J’accepte
(poème inédit)
Je ressemble à ces hommes
que je ne connais pas
si ce n'est par la voix
Celle qui résonne en moi,
tout au fond du couloir,
dans un battement de porte
entre le silence et le cri.
Je suis des milliers d'hommes
dont j'ignore le nom.
Hommes des cités et des corons
venus de tous les horizons de l'exil,
de l'Europe, de l'Afrique et de l'Orient
et même de notre terre déchirée
qui n'en finit pas de se rapiécer.
Je suis des milliers d'hommes
au visage sans nom
au front marchant devant,
au pas de lassitude
à la voix anonyme
qui martèlent les pavés des villes
du piétinement des moutons.
Je suis des milliers d'hommes
à accepter l'inacceptable
le rien faire et la résignation,
l'indifférence
et l'abandon
Je suis des milliers d'hommes
à refermer les bras sur le néant
que je porte en moi
comme un enfant d'asile.
J'accepte de battre la semelle
au bureau de pointage
J'accepte l'amertume du travail
qui ne me convient pas
J'accepte de partager le maillon
de la tâche
avec mes compagnons de chaîne
J'accepte que mon frère travaille
au noir
alors que je besogne au grand jour
J'accepte d'être un gagne-petit
un tire-la-faim, un propre-à-tout,
pour ne pas mourir de rien
J'accepte le salaire de la
pauvreté
les coups de cravache dans les reins,
la tête comme un tonneau éclaté,
le cœur battant le tam-tam
sur la peau tendue du désespoir.
J'accepte les nuits blanches
dans les draps gris du
dimanche
J'accepte les mains tombant des
bras
en paquet de linge sale
j'accepte les épaules touchant terre,
l'odeur de la défaite sur les lèvres
J'accepte de vider la bouteille
à la table du café de l'usine fermée.
J'accepte que mon ami se soit
flingué
d'une balle en plein ciel
parce qu'il était à bout de corde
J'accepte que certains se
bouchent les oreilles
que d'autres se barricadent les yeux,
qu'ils condamnent à la misère
qu'ils
s'obstinent dans le malheur
le cœur jeté aux ornières.
J'accepte le mal-être de la femme
avortée,
le visage d'un enfant malingre,
la tête qui bat cascade,
les lèvres à bout de tremblement
dans le fluant des larmes.
J'accepte
tout cela
pour être pareil à ceux-là gui habitent ma voix
depuis si longtemps
dans les quartiers d'en-bas.
J'accepte l'épreuve de la souffrance,
les lézardes de la maladie
sur le seuil de l'accomplissement.
J'accepte de partager mes gains
- par compassion et par solidarité –
avec ceux qui n'ont plus de rêves.
J'accepte de me lever le matin
pour ouvrir fenêtre
sur la détresse de mon voisin.
J'accepte
d'aimer
jusqu'à la déchirure de la séparation,
sans fracas, sans révolte,
sans haïr à mon tour.
J'accepte d'aimer sans espoir e retour.
J'accepte d'écouter sans être entendu.
J'accepte de ne pas me faire voir
pour mieux montrer les
autres.
J'accepte
d'être humble
sans être obséquieux ou servile.
J'accepte d'être fort et vrai
sans pour autant être puissant.
J'accepte toute opinion
avant de l'écarter
ou de l'adopter.
J'accepte qu'on me prenne mes idées.
J'accepte qu'on paie en monnaie de singe
ce que j'offre en usure de moi,
en haut le rêve,
en écorce de cœur,
en frissons sur la peau.
J'accepte de boire le café noir
dans la tasse du quotidien.
J'accepte le sourire pour seule défense
à tout mépris, à toute offenses.
J'accepte d'être la lie de la marée,
la crête de la vague
et plus souvent le creux
J'accepte d'être l'écume
de la parole et le mot oublié
qui titube sur les lèvres.
Mais je n'accepte pas de me taire
dans le craquement du tonnerre
de l'humanité qui chancelle,
de la terre qui se lézarde
dans un bruit de crécelle.
Non, je n'accepte pas le bâillon du silence,
les révoltes qui font long feu
sous le couvert des poings serrés
Non, je n'accepte pas
les discours qui battent fer froid
les promesses sur papier hasard,
le prêt-à-porter des idées
la guerre de tous contre tous
pour héritage et pour fatalité
Pas plus que je
n'accepte
de voir mourir le monde
quand il suffit d'un mot,
- cent fois rêvé –
le
mot AIMER
©Jacques Viesvil
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