rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Mars-avril 2023

 

 

Jacques Viesvil, le poète qui soufflait sur les braises…

 

 

Présentation par Michel Bénard

et Véronique Flabat-Piot

 

J’accepté : Poème inédit

 

(*)

 

Lysiane Ketsman, illustration (couverture) de Cri d'amour sur champ de mort,

chronique poétique et théâtrale de Jacques Viesvil (Maison de la Poésie, Amay, 1997, réédition 2004).

 

 

Le poète qui soufflait sur les braises…

(texte écrit en hommage au poète Jacques Viesvil, disparu en août 2017 :

voir sur le site de la Société des Poètes Français)

Un souffle glacial me traversa, une absence soudaine, un implacable vide s’installèrent.

Quelques jours auparavant, nous avions échangé par téléphone. Certes, nous le savions souffrant et fatigué, mais il est des situations que nous occultons inconsciemment. Par refus de regarder les choses en face. La nouvelle me parvint par sa grande amie et talentueuse illustratrice Lysiane Ketsman. Jacques Viesvil (1) n’était plus ! L’homme éveillé s’était assoupi. Comme sa poésie, l’homme était tout de délicatesse et de transparence, prévenant, chaque matin les yeux tout éblouis, il s’étonnait que le soleil se soit encore levé.

Oui Jacques Viesvil, l’ami, l’immense poète venait de nous quitter ! Une belle âme s’est envolée. Notre ami était une véritable semence, une graine qui pouvait encore nous prouver qu’il existe de l’espoir, qu’une germination nouvelle est possible. Au sens propre, il était un éveilleur de conscience, un passeur du verbe, un ciseleur de rêve. Un jour, il m’a écrit à propos d’un de ses ouvrages en cours de réalisation : « En chacun de nous, un homme cherche l’aube, ce n’est pas la lumière, mais déjà quelques lueurs d’espoir ainsi que la neige d’Avril. ».

Son œuvre bibliographique poétique et théâtrale est conséquente. Comme un large étendard arc-en-ciel déployé à la face du monde, la volonté de l’humanisme flottait sur toute la vie et l’œuvre de Jacques Viesvil. Le coté prophétique de son œuvre fonde en l’homme, malgré les déserts d’incertitudes que la société actuelle génère, les plus hauts degrés de l’espérance. A son sens, l’homme a réellement besoin de réapprendre à vivre.Les nuances de son écriture étaient d’une rare puissance expressive, où force et beauté se mêlaient à la dramaturgie de certaines images intenses. Il portait en lui cette passion de la poésie à son niveau le plus élevé qui conviait l’homme à marcher sur le feu de l’esprit. S’il ne m’était donné qu’un seul mot pour situer l’œuvre de notre ami, sans hésitation je dirais : Humaniste.

Grand amateur d’art, les peintres furent toujours présents dans sa vie et son œuvre, car il n’était pas rare qu’il fasse collaborer à ses ouvrages de merveilleux illustrateurs, ici je songe aux peintres Jean-Joseph Cherdon, Roger Somville, Salvatore Gucciardo et au graveur Christian Hoquet, etc… Une chose était certaine, Jacques Viesvil avait conscience que la poésie est peut-être encore l’ultime voie d’espérance offerte à l’homme. Utopie, allez-vous me rétorquer ! Possible, mais n’oubliez pas cependant que ce sont sur des utopies que l’on érige les plus beaux édifices de la vie.

« Tu participes à l’énergie de la création du monde. Tu es la vie ! L’amour !

L’amour nous transporte sur une autre planète. » (2)

Le dernier mot reviendra au poète Marc Chesneau qui m’écrivit peu de temps avant sa disparition : « Qu’une mort crée toujours une possibilité humaine à continuer. » et que « La vraie force est force d’amour. »

 

(1) Grand Prix International de Poésie S.P.A.F 2004 – Prix Léopold Sédar Senghor du Cénacle européen des Arts et des Lettres 2006 – Prix Roland le Cordier S.P.F. 2014.

(2) L’Homme qui souffle sur les braises, Editions ABM, 2009.

