qui
dirige la revue A Agia
(l’Aigle), organe
du groupe Renaissance Portugaise, auquel Pessoa adhère pour un
temps. Dans le numéro d’avril 1912 il publie un essai : La nouvelle poésie portugaise analysée
sociologiquement ; deux autres suivront. Il se fait connaître d’abord par ses
textes de prose polémiques et didactiques qui suscitent la
controverse.
En 1913 son écriture poétique
appartient à une nouvelle école littéraire héritée des symbolistes et des décadents
: le Paülisme,
terme qui vient de Paüs, le marais et que l’on traduit
par le terme de palude et qu’il définira lui-même comme une « intoxication d’artificialité ».
Selon Robert Bréchon, « cette esthétique
est le mode d’apparition d’une expérience intérieure vécue : une sorte
d’hésitation de conscience entre l’être et le non-être ». Le
premier poème de Impressions du
Crépuscule, publié d’abord en revue puis
dans Pour un Cancionero,
est resté très célèbre. Dans le même esprit, Pessoa écrit le très beau
texte en prose, Dans
la Forêt du songe, intégré
au Livre de l’Intranquillité.
Parallèlement, plusieurs œuvres sont ébauchées comme en témoignent les
brouillons, dont le Faust, « tragédie
subjective » inachevée.
Les années 1914-1915 sont
marquées par une riche production personnelle et une attention soutenue à
la vie politique portugaise et européenne. Il continue son œuvre de poète
en langue anglaise, avec notamment des sonnets sur le modèle shakespearien.
C’est à partir de 1914 que le projet d’une revue va se concrétiser dans le
groupe des jeunes poètes engagés dans la recherche d’une poésie
moderne. La revue Orpheu dont le premier numéro paraît
en mars
1915, est financée par le père de Sá-Carneiro. Le
sommaire, outre les textes de ses amis, comporte deux poèmes de
l’hétéronyme Alvaro de Campos :
l’Opiario,
traduit par Armand Guibert sous le titre de Fumerie d’opium, l’Ode Triomphale et
le Marin, pièce
de théâtre qu’il qualifie de « drame statique » jamais
jouée de son vivant. La revue
avant-gardiste dont il est le chef de file fait scandale. Le deuxième
numéro qui sort le 28 juin intègre entre autres, Poèmes de Paris de Sá Carneiro, deux poèmes de
Pessoa dits occultistes : Glaive
et Outre Dieu. L’aventure prendra
fin dès le troisième numéro faute de financement mais elle reste importante
puisque « près de 20 ans plus tard, si la presse mentionne son nom,
c’est uniquement en souvenir de son rôle dans ce qu’on peut appeler "la bataille d’Orpheu" ». (2)
S’il est difficile de rendre
compte d’un trajet linéaire dans une création foisonnante, il convient
toutefois de prendre un repère. La date du 8 mars 1914 atteste dans une
lettre d’une douzaine de pages, adressée en 1935 à son ami Adolfo Casais
Montero, d’un événement important qui tend à préciser la naissance des
hétéronymes. Ce qu’il nomme le jour
triomphal de ma vie, est ainsi décrit par Pessoa : « Je me suis mis devant une haute commode
et, prenant une feuille de papier, je me suis mis à écrire, debout, comme
je le fais souvent. Et j’ai écrit quelques trente et quelques poèmes
d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature.
(…) J’ai commencé par le titre Le Gardeur de Troupeaux ; et ce qui a
suivi c’est l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite
donné le nom d’Alberto Cairo
(...) ».
De nombreuses analyses
littéraires s’affrontent concernant la genèse des hétéronymes. Nous
tenterons, dans la prochaine revue, d’en cerner la complexité et de faire entendre par quelques
extraits les voix multiples de l’œuvre protéiforme du poète.
1) (1) Judith Balso,
Armand Guibert, inventeur de Pessoa, dans Lisbonne. Atelier du
lusitanisme français, Presses Sorbonne Nouvelle, 1er février
2019.
2) (2) Robert Bréchon, Fernando Pessoa. Le voyageur immobile. Ed.
Aden, 2002.
3)
©Mireille
Diaz-Florian
Novembre
2024
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POÈMES
Poèmes
Paülistes
Impressions
du crépuscule
I
Ô cloche de mon village,
Dans le soir calme,
Chacun de tes battements
Résonne au creux de mon âme
Tu sonnes si lentement,
Comme attristée de la vie,
Que le premier coup frappé
A déjà un son d’écho.
D’aussi près que tu me tintes
Quand je passe errant et
triste,
Tu es pour moi comme un songe,
Dans mon âme au loin tu sonnes…
Et à chacun de tes coups,
Vibrant dans le ciel ouvert,
Je sens le passé plus,
Je sens plus près la saudade.
Chemin
de croix
IX
Mon cœur est un portique aux
colonnes brisées
Donnant d’une façon extrême sur
la mer.
Dans mon âme je vois passer les
voiles vaines
Et chaque voile passe en fait
dans un seul sens
Une déclivité de bruit et
d’ombre vient
Dans la solitude transparente
de l’air
Évoquer, posées sur la nuit,
quelques étoiles
En des cieux reculées le
portique en allé…
Et en des palmeraies d’Antilles
entrevues
À travers, et par des mains
voici écartés
Les rêves, à travers des
tentures d’améthystes,
Il est d’inachevé le goût de
compenser
Le grand espace entre les
trophées soulevés
Au centre du triomphe en bruit
et en cohorte…
Fictions
de l’interlude
Au long de l’allée les heures
Traînent des habits de soie,
Habits d’une soie rêvée
Au long de l’allée grandie
Par les tons bleus de la lune…
Et dans l’air l’on entend qui
expire –
Mais ne rend jamais son dernier
soupir –
Une flûte éprise de délire,
Faite bien plus de l’idée
d’entendre
Que d’être entendue quasi
tranquille
De par les airs, ondulant et fuyant…
Silence sans cesse scintillant…
***
Livre
de l’Intranquillité
Dans
la Forêt du Songe
Je sais que je me suis éveillé,
et que je dors encore. Mon corps ancien recru de ma fatigue de vivre, me
dit qu’il est bien tôt encore. Je me sens fébrile de loin. Je me pèse à
moi-même, je ne sais pourquoi…
Dans une torpeur lucide,
lourdement intemporelle, je stagne, entre sommeil et rêve, dans un rêve qui
n’est qu’une ombre de rêve. Mon
attention flotte entre deux mondes, voit aveuglément la profondeur d’un
océan et la profondeur d’un ciel ; et ces profondeurs se mêlent,
s’interpénètrent et je ne sais plus ni où je suis, ni ce que je rêve. (…)
Dans ma chambre tiède et morbide, ce moment avant-coureur
du petit matin, au-dehors, est un simple frémissement de la pénombre. Je
suis tout entier confusion paisible… Pourquoi faut-il donc que le jour se
lève ? Il m’est pénible de savoir qu’il va se lever, comme si c’était
un effort de ma part qui doive le faire paraître.
Je m’apaise avec une vague lenteur. Je m’engourdis. Je
fluctue dans l’air, moitié veillant, moitié dormant, et voici que surgit
une autre réalité, et moi au beau milieu- réalité surgie de je ne sais quel
ailleurs…
Elle surgit - mais sans effacer l’autre, plus proche de
cette chambre tiède -, elle surgit, cette étrange forêt. Dans mon attention
également captive les deux réalités coexistent, telles deux fumées qui se
mêlent. (…)
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