©Michel Bénard

Vice-Président de la Société des Poètes Français

Lauréat de l’Académie française

Chevalier dans l’Ordre des Arts & des Lettres

 

Un grand poète. Un grand homme !

Jacques Viesvil, c’est d’abord un sourire quasi permanent, une humilité sans pareille et des yeux limpides, qui révèlent tout à la fois une vérité sans fard, la profondeur de l’âme et toute la bonté du monde !

Parce que Jacques Viesvil était (il nous a quittés en août 2017) et demeure le porteur du flambeau de l’Humanité !  Pourquoi laisse-t-il sa trace ?  Parce qu’il reste présent en nos têtes, en nos esprits et dans nos cœurs !  Il continue de s’adresser à nous, au travers de la vingtaine d’ouvrages écrits, mais aussi par l’entremise des mots semés par le parolier et le dramaturge qui résidaient en lui…

Il est vrai que l’œuvre de Jacques Viesvil peut être appelée « poétique » dans sa forme, puisque le rythme et les images sont présents dans ses rédactions.  Mais le message qu’il délivre, au travers de ses textes, est aux portes  - bien souvent franchies ! -  de la spiritualité, vraie et profonde, nichée au creux des éléments les plus simples qui soient…

Ainsi en est-il de l’eau, celle qui s’écoule de l’Eau d’Heure, cette « sorte de mer intérieure » (1) ou de la Sambre, qui gamberge dans son Val, jusqu’à rejoindre la Meuse…  Celle de l’Escaut « qui multiplie ses rameaux…  qui fait son rêve de ruisseau » (2).  Mais l’eau n’est pas seulement ce liquide essentiellement vital que nous connaissons tous .  Elle est aussi miroir de l’être, reflet de l’âme…  D’orages en sécheresses, elle est source de vie, de rédemption, reflet de l’être intérieur et même « voix de souvenance… qui bondit de cailloux en cailloux/ jusqu’à l’écume de son cri. » (3).   Elle est révélation de ce qu’est l’homme : « l’eau est enfin le miroir/ où tu te penches/ l’espace d’un silence/ pour chercher qui tu es. » (2)

Un poète, Jacques Viesvil ?  Certes, mais surtout un « penseur », dans le sens le plus profond du terme donné à ce mot !   Et un habile jongleur, aussi !  Parce que l’eau côtoie les trois autres éléments que sont l’air, le feu et la terre…  Terre qui permet à Jacques Viesvil de parler de sa terre et des gens qu’elle abrite, depuis les « gueules noires » du Pays de Charleroi (1), en passant par les « gens des plateaux et des plaines / des bourgades et des cités » (4).   Et ces quatre éléments qui s’associent et se marient sans cesse, mais pour construire quoi ?  Ici encore, Jacques nous transmet sa réponse : « Construire/avec de l’air/ et de la lumière.  Construire une autre terre/ dans la rivière du jour/ pour réapprendre l’amour. » (1)

Car Jacques Viesvil est indubitablement un inébranlable amoureux : il est éprit de la Vie, de ses mystères, de ses passions, de ses chagrins, de ses manquements et de ses richesses.  Et, dès lors, c’est tout l’Amour contenu dans le cœur du poète qui s’éparpille par ses mots, jusqu’à construire cet « Homme qui souffle sur les braises » (5), véritable récit philosophique, dans lequel la prose poétique nous transporte jusqu’à la « dernière porte », celle qui ouvre sur l’Amour absolu, cet « amour qui n’a pas plus de poids que l’air du printemps. Pas d’autres vibrations que celles de l’âme.  Pas de larmes que celles du bonheur. Pas de sourire que celui de l’ange.  Pas de désir que d’absolu. Pas d’ivresse que celle de la vie. » (5).

Tel était Jacques Viesvil : un homme simple qui contait aisément, mais avec des mots choisis, les racines de l’Être et les vérités profondes du monde et de l’esprit !  Très certainement aussi, un « écologiste » avant l’heure, ayant rédigé des textes que nous ne pouvons qu’inviter à découvrir ou à relire ceux d’entre vous qui se préoccupent de la terre et de son devenir !…

Un auteur remarquable qui, s’il fut le récipiendaire tout au long de sa carrière de quelques prix littéraires importants, n’a jamais occupé dans le monde des Lettres la place de choix qui aurait dû être la sienne…  Voilà pourquoi nous ne pouvons que saluer la volonté de l’ASBL « Le Chemin d’un Village » et celle de Monsieur Philippe Michaux, qui la représente, de vouloir mettre en lumière l’exceptionnel écrivain que fut Jacques Viesvil et, plus encore, l’humaniste et le philosophe qui ont toujours dirigé sa plume !   Bon succès à l’ASBL et à ses projets !…

…Parce que : Jacques … Un grand poète. Un grand parolier. Un grand artiste. Un grand homme !

 

©Véronique Flabat-Piot

Vice-Présidente de la Société des Poètes Français

Chevalier dans l’Ordre des Arts & des Lettres

 

 

J’accepte

(poème inédit)

 

Je ressemble à ces hommes

que je ne connais pas

si ce n'est par la voix

Celle qui résonne en moi,

tout au fond du couloir,

dans un battement de porte

entre le silence et le cri.

Je suis des milliers d'hommes

dont j'ignore le nom.

Hommes des cités et des corons

venus de tous les horizons de l'exil,

de l'Europe, de l'Afrique et de l'Orient

et même de notre terre déchirée

qui n'en finit pas de se rapiécer.

Je suis des milliers d'hommes

au visage sans nom

au front marchant devant,

au pas de lassitude

à la voix anonyme

qui martèlent les pavés des villes

du piétinement des moutons.

Je suis des milliers d'hommes

à accepter l'inacceptable

le rien faire et la résignation,

l'indifférence et l'abandon

Je suis des milliers d'hommes

à refermer les bras sur le néant

que je porte en moi

comme un enfant d'asile.

 

J'accepte de battre la semelle

au bureau de pointage

J'accepte l'amertume du travail

qui ne me convient pas

J'accepte de partager le maillon de la tâche

avec mes compagnons de chaîne

J'accepte que mon frère travaille au noir

alors que je besogne au grand jour

J'accepte d'être un gagne-petit

un tire-la-faim, un propre-à-tout,

pour ne pas mourir de rien

J'accepte le salaire de la pauvreté

les coups de cravache dans les reins,

la tête comme un tonneau éclaté,

le cœur battant le tam-tam

sur la peau tendue du désespoir.

J'accepte les nuits blanches

dans les draps gris du dimanche

J'accepte les mains tombant des bras

en paquet de linge sale

j'accepte les épaules touchant terre,

l'odeur de la défaite sur les lèvres

J'accepte de vider la bouteille

à la table du café de l'usine fermée.

J'accepte que mon ami se soit flingué

d'une balle en plein ciel

parce qu'il était à bout de corde

J'accepte que certains se bouchent les oreilles

que d'autres se barricadent les yeux,

qu'ils condamnent à la misère

qu'ils s'obstinent dans le malheur

le cœur jeté aux ornières.

 

J'accepte le mal-être de la femme avortée,

le visage d'un enfant malingre,

la tête qui bat cascade,

les lèvres à bout de tremblement

dans le fluant des larmes.

J'accepte tout cela

pour être pareil à ceux-là gui habitent ma voix

depuis si longtemps

dans les quartiers d'en-bas.

J'accepte l'épreuve de la souffrance,

les lézardes de la maladie

sur le seuil de l'accomplissement.

J'accepte de partager mes gains

- par compassion et par solidarité –

avec ceux qui n'ont plus de rêves.

J'accepte de me lever le matin

pour ouvrir fenêtre

sur la détresse de mon voisin.

J'accepte d'aimer

jusqu'à la déchirure de la séparation,

sans fracas, sans révolte,

sans haïr à mon tour.

J'accepte d'aimer sans espoir e retour.

J'accepte d'écouter sans être entendu.

J'accepte de ne pas me faire voir

pour mieux montrer les autres.

J'accepte d'être humble

sans être obséquieux ou servile.

J'accepte d'être fort et vrai

sans pour autant être puissant.

J'accepte toute opinion

avant de l'écarter

ou de l'adopter.

J'accepte qu'on me prenne mes idées.

J'accepte qu'on paie en monnaie de singe

ce que j'offre en usure de moi,

en haut le rêve,

en écorce de cœur,

en frissons sur la peau.

J'accepte de boire le café noir

dans la tasse du quotidien.

J'accepte le sourire pour seule défense

à tout mépris, à toute offenses.

J'accepte d'être la lie de la marée,

la crête de la vague

et plus souvent le creux

J'accepte d'être l'écume

de la parole et le mot oublié

qui titube sur les lèvres.

 

Mais je n'accepte pas de me taire

dans le craquement du tonnerre

de l'humanité qui chancelle,

de la terre qui se lézarde

dans un bruit de crécelle.

Non, je n'accepte pas le bâillon du silence,

les révoltes qui font long feu

sous le couvert des poings serrés

Non, je n'accepte pas

les discours qui battent fer froid

les promesses sur papier hasard,

le prêt-à-porter des idées

la guerre de tous contre tous

pour héritage et pour fatalité

Pas plus que je n'accepte

de voir mourir le monde

quand il suffit d'un mot,

- cent fois rêvé –

le mot AIMER

 

©Jacques Viesvil

 

(*)

 

Portrait de VIESVIL Jacques
Jacques Viesvil : Photo de Noël Lempereur (reproduite du site Écrivains belges)

 

Plusieurs sites (dont Écrivains belges, Maison de la poésie belge, Archives & Musée de la littérature en Belgique francophone – AML, ABM-Éditions Courtomer, Librairie L’échappée Belle) retracent la carrière littéraire du poète et dramaturge belge Jacques Viesvil (1933-2017). Nous en extrayons ici une bibliographie tant soit peu complète de son œuvre poétique :

o   Tests, Éditions J V [Jacques Viesvil], 1951.

o   Réalités, idem, 1952.

o   Les messages, idem, 1953.

o   Transition, idem, 1954.

o   Feux verts, idem, 1955.

o   Pleins feux, poésie, Éditions Falaises, Charleroi, 1964. Illustrations de Christian Hocquet. Prix de la Jeune Poésie de la Ville de Charleroi

o   Le naufrage, poésie, Art et Poésie, Paris, 1967. Prix des Poètes belges de langue française.

o   Le trèfle à deux cœurs, poésie, Alleluia, Paris, 1969. Illustrations de Monique Splingaire

o   Le pont, poésie, Alleluia, Paris, 1971. Illustrations de Josette Verbestel.

o   L'homme éveillé, poésie, P.A.C., Charleroi, 1979, réédition 1980. Illustrations de Christian Hocquet. Prix Charles Plisnier 1977.

o   Au nom de ma terre, poésie, Musin, Bruxelles, 1983

o   Le Je multiple, poésie, Samera, 1984

o   La rumeur du silence, poésie, Samera, 1989. Réédition L’arbre à paroles, 2008.

o   L'Eau d'Heure, ainsi qu'une Mer Intérieure, poésie, Agence Culturelle ruralité, 1993

o   Val de Sambre, Le Progrès, Charleroi, 2002. 

o   Cri d'amour sur champ de mort, poésie, Maison de la Poésie, Amay, 1997, réédition 2004. Illustration(s) de Lysiane Ketsman

o   La Naissance de l'aube, poésie, Maison de la Poésie / L’arbre à paroles, Amay, 2006

o   L'homme qui souffle sur les braises, ABM-Éditions Courtomer, 2006

o   Django ; la guitare nomade. ABM-Éditions Courtomer, 2012

o   Le chemin de l'eau Val de Sambre. ABM-Éditions Courtomer, 2013

o   Sur les traces du fils. ABM-Éditions Courtomer, 2017.

 

Pour l’artiste Lysiane KETSMAN (n. 1945), voir son auto-présentation.

 

 

Une vie, un poète : Jacques Viesvil

Francopolis mars-avril 2023

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